Texte intégral
1991 : au Kurdistan irakien, un génocide évité
Au revers d'une guerre perdue par un Saddam Hussein qui ne méritait pas mieux, les populations kurdes avaient tout à craindre des armées irakiennes : elles s'enfuirent vers la frontière de Turquie pour s'y réfugier. Peu avant, le dictateur de Bagdad avait bombardé des villages kurdes à l'arme chimique, dans l'indifférence du monde, puisqu'il avait fallu attendre les photos de ce père tenant sur le pas de sa porte un enfant assassiné pour que quelques-uns s'en indignent. Des vagues successives de dizaines de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards partirent donc. Les Turcs fermèrent leur frontière, et les réfugiés, isolés constituèrent dans un désert de boue, de neige noircie et d'immondices les camps les plus nombreux, les plus violents, les plus difficiles et les plus spontanés de l'après-guerre. Pas d'eau propre, pas de nourriture, la mort garantie au bout du chemin. Devant l'horreur prévisible, j'eus comme une crise de désespoir. Je connaissais bien le Kurdistan, où j'étais allé plusieurs fois, de longs mois de fraternité, la cruauté des Irakiens et ces Mig qui bombardaient tout ce qui bougeait dans les montagnes. J'avais préparé à notre retour une note pour François Mitterrand, prônant l'ingérence humanitaire. Je lui portai ce samedi matin. Il écrivit dans la marge à droite : « Arriver à ce résultat. » Le Président avait lancé l'ingérence à la française. D'un coup et par miracle, la mécanique humanitaire se mit en marche. Le mardi, François Mitterrand était convaincu qu'il fallait intervenir, et Georges Bush, deux jours plus tard. Dans la demeure genevoise du prince Sadruddin Aga Khan, ancien Haut-commissaire aux réfugiés des Nations unies, nous avons rédigés avec Javier Pérez de Cuellar, alors secrétaire général de l'ONU, la résolution 688 : ce texte, rapidement voté par l'Assemblée générale, permettait pour la première fois de protéger les gens sur place, et non d'organiser des camps aux frontières, où ils risquaient de croupir pour des dizaines d'années. Des parachutages sauvèrent de la faim des milliers de personnes. Nous avons pu ouvrir des corridors humanitaires afin de parvenir jusqu'aux victimes, des relais humanitaires où des soldats et des médecins portaient assistance sur des centaines de kilomètres. Les alliés ont organisé une couverture aérienne, dispositif qui demeure encore. Les Kurdes ont pu regagner leurs villages et leurs villes. La résolution 688 des Nations unies avait codifié l'ingérence : pour la première fois, on avait signifié à un dictateur qu'il n'avait aucun droit de massacrer ses propres populations, même chez lui, même derrière ses frontières.
1992 : un sac de riz en Somalie
Chiffres de l'UNICEF : ils mourraient depuis longtemps en Somalie, entre 1 000 et 1 500 par jour, et tous étaient des enfants. La population appelait l'aide humanitaire et l'aide militaire, et on leur répondait : « impossible d'arriver jusqu'à vous. » J'étais allé sur place et j'avais dans mes mains ces enfants qui pesaient comme une feuille et qui, comme une feuille allaient se dessécher, mourir. Comment réagir ? Déclencher une intervention internationale. Le Gouvernement français, et François Mitterrand en particulier, avait soutenu cette idée. Nous avons convaincu Georges Bush. On projeta un débarquement, l'armée française venue de Djibouti allait y participer, contre l'avis de son chef et celui du ministère de la défense. C'est là que nous avons conçu, avec Jack Lang et Frédérique Gredin, la plus belle opération humanitaire jamais organisée. Tous les enfants de France devaient venir un jour à l'école avec un sac de riz, 150 grammes. Et ce jour-là, dans notre pays, il n'y eut plus de riz dans les supermarchés et les boutiques des villages. Tous étaient venus avec ce sachet qu'ils se montraient dans la rue ils s'en souviennent encore : pédagogie de la générosité ! La poste avait ramassé ces petits sacs, la SNCF les avait regroupés et convoyés jusqu'à Marseille. Et là, dans d'immenses hangars, les volontaires et les soldats ont pu compter 9 300 tonnes de riz.
Ce fut long et compliqué de trouver des bateaux qui veuillent partir vers un pays en guerre, question de courage et problème d'assurance : le port de Mogadiscio avait été pris ; on se battit sur les quais entre factions rivale. La tempête empêchait les trois navires de remonter en mer Rouge. Trois mois avait passé. Les enfants de France pensaient que leur riz avait disparu, charité inutile, charité perdue : un vol de vertu, un rapt de confiance.
