Article de MM. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, et Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, dans "Le Monde" du 1er juin 1999, sur l'Europe des cultures.

Prononcé le 1er juin 1999

Intervenant(s) : 
  • Claude Allègre - ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie ;
  • Pierre Moscovici - ministre délégué aux affaires européennes

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

La campagne européenne qui démarre enfin peine à trouver sa place dans les préoccupations des Français. Pourtant, ces élections sont déterminantes et devraient être l'occasion d'un vaste débat démocratique autour de ce qui est, pour chaque Français, tout à la fois un symbole, un espoir et un lieu d'ignorance craintive : l'Europe. Il est vrai que la sémantique européenne ne respire pas la clarté démocratique : entre les montants compensatoires hier, la subsidiarité ou l'agenda 2000 aujourd'hui, avec le subtil distinguo entre l'Europe confédérale et la fédération de nations, le non-expert s'y perd et y perd son intérêt. Le citoyen aussi, nous le craignons.

Pour revenir à l'essentiel, la question centrale aujourd'hui est, bien sûr : que va-t-on faire après l'euro ? Et chacun de répondre : l'Europe politique. Après cette affirmation, que nous partageons, le plus difficile reste à faire. Quelle Europe politique et comment allons-nous la construire ? Dans quelle configuration géographique ? Il y a dix ans, François Mitterrand disait : « Pas d'élargissement sans approfondissement. » Le temps a montré que cette perspective était plus difficile à atteindre qu'à énoncer.

En fait d'approfondissement, il y a eu, certes, le traité de Maastricht et l'euro, dont nous saluons l'avènement. Mais ce traité reflétait une inspiration plus libérale que démocratique et un souci plus économique que politique. Lionel Jospin a heureusement su réorienter la politique économique de l'Europe dans un sens plus favorable à la croissance et à l'emploi. Depuis lors – et Amsterdam ne fut qu'une étape utile mais très incomplète –, nous avons beaucoup de mal à dégager un consensus sur une Europe politique, bien que les événements tragiques de l'ex-Yougoslavie nous en rappellent l'absolue nécessité.

Les pays de l'Est frappent à la porte de l'Union européenne. Pour des raisons aussi bien humanitaires, économiques, politiques, stratégiques que culturelles, il est impossible de les faire trop attendre. En quelques années, d'une Europe à 15, nous passerons à une Europe à 20, 25, 30 peut-être. Comment se mettre d'accord pour faire avancer l'Europe politique, alors que, à 15, nous arrivons difficilement à la faire fonctionner ?

L'Europe politique progressera. Nous y consacrerons tous nos efforts, toute notre énergie, notamment ne poursuivant la démarche entamée à Saint-Malo avec nos amis britanniques pour construire l'Europe de la défense et en engageant l'indispensable réforme des institutions européennes, que nous voulons conclure sous la présidence française de l'Union, au second semestre 2000. Mais elle avancera lentement, et les opinions publiques risquent de se désintéresser d'une entreprise trop laborieuse, trop lointaine, contre laquelle les forces toujours vivantes des nationalismes s'opposeront à chaque occasion. On le voit déjà ici ou là en Europe à l'occasion de cette élection. Pourquoi, pour construire l'Europe, ne pas nous donner aussi un autre horizon, une autre perspective : construire l'Europe de l'esprit, de la culture, de la science, de l'éducation ?

Le monde du XXIe siècle sera celui où l'innovation, la création, l'invention seront les clés du succès économique. Déjà aujourd'hui, ce sont les produits à plus grands contenus de matière grise qui font les meilleurs profits. Un tiers des emplois créés aux États-Unis le sont dans les hautes technologies. L'industrie culturelle figure désormais dans les comptes des nations. Dans cette économie de la matière grise, qui se substitue peu à peu à celles dominées par les matières premières et l'énergie, la culture au sens large joue un rôle essentiel. Les produits culturels deviennent désormais des enjeux économiques et des enjeux d'influence politique. Le niveau culturel et d'éducation d'un pays est un facteur de succès économique et c'est sur cette base que les multinationales s'y implantent.

Or, dans cette grande compétition, l'Europe, si elle est unie – c'est-à-dire intellectuellement solidaire –, a beaucoup d'atouts : une vieille culture, un tissu d'universités qui a traversé des temps pourtant troublés, une communauté scientifique et, désormais, technologique qui fait jeu égal avec les meilleurs – les États-Unis et le Japon – et une jeunesse qui, quoi qu'on en dise, fait face aux défis du monde d'aujourd'hui.

