Texte intégral
Date : octobre 1997
Source : La Vie à défendre
Travail, reprends ta place ! Tel est le titre du livre que vient d’écrire Alain Deleu et qui sera disponible le 15 de ce mois en librairie (1). Écrire, c’est se livrer. Cela engage tout entier, bien au-delà de ce que révèle la personne publique. Mais que serait l’engagement syndical sans l’effort constant de proximité aux autres, à leurs espoirs comme à leur peine ? Ce livre est avant tout un message d’espoir. Celui qui se transmet des anciens aux plus jeunes dans l’action militante de la CFTC. Celui aussi qu’un président confédéral a pu nourrir de ses rencontres, de ses réflexions comme de ses révoltes et de ses passions. « La Vie à défendre » vous en propose, en avant-première, quelques extraits.
* Pourquoi un livre ?
Ce livre est né de votre inquiétude, qui est palpable et qui nous colle à la peau comme l’imminence de l’orage. J’éprouve comme vous cette inquiétude. Mais je refuse les best-sellers, parce que je suis convaincu que notre avenir reste malgré tout entre nos mains.
Nous ne sommes à l’abri de rien. Si aujourd’hui vous occupez un emploi stable dans une entreprise prospère, demain vous serez peut-être convoqué pour votre licenciement. Ou bien vous apprendrez par la presse que votre entreprise est en vente pour un franc, ou encore qu’elle va fermer, ou qu’elle supprime dix mille emplois quelque part en Europe, sans plus de précision. Et vous, de toute façon, vous ne vaudrez plus rien sur le marché de l’emploi ! Trop vieux, trop jeune, pas assez qualifié, trop qualifié. On a même vu un employeur, croyant bien faire, mettre directement ses salariés dans un taxi pour les envoyer à l’ANPE dès la fin de l’entretien de licenciement ! Que vous le sachiez ou non, vous êtes, nous sommes, nombreux à être des « salariés jetables ».
* Le virus du syndicalisme
La fidélité à des convictions fortes est un véritable trésor, à condition que la tolérance et le respect des autres fassent partie de ces convictions. L’âme du syndicalisme d’inspiration chrétienne est un trésor d’un genre particulier, car plus on le partage, plus il grandit. Il est entré tout doucement, sans que j’y prête beaucoup d’attention. Mais il s’y est installé profondément et, au fil des appels et des années, j’y ai trouvé la source d’une formidable espérance, qui m’habite toujours et que je voudrais vous faire partager (…).
À vrai dire, le syndicalisme n’était pas mon projet personnel. C’est un peu par hasard qu’arrivés aux Antilles en 1970 pour deux ans, dans un rêve de coopération, mon épouse et moi, nous nous sommes retrouvés engagés dans l’action syndicale. Notre enseignement, notre fils aîné et les plaisirs de la plage nous laissaient tout de même quelque temps libre. Nous installâmes la CFTC dans notre établissement (…). Mais notre première adhérente, une lingère, fut licenciée pour des raisons économiques qui ressemblaient fort à un prétexte. D’ailleurs, peu de temps après, il fut question de la remplacer, ce à quoi nous nous opposâmes par des moyens énergiques, jusqu’à la grève du personnel. Jacques Chirac n’avait pas encore inventé l’autorisation administrative du licenciement. Dans un département français qui n’avait pas fait 1789, nous étions regardés comme de jeunes « métros » qui « avaient fait mai 68 ». Nous avions pour modèles Joseph Sauty et Jacques Tessier, les figures de proue de la CFTC, mais nous lisions aussi Ivan Illich, Carl Rogers et Franz Fanon, lesquels n’incitaient pas au conformisme. De retour en métropole, le virus du syndicalisme avait fait souche et l’on me demanda de m’occuper des personnels d’administration et de service de l’enseignement privé, d’abord dans le Nord puis au niveau national.
* Il faut des bâtisseurs
Les hommes politiques doivent surtout sortir de l’esprit de système. Socialisme du nivellement contre grand écart du libéralisme. On peut débattre à perte de vue du dogme de l’économie libérale ou de celui de l’économie administrée. Nous savons que cet esprit de système ne conduit pas à une prospérité durable.
