Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie, dans "L'Express" du 18 septembre 1997, sur la politique spatiale européenne et française.

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L’Express : Quarante ans après le premier Spoutnik, les Américains reprennent l’exploration des planètes ; les Russes ont des problèmes de tuyauterie. Et la France, dans cette histoire ?

Claude Allègre : La France est désormais la deuxième puissance spatiale du monde ! Les Russes sont en bout de course ; ils nous ont même demandé de lancer leurs satellites de Kourou. Les Américains, eux, portent leurs efforts sur les satellites d’observation, de communication, et ils reprennent l’exploration des planètes, qui avait marqué le pas pour des raisons financières. Nous, nous disposerons avec Ariane 5 d’un lanceur européen puissant, et nous pourrons désormais développer des politiques spatiales plus autonomes. D’autant que les prix et le poids de l’équipement spatial ont considérablement décru, ce qui nous permet de lancer de véritables essaims de satellites, pour l’observation de la Terre, par exemple, ou pour les télécommunications. Tout cela va révolutionner la science et nous dégager de la tutelle des Américains.

L’Express : En quoi leur sommes-nous liés ?

Claude Allègre : Ne manions pas la langue de bois : les Américains essaient de nous amarrer ! Ils veulent éviter que la France et l’Europe ne développent leur propre stratégie. C’est pourquoi ils nous ont embarqués dans cette histoire de station orbitale qui va coûter beaucoup d’argent.

L’Express : Vous allez la remettre en question ?

Claude Allègre : Accepter de participer à cette station fut, à mon avis, une erreur à la fois technologique, scientifique et stratégique. Nous nous sommes engagés bien trop vite. Je voudrais donc infléchir le projet. Certes, il faudra tenir compte des engagements, de la parole de la France… Je ne veux pas faire de casse. Mais nous souhaitons revoir la nature, le style de notre participation. Avec les incidents de Mir, beaucoup de gens se sont d’ailleurs demandé : mais, finalement, qu’est-ce qu’ils font là-haut ? On paie si cher pour voir des astronautes passer d’une capsule à l’autre ! Honnêtement, dans toutes ces expériences en orbite sur la microgravité, le rapport qualité-prix n’est pas au rendez-vous.

L’Express : Vous n’approuvez donc pas non plus les missions des spationautes français sur la navette ou sur Mir ?

Claude Allègre : Les spationautes sont des gens très courageux et très compétents. Ce qu’ils font est spectaculaire, dangereux, et sans doute, pour eux, très exaltant. Mais, sur le plan scientifique et technologique, ce n’est pas une priorité. Je suis très réticent sur les vols habités. Très, très réticent.

L’Express : On l’a compris… Les Français auraient-ils fait d’autres erreurs dans leurs choix spatiaux ?

Claude Allègre : Pendant longtemps, nous avons couru après cette chimère qu’était la navette européenne Hermès. C’était certes un projet technique formidable : le profilage d’Hermès était extraordinaire. Mais on ne dépense pas des milliards pour développer seulement l’aérodynamique ! Les vols habités fascinent certains politiques, mais, pour les scientifiques et les industriels, ils ont beaucoup moins d’intérêt que les vols automatiques, qui stimulent les recherches en robotique et en télécommunications et préparent l’exploration de l’Univers hors de l’orbite terrestre.

L’Express : Quelle stratégie spatiale pour l’Europe, alors ?

Claude Allègre : C’est assez simple : développer notre autonomie, dans l’observation de la Terre, les télécommunications, le domaine militaire. Et coopérer en même temps avec les Américains, et sans doute aussi avec les Russes et les Japonais, pour l’exploration planétaire.

L’Express : Vers Mars ?

Claude Allègre : Bien sûr ! Pour moi, il est impensable que nous ne soyons pas dans le coup ! C’est ce qui va faire rêver les gens ! Nous n’allons quand même pas nous contenter de « regarder » l’exploration martienne. L’Europe doit y participer. Et puis il y aura l’exploration de Vénus, puis, plus tard, des satellites de Jupiter.

L’Express : Participer, soit. Mais de quelle manière ?