A l'Assemblée, on nous apostrophait. Je me souviens de ce M. Pandraud déclarant : « Vous n'avez même pas envoyé du blé français ! » Pauvre M. Pandraud, qui ignore que, pour le blé il faut des moulins, que pour les moulins il faut de l'électricité, ou la force du vent ou des bras. Pour le riz, il suffit d'un peu d'eau tiède.
Enfin, comme le port de Mogadiscio était toujours fermé et que des dizaines de morts tombaient sur les quais chaque jour, nous avons organisé l'arrivée du premier bateau au large de la plage, bien en amont de la ville détruite. Il a fallu des barges, des volontaires, une chaîne gigantesque de gens qui portaient les sacs un par un sur l'épaule, dans l'eau jusqu'au ventre.
Je suis arrivé ce jour-là avec notre ambassadeur il y avait presque plus de journalistes sur la plage que de porteurs de riz. J'étais tellement heureux : on allait sauver les enfants de Somalie, on allait montrer aux enfants de France que leur riz n'avait pas disparu, qu'il arrivait. J'ai pris un sac de riz sur mon épaule pour participer à cette marche, ce mouvement qui pour moi venait de bien plus loin, de la création de Médecins sans frontières et de Médecins du monde, des charniers du Biafra, des enfants ballonnés par le kwashiokor, ces famines, des milliers de victimes qu'on n'avait pas pu sauver. Cette fois, les enfants allaient pouvoir survivre, j'ai fait ce geste pour signer le succès des écoliers de France, leur prouver que ce rien n'avait été perdu, accompagner cette formidable solidarité qu'on aurait dû renouveler pour le Soudan, le Rwanda, pour tant d'autres massacres : on me le reprochera dans la dérision et la fureur, dans l'incompréhension que provoque l'amas des jalousies, des égoïsmes et des guerres de charité. Pour les grognons et les indifférents, l'arme du ridicule allait remplacer les idéologies mortes. Et le journal qui se moquera de moi, après le Front national, sera le même qui en première page, quelques mois plus tôt m'avait désigné comme homme de l'année.
1994 : Rwanda, un génocide réussi
Tous ceux qui militaient pour des interventions préventives, pour l'ingérence humanitaire, pour protéger les minorités ont connu une halte, un retour en arrière, un gros coup de désespoir. Le Rwanda a déroulé son génocide sous nos yeux. Nous étions parfaitement au courant, Hutus et Tutsis, les uns exterminant les autres, n'intéressaient personne. Les massacres se sont répandus dans l'indifférence des démocraties. Pas d'indulgence, disait-on encore en ce temps-là. Les militaires français et belges ont retiré leurs ressortissants de Kigali au lieu d'importer un couvre-feu, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec les 500 soldats présents. Et cela aurait suffi, nous aurions empêché le génocide. Nous sommes repartis chez nous au nom de la non-ingérence. Bêtise et bégaiement de l'histoire. J'étais là, avant la guerre, pendant, après. Aux pires moments, les Tutsis m'avaient demandé de négocier la libération de leurs prisonniers. J'étais aux côtés du général canadien Rome Dallaire et des 400 « casques bleus » qui demeuraient dans un hôtel chinois à côté du stade. Nous circulions dans la ville, nous tentions l'impossible, nous aurions voulu faire mieux que réussir à sauver les enfants des orphelinats et 2 500 prisonniers de l'hôtel des Mille Collines. Dallaire réclamait à Boutros Gali, alors secrétaire général de l'ONU, dont j'étais l'envoyé spécial, les soldats que 19 pays avait promis et qui ne venaient pas. Tous les soirs, toutes les nuits, nous risquions nos vies pour en libérer quelques-unes. Nous avons vu la ville se défaire, les familles assassinées. Dans les check-points ridicules qui arrêtaient nos véhicules blindés, lorsque nous descendions, nous regardions, gestes inoubliables des enfants de 12 ans qui exécutaient à la machette des enfants de 8 ans. Les uns étaient Hutus, les autres Tutsis. Combien de morts ? Je n'en sais rien. Un million ? La liste des victimes désignées, les religieux, l'évêque, qui appelaient à la radio des Mille Collines au génocide programmé. J'y suis allé, dans cette radio d'assassins, cette voix de la haine. J'y ai trouvé les responsables des massacres, cet infect jeune homme belge qui dirigeait l'antenne. Ils me menaçaient de leurs fusils et, sous leurs effarés, j'ai prononcé une demi-heure de réquisitoire contre les assassins. Cela nous a soulagés un instant, Michel Bonnet et moi. Nous pensions mourir : ils ne nous ont pas tués. Cela a-t-il servi à quelque chose ? Nous découvrions dans les églises des charniers, des centimètres de boue de cadavres décomposés. A l'église de la Sainte-Famille, nous avons vu s'étendre des milliers de réfugiés. Nous sommes repassés quelques jours plus tard : ils étaient tous morts. J'avais été chargé par le général Kagame d'une mission de bons offices, pour tenter de sauver les Tutsis parqués dans cet hôtel des Mille Collines. Nous y sommes parvenus pour 2 500 d'entre eux, dont certains sont membres du Gouvernement aujourd'hui. Et des greniers des orphelinats où s'abritaient les enfants que j'étais venu protéger, nous avons sorti les parents qui se cachaient, en les tirant à travers un interstice de 30 centimètres de la tôle brûlante de la charpente. Tous ne sont pas morts. J'allais dire : il n'y a qu'un million de morts. Ensuite vinrent les massacres des grands lacs, les armées de Kagame qui poursuivaient tout un peuple d'égorgeurs : le massacre dans l'autre sens, la vengeance. La ville de Goma, par flux et reflux, abritait des assassins, puis les vengeurs des assassins, puis les assassins des vengeurs.