Nous avons identifié l’inacceptable alternative entre la pauvreté dans le travail et l’exclusion dans le chômage. Si nous voulons éviter ces deux écueils, nous devons opérer en nous une véritable révolution intérieure. Cela commence par le refus du chômage que l’on nous présente inéluctable. Il ne s’agit pas d’une révolte par procuration, par grève des secteurs publics ou par bulletin de vote, il s’agit d’un engagement personnel. Nous pouvons et nous devons sortir de la logique du rapport de force, pour nous fonder sur la dignité sacrée de chaque personne et sur les valeurs qui la caractérisent. Faire confiance à la personne humaine, à chaque personne humaine, en respectant son identité, sa dignité. C’est cela, humaniser l’économie de libre marché, développer une éthique dans un monde libéral. (…)
* Réussir pour et avec les personnes
Notre avenir est entre nos mains et il faut le saisir. Tout n’est pas noir, tant s’en faut, dans l’économie française. Il suffit de sortir de nos frontières pour mieux mesurer nos chances et nos atouts. Il existe de nombreux salariés heureux dans leur travail et des chefs d’entreprise qui réussissent à créer des emplois, à former des jeunes, à assurer de bons salaires et de la participation. (…)
Ma réflexion vise donc à rechercher les voies du développement intégral des personnes. Quand nous disons « pour nous, vous êtes quelqu’un », nous voulons dire qu’on ne peut pas vous réduire à votre numéro de Sécurité sociale, à votre poste de travail et votre qualification. Salarié ou artisan, chômeur ou retraité, vous pouvez être tout en même temps père ou mère de famille, animateur d’un club de sport, musicien, membre d’une association de solidarité, militant écologiste, catéchiste, visiteur de prison, etc. Et tout cela ne fait qu’un, vous. On ne peut pas vous respecter si on vous coupe en tranches, si on vit avec vous dans tel aspect de votre vie sans tenir compte de tous les autres.
L’unité de votre personne, c’est votre dignité. Il existe au Togo un syndicat qui porte ce beau nom de dignité. Il rassemble aussi bien des musulmans que des chrétiens, mais il affirme par ce nom son syndicalisme, celui de la Confédération mondiale du travail, qui défend à travers le monde une vision spiritualiste et humaniste de l’économie.
Toute la difficulté est évidemment de trouver cet équilibre avec pour objectif le retour de l’emploi pour tous. Notre principal critère de choix est simple : qu’est-ce qui répond le mieux aux besoins des personnes et des familles ? Je suis en effet convaincu que c’est en voulant aller à la rencontre de ces besoins, dans toute leur étendue, que nous trouverons les adaptations nécessaires à la mutation actuelle. Pour entreprendre une politique de développement global des personnes et des communautés (familiale, de travail, locale, régionale) il faut s’appuyer sur ce qui leur est dû et sur ce qui leur permet de trouver leur épanouissement.
Il existe diverses manières d’identifier et de répondre au mieux aux besoins des personnes et des familles. Celle qui prédomine dans notre société est de plus en plus la recherche de la satisfaction des besoins matériels, lesquels sont bien légitimes. Mais, à y regarder de près, une conception matérialiste des besoins humains ne nous permet pas de nous rassembler sur des valeurs et sur projet commun porteur de sens pour tous. Elle conduit au contraire à l’individualisme et au rapport de force. Finalement, nous verrons que cette politique repose à la fois sur le libre développement de chacun, qui est le vrai progrès, et sur la solidarité qui se trouve à la racine des valeurs de conservation : travail, reprends ta place ! Place à une vie où chacun ait sa place !
Parmi les besoins élémentaires se trouve en premier lieu et tout simplement le besoin de gagner sa vie, c’est-à-dire d’avoir un emploi. Il faut se souvenir que le juste salaire est au fondement d’une économie prospère et qu’il ne faut pas opposer salaire et emploi. Le juste salaire, c’est aussi le développement d’une protection sociale qui suive l’évolution de la société. Mais les besoins des travailleurs concernent aussi l’évolution du travail lui-même. Les métiers changent. Les hommes et les femmes doivent pouvoir s’y adapter et s’y épanouir.