Pour exister, pour jouer pleinement son rôle, cette Europe de l'intelligence doit s'organiser, car sa diversité linguistique, qui est une richesse considérable, l'empêche, si elle ne le fait pas, de profiter économiquement de sa taille. Elle doit aussi s'organiser pour résister et se mesurer à cette extraordinaire machine d'invasion intellectuelle que constituent désormais les États-Unis.

Loin de nous l'idée de cultiver l'antiaméricanisme. Nous devons trop à ce pays pour ne pas l'aimer. Nous devons trop à son cinéma, à sa littérature, à sa création musicale, à sa science pour ne pas reconnaître en lui l'un des grands pôles culturels de l'histoire. Mais force est de reconnaître que son dynamisme économique, sa puissance politique menacent notre indépendance culturelle, scientifique et technologique. L'industrie cinématographique américaine envahit le monde. Sur le plan scientifique, le danger n'est pas moindre. Alors que l'Europe dans son ensemble fait à peu près jeu égal avec les États-Unis, la propagande des agences de presse américaine nous fait croire, par médias interposés, que la science et la technologie sont américaines. Lorsqu'il s'agit d'applications scientifiques et que les intérêts financiers entrent en jeu comme dans les questions des OGM ou de l'espace, la presse américaine se fait plus forte.

Malgré cela, nous résistons. L'exception culturelle, imposée par la France à Sir Leon Brittan lors des négociations du GATT, a sauvé notre cinéma ; elle est à la base d'un certain renouveau du cinéma européen. Avec cinq fois moins de crédits d'études, nous construisons Airbus et la fusée Ariane. Le CERN de Genève est désormais le centre mondial de la physique des hautes énergies.

Mais il faut faire plus. Si l'on veut que l'Europe échappe à l'uniformisation appauvrissante venue d'outre-Atlantique – car l'Amérique est diverse à l'intérieur, mais elle exporte des produits uniformes ! –, il faut que les gouvernements d'Europe développent une politique culturelle et scientifique commune, comme nous avons su construire une politique agricole commune et sauver ainsi l'agriculture européenne.

C'est pourquoi nous proposons que le conseil européen, qui réunit les chefs d'État et de gouvernement, se saisisse de ce grand projet. Cela presse, c'est vital, pour deux raisons essentielles. D'abord, les grands enjeux de l'économie de demain seront culturels et scientifiques : les nouvelles technologies, où le logiciel a désormais le rôle central, les matériaux, les biotechnologies, où l'Europe peut apporter, en plus de sa science, une éthique qui sinon risque de nous transformer en apprentis sorciers – le déclin des papillons monarques provoqué par le pollen de maïs transgénique est une alerte qu'il faut prendre au sérieux –, l'industrie éducative fondée sur les nouvelles technologies, l'industrie des télécommunications et des télévisions, mais aussi le cinéma, l'industrie culturelle avec son appendice que devient désormais le tourisme.

C'est dans ces secteurs qu'il faut réaliser les grands travaux européens. Le New Deal de l'Europe d'aujourd'hui, ce n'est plus seulement les routes, les points et les chemins de fer, ce sont aussi les autoroutes de l'information et l'innovation scientifique, technique et culturelle. C'est à ces priorités que l'Europe devrait affecter le grand emprunt jadis évoqué par le Livre blanc de Jacques Delors, qui nous paraît plus que jamais à l'ordre du jour. Il reviendra sans doute à la présidence française de l'an 2000 de relancer ce grand chantier.

La seconde raison est plus profonde encore : c'est la défense de notre âme, de notre identité. Car lorsqu'on parle de la défense de l'Europe de la culture, il ne s'agit pas bien sûr de bâtir, face aux États-Unis, un autre modèle uniforme : ce serait irréaliste et ce serait un contre-sens. Chaque pays apporte sa langue, sa culture, ses traditions scellées par une histoire commune où alliances et guerres ont scellé un destin commun. Dans cette Europe de la diversité où les nations ne sont pas écrasées mais où la solidarité continentale s'exprime, on ne peut exclure les pays de l'Est et s'en tenir aux frontières actuelles de l'UE. Il faut préparer leur entrée culturellement. Une telle Europe, bâtissant son identité culturelle dans le monde, y gagnera un sentiment de force et de confiance en elle-même.

Si nous savons construire l'Europe des cultures, si nous faisons voyager nos étudiants et nos professeurs, si nous apprenons à parler la langue des autres, si nous montrons à nos enfants que l'Europe tient sa place dans le monde, alors nous aurons préparé l'Europe à toutes les échéances politiques et économiques du XXIe siècle. Nous entrerons dans la mondialisation sans frilosité, sans esprit de conquête, décidés à construire un monde nouveau dans lequel une Europe forte et sereine serait un facteur d'équilibre et de paix. Nous aurons ainsi jeté les bases de l'Europe politique et redonné sens à notre projet.