Les soldats des Nations unies ne savaient plus que comprendre et ne pouvaient nulle part s'interposer.
Seule la Croix-Rouge internationale était restée, dirigée par un vrai héros. Oui nous avons laissé faire ça, nous sommes capables de tout laisser faire. Et même parfois de l'empêcher. Pas cette fois.
1999 : droit de devoir d'ingérence au Kosovo
Un jour viendra, répétions-nous, où nous pourrons dire à un dictateur : « Monsieur le dictateur, nous allons vous empêcher, à titre préventif, d'opprimer, de torturer, de massacrer vos populations minoritaires. » Cette intervention dans l'ancienne Yougoslavie, nous l'avons réclamée dès 1991. Pour la Croatie d'abord, où nous fûmes tardivement entendus. Pour la Bosnie ensuite, et Sarajevo, où il fallut attendre des dizaines de milliers de morts, et un siège odieux, avant d'obtenir, en 1995, l'intervention de la Force d'action rapide et son corollaire, les accords de Dayton. Pour le Kosovo, depuis huit ans nous espérions un engagement. Comme ailleurs, chez les Kurdes, les Rwandais, les Tibétains… Faut-il penser que des démocraties sont par nature munichoises, et qu'elles composent toujours avec le fascisme, avant de comprendre et de s'opposer ? Je ne suis plus si pessimiste. La guerre aujourd'hui nous donne une formidable leçon. Certes, nous n'avons pas su empêcher l'épuration ethnique engagée depuis des années, les centaines de milliers de Kosovars déportés, les assassinats collectifs, les viols, les villages brûlés et, pas plus qu'au Rwanda, ces foules immenses qui, sans nourriture et sans soins, errent dans les forêts. Mais à défaut de l'ingérence humanitaire - préventive - voici l'ingérence tout court. Tardive, aérienne et très coûteuse, comme c'était prévisible, et pourtant si nécessaire. Par leur intervention massive, les démocraties de l'Otan ont pris l'engagement que l'armée des oppresseurs serait refoulée, que les réfugiés pourraient retourner chez eux, que leur sécurité serait garantie par un protectorat international. Bien sûr, il eût été naïf de croire qu'un dictateur, son armée et un système totalitaire issus du communisme allaient céder après huit jours de bombardements. Mais l'essentiel est bien dans ce pas décisif : la force au service des droits de l'homme. En Suisse, le 9 avril dernier à Genève, Kofi Annan affirme que les droits de l'homme, situés au-dessus des souverainetés d'Etat, supposent une protection des minorités. C'est le droit d'ingérence à l'état brut mis en avant par le secrétaire général de l'ONU, comme nous en avons rêvé depuis si longtemps devant les charniers et les camps, malgré les sarcasmes de quelques intellectuels dévoyés. En Europe, quarante-cinq ans après l'échec de la Communauté européenne de défense (CED), renaît une idée, un idéal : la nécessité » de construire une politique étrangère et une armée commune. L'intervention au Kosovo exige que nous proposons à la jeunesse et au monde le vrai combat pour la fin des guerres, une démocratie internationale sans faiblesse, et que nous nous en donnions, sans toujours compter sur l'Amérique, les moyens. L'ingérence, cela résume en quelques mots très simples, une idée forte : plus jamais d'Auschwitz, plus jamais Pot Pot, plus d'atrocités comme au Rwanda ou au Kosovo. L'ingérence, c'est la protection des minorités, et de la minorité suprême : l'homme, la victime.