(1) Alain Deleu. « Travail, reprends ta place ! » Fayard. 291 p. 110 F
Date : octobre 1997
Source : La Vie à défendre
L’éditorial du président - La 36e heure
Ce mois d’octobre aura été marqué par la Conférence nationale sur l’emploi, les salaires et le temps de travail, convoquée par le Premier ministre. Il n’est que temps de prendre des positions fortes. Le chômage pèse depuis vingt ans sur chacun de nous. Il continue de croître avec des moments de forte poussée, séparés par des paliers provisoires, en fonction de la crise économique. Mais force est de constater que cette croissance ne suffirait pas à résoudre le drame du chômage, du moins dans un délai acceptable, même si elle devait être durablement soutenue. D’où le sentiment qui prévaut, à l’image de la « 25e heure », de l’incapacité à remettre en cause une fatalité trop lourde. À quoi bon les 35 heures puisque la 36e aurait déjà sonné !
Il est vraiment nécessaire d’essayer autre chose que les recettes usées depuis vingt ans. C’est bien pourquoi la CFTC a revendiqué une réduction importante de la durée du travail avec créations d’emplois, par la négociation et avec le concours, autant que nécessaire, des pouvoirs publics. On nous objecte qu’il n’est pas sain que des fonds publics financent des emplois privés, comme c’est le cas avec la loi Robien. Quand on rencontre des salariés qui ont négocié des accords « Robien », et quand on voit les emplois créés et la transformation des conditions de vie des salariés grâce à ces accords, on ne peut que revendiquer la pérennisation de cette loi, après correction de ses imperfections actuelles. Au moins, là, il y a du concret.
S’il y a des économies à faire sur les fonds publics, ce n’est vraiment pas sur les dispositifs où la négociation et l’engagement des salariés permettent des créations réelles d’emplois. Au contraire, il serait de bonne gestion de transférer les dépenses inefficaces vers les dispositifs où les créations d’emplois sont garanties. On pense en particulier aux quelque quarante milliards de primes aux bas salaires, qui ne sont assortis d’aucun engagement des entreprises.
Mais sur le terrain on voit bien la diversité des situations et des besoins. Nous mettons donc en avant, non seulement la durée hebdomadaire du travail, mais aussi la réorganisation du temps sur d’autres périodes, et finalement sur la carrière. Cela permettrait de prendre en compte chaque situation et donnerait aux salariés les moyens de mieux harmoniser leur temps de travail et leur temps de vie, pour leur famille, leur formation, leur vie associative, par exemple.
On sait aujourd’hui que la croissance et l’emploi sont freinés par la réticence des familles à engager des dépenses, car elles ne savent pas de quoi demain sera fait et elles se méfient des discours rassurants. Nous sommes convaincus qu’une restauration de la confiance des ménages passe par une politique salariale plus juste, c’est-à-dire à la fois un redressement des bas salaires et le redressement des barèmes hiérarchiques.
C’est aussi pour cela que nous avons si vivement protesté contre les mesures prises contre les familles de cadres, touchées simultanément par la suppression de leurs allocations familiales et la réduction brutale des aides à la garde d’enfant. Cela a été vendu à l’opinion comme une mesure de justice, alors qu’à revenu égal, seules les personnes ayant des enfants à charge sont touchées, comme si leurs enfants étaient devenus des signes extérieurs de richesse. Notre priorité va évidemment aux familles pauvres ou modestes, et depuis des années nos efforts sont concentrés sur ces familles. Mais nous n’acceptons pas des mesures plus idéologiques et démagogiques qu’il n’y paraît au premier abord. Nous ne voulons surtout pas qu’on mette « à plat » la politique familiale. Il est plutôt nécessaire de la « regonfler ». La question de l’emploi n’est pas seulement une question franco-française, elle concerne toute l’Europe et la CFTC participe à la manifestation organisée par la Confédération européenne des syndicats, le 20 novembre à Luxembourg. C’est toute l’Union européenne qui doit se mobiliser pour l’emploi.
Date : 6 octobre 1997
Source : La Lettre confédérale CFTC
Chômage : malgré la croissance, l’avertissement
En dépit de la reprise annoncée de la croissance, la courbe du chômage repart à la hausse, après la pause du mois dernier.
La CFTC voit dans l’aggravation particulière du nombre de chômeurs de longue durée (+1,8%) un effet de substitution entre le chômage des jeunes et celui des plus âgés. Même si le combat contre le chômage des jeunes reste pour la CFTC une priorité, il ne peut suffire à lui seul à infléchir la courbe du chômage.