Claude Allègre : Pourquoi la sonde martienne ne serait-elle pas lancée de Kourou par Ariane 5 ? En échange, nous participerions à égalité à l’exploitation des résultats, à l’étude des échantillons rapportés sur Terre. C’est une idée. Nous sommes moins riches que les Américains. Il nous faut donc être plus astucieux. Si nous disons aux États-Unis : « L’Europe est prête à coopérer avec vous pour Mars, mais un peu moins pour la station habitée », nous aurons le soutien de 80 % de la communauté scientifique internationale !

L’Express : Vous voulez aussi réformer les structures ?

Claude Allègre : Oui. Le CNES [Centre national d’études spatiales] accuse un très gros déficit – près de trois milliards de francs [fin 1996]. Il y a eu des erreurs de gestion incontestables. Sur un budget de 12 milliards, le CNES en donne 5 à l’Agence spatiale européenne. Le CNES paie presque 1 milliard de francs de dettes par an, pour partie parce que la France n’a pas réglé sa cotisation. Ce qui ne lui laisse pas une marge de manœuvre très grande. On ne peut pas continuer comme ça, avec un organisme national qui a un trou d’un tiers de son budget ! Nous avons nommé un nouveau directeur général, Gérard Brachet, en qui j’ai toute confiance et qui va remettre de l’ordre dans cette maison. Il faut moins de bureaucratie et plus d’innovation, voilà !

L’Express : Vous voulez dégraisser un autre mammouth ?

Claude Allègre : Le CNES n’est pas un mammouth, au contraire de l’Éducation nationale. Mais, quand on joue sur des milliards, on ne peut pas laisser des petits comités décider seuls ; il faut des débats publics. Actuellement, les chercheurs servent souvent d’alibi : on les réunit pour la forme, mais ils ne participent pas vraiment aux décisions importantes. Je pense qu’ils doivent être écoutés. Ce n’est pas aux industriels seuls de décider ce qui est bon pour l’espace, même si nos industriels spatiaux sont de tout premier plan pour les compétences technologiques. Et puis il y a chez nous des « conflits d’intérêts », comme on dit aux États-Unis. Les donneurs d’ordres et les bénéficiaires sont souvent trop proches. Il faut revoir tout ça.

L’Express : Et revoir aussi l’Agence spatiale européenne ?

Claude Allègre : Elle est mal gérée : il y a beaucoup trop de frais de gestion, trop de gâchis. De plus, la France est le moteur de l’Europe spatiale. Elle participe à un peu moins d’un tiers, mais elle est loin d’avoir un tiers des voix. Au dernier sommet des ministres de la Recherche du G7, nous avons d’ailleurs eu des vues assez convergentes sur cette question avec les Allemands, les Britanniques et les Italiens.

L’Express : Vous allez revoir les participations financières ?

Claude Allègre : On verra… Nous sommes tombés d’accord avec les Allemands pour faire une proposition commune de réforme de l’agence. Les Italiens et les Britanniques se joindront peut-être à nous. Il faut alléger le poids de l’administration européenne et développer des programmes de coopération directe entre nations : franco-allemand ou franco-germano-italien.

L’Express : Quel chantier ! Resserrer les budgets tout en augmentant le poids de la France… Pas facile à résoudre, cette équation !

Claude Allègre : On la résoudra. La politique spatiale doit être pilotée par des objectifs économiques ou scientifiques clairs, et non par la seule technologie. J’espère ainsi que, par exemple, nous pourrons lancer un essaim de satellites pour la prévention des catastrophes naturelles, soutenir le projet Skybridge d’Alcatel pour les téléphones modulaires et les télécommunications à haut débit, soutenir la navigation par satellite, faire des appels d’offres pour les satellites militaires… Et puis il y a l’exploration astronomique : faudra-t-il fabriquer un deuxième télescope spatial ? Je voudrais aussi utiliser davantage nos satellites pour la vie quotidienne, transmettre Internet dans les écoles de campagne, diffuser des programmes en français vers les pays francophones, notamment africains…Tout cela peut être mené. Certains disent : on en fait trop pour l’espace. Vous voyez, ce n’est pas du tout mon avis. Croyez-moi, je serai un grand défenseur de la politique spatiale française.