La CFTC souligne dans ce contexte l’importance des engagements conjoints que le gouvernement et les partenaires sociaux devront prendre le 10 octobre prochain.
Paris, le 30 septembre 1997
Communiqué
Lionel Jospin : les deux faces d’une politique ?
Le Premier ministre a défini clairement les enjeux de la conférence nationale pour l’emploi. Il s’agit d’articuler le rôle incitatif de l’État avec la nécessité de confier aux partenaires sociaux le soin de négocier au plus près des réalités de terrain. Reste à connaître quels seront les engagements de l’État et si les mesures proposées amélioreront le cadre législatif actuel.
La CFTC fera des propositions visant à renforcer le rôle des salariés dans la négociation, à accélérer le processus de création d’emploi et à intensifier la lutte contre la précarité.
En ce qui concerne la politique familiale, M. Jospin confond rencontre et concertation, idéologie et bien commun, économie et investissement.
La CFTC réaffirme son opposition de principe à des mesures qui n’auront que des effets pervers sans atteindre les buts définis.
La CFTC regrette l’écart de méthode employé dans les deux dossiers, celui de l’emploi et celui de la famille. Elle attire l’attention du gouvernement sur la nécessité de troquer les assurances idéologiques contre l’observation sincère des réalités et des besoins.
Paris, le 29 septembre 1997
Communiqué
Conférence nationale
La voie étroite du succès
La CFTC ne comprendrait pas que la Conférence nationale du 10 octobre ne fasse pas un pas significatif dans la lutte contre le chômage et la précarité.
La CFTC s’inquiète de voir réapparaître ces derniers jours la guerre de tranchée entre les partisans du dogme des 35 heures pour tous et tout de suite et les tenants de la flexibilité universelle érigée en table de la loi. La réalité invite à des approches moins fondamentalistes.
Il faut d’abord que le gouvernement s’engage. C’est son rôle d’orientation et d’incitation.
La loi Robien a ouvert des voies favorables en articulant financement et négociation. Il faut en garder l’efficacité.
La CFTC attend un engagement clair du CNPF.
Paris, le 26 septembre 1997
La Lettre confédérale
Conférence nationale
Garder les idées claires
Cette semaine les politiques cèdent le pas aux experts. Le gouvernement souhaite présenter aux partenaires sociaux les études économiques qu’il a commandées pour préparer la conférence du 10 octobre. Ce n’est pas une mauvaise méthode, si au-delà des chiffres on ne perd pas l’objectif.
Ces derniers jours nous avons rencontré chacun de nos partenaires. Nous avons confronté nos approches. La presse s’efforce de recomposer la carte des différences d’appréciation, d’anticiper les alliances ou les rapports de force. La presse fait son métier et il est bon que le débat s’engage profondément dans la société.
Au-delà des chiffres, des analyses, des stratégies, qui ont leur nécessité, l’essentiel est de savoir combien d’emplois seront créés au bout du compte et dans quelle condition, combien de jeunes trouveront leur premier emploi, combien de chômeurs retrouveront le chemin d’une entreprise. Ce sera notre combat.
Lorsque les dossiers deviennent aussi complexes que ceux que nous avons en ce moment à gérer, il faut poser des questions simples. Peut-on accepter le niveau actuel du chômage ? Peut-on envisager une réduction du temps de travail sans compensation, qui ne créerait pas d’emplois ? Peut-on être efficace sans lutter contre l’excès de travail ? Peut-on accepter de nouvelles formes de flexibilité rampante qui conduiraient à davantage encore de précarité ?
Si nous tenons fermement ces questions, nous finirons bien par trouver les bonnes mesures et les bons réglages. Aussi faut-il que l’ensemble des parties joue le jeu. Pour l’instant le gouvernement adopte une double attitude : dialogue sur l’emploi, blocage autoritaire sur la politique familiale. La Cnam et la Cnaf viennent de lui délivrer un double coup de semonce en votant majoritairement contre le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Saura-t-il dépasser sa surdité idéologique pour aller plus profondément à la rencontre des besoins des personnes ? Pour sa part, la CFTC continuera d’être un partenaire exigeant et impartial.