Texte intégral
C'est parce qu'il a su tantôt amadouer, tantôt menacer la Commission de Bruxelles que le diplomate Strauss-Kahn a pu mener à bien le délicat dossier de la privatisation du Crédit lyonnais.
Dominique Strauss-Kahn respire : "L'affaire du Crédit lyonnais a été, reconnaît-il, le plus difficile dossier que j'ai eu à gérer depuis mon arrivée à Bercy en juin 1997." Certes, il attend, pour triompher, la première cotation en Bourse, le 8 juillet prochain. Mais sans attendre, ce "ministre diplomate" comme on l'appelle au Parti socialiste, est démangé par l'envie de raconter son "combat pour la survie" de cette banque, qui fut, au siècle dernier, la plus grande du monde, et qui a frôlé la faillite.
Il affirme : "Tout l'avenir du Lyonnais s'est joué le 2 mai 1998, le même jour historique du Sommet européen où l'euro a été créé et Wim Duisenberg, nommé président de la Banque centrale européenne." Ce dimanche soir, Dominique Strauss-Kahn avait déjà passé quarante-huit heures, et dévoré force pizzas, à tenter de faire avaliser, en vain, par son ami Karel Van Miert, le commissaire européen à la concurrence, le plan de survie du Crédit lyonnais. Tous deux socialistes, D.S.K. et "K.V.M." se connaissent "depuis toujours". Ils se tutoient. Ils n'avaient jamais censé s'affronter sur ce dossier. Ironie de l'histoire : quelques mois avant la dissolution de 1997, Dominique Strauss-Kahn raconte qu'accompagné de son épouse Anne Sinclair, il tombe par hasard sur Karél piazza Navona, à Rome. Il lui demande de ses nouvelles. Le Belge lui répond : "Je n'en peux plus du Lyonnais." Désormais, leurs intérêts sont contradictoires. Et Karel, courroucé par la désinvolture du gouvernement depuis trois ans sur le Lyonnais, veut faire plier la France. D.S.K. sent, cette nuit-là, qu'il a besoin d'aide. Il doit faire appel au politique pour faire comprendre à Bruxelles que la France ne peut accepter l'inacceptable : "la mise à mort du Lyonnais". Il confie cet épisode crucial que personne n'a jamais raconté : "J'ai téléphoné à Lionel Jospin, qui était dans son avion, direction la Nouvelle-Calédonie. Je lui ai demandé jusqu'où nous pouvions aller et si les intérêts de la France étaient mis en cause." En clair, le gouvernement français pouvait-il aller jusqu'à se servir de l'arme fatale prévue dans le traité de Rome, une seule fois utilisée par le général de Gaulle, pour dire non à la Commission. D.S.K. ne révèle pas la réponse de Jospin. Il indique seulement : "Il m'a aidé."
De fait, miraculeusement, le plan est accepté. Il prévoit la cession de 620 milliards de francs d'actifs à l'étranger mais le Crédit lyonnais garde ses filiales essentielles à New York, Zurich, Londres et Luxembourg -, la réduction du nombre de guichets de 2 000 à 1 830 - Karel Van Miert voulait descendre à 1 700. A partir de ce jour-là, "Karel m'a toujours fait confiance, et réciproquement." Cela n'empêche pas, par la suite, les discussions de rester animées et "viriles", tant sur les modalités de privatisation que sur la composition du groupe d'actionnaires partenaires. En joueur d'échecs averti, D.S.K. raconte : "Kasparov mène de front vingt-quatre parties simultanément. Moi, j'en ai mené deux, avec Karel Van Miert, d'une part, et Jean Peyrelevade, le patron du Lyonnais, d'autre part." Ce dernier est aussi un ami de longue date qu'il tutoie. "C'est un grand banquier, dit le ministre. Son trait particulier : il est amoureux de sa banque." Et, dit-on aussi, de son fauteuil de président ! D.S.K. refuse de confirmer les rumeurs de menace permanente de démission du patron du Lyonnais. Le ministre reconnaît quand même que ce dernier l'a convaincu de privatiser la banque en la confiant à un groupe d'actionnaires partenaires détenant le tiers du capital de la banque. Karel militait pour une cession de gré à gré ou plus offrant. Les experts estiment qu'elle aurait rapporté beaucoup plus dans les caisses de l'Etal. "Faux, rétorque D.S.K. Une telle opération aurait abouti à la cession du Lyonnais à un étranger, car les banques françaises - B.N.P. ou Société générale, notamment - n'étaient ni prêtes ni capables de racheter le Lyonnais au prix fort."
Autre dossier chaud : la constitution du Gap. Jean Peyrelevade voulait absolument que son allié fidèle, l'assureur allemand Allianz, figure dans le tour de table. D.S.K. accepte, à 6 %, mais lui impose en contrepartie la présence de l'assureur français Axa, à 5,5 %. Le Crédit agricole a 10 %, la banque allemande Commerzbank 4 %, l'espagnol B.b.v. 3,75 %, l'italien Banca Intesa 2,75 % et le C.c.f. 1 %.
Reste l'éternelle question de la valorisation du Crédit lyonnais : est-il vendu à son prix ou bradé ? Réponse du patron de Bercy : "Je constate qu'entre 1995 et 1997, le trou a doublé. De 1997 à 1999, il a été réduit de moitié. En clair, on a limité les dégâts." La valeur de la banque, dont l'action sera vendue entre 22,5 à 26,2 euros, oscille entre 36 et 38 milliards de francs. D.S.K. considère-t-il que le contribuable est totalement remboursé ? "Non, il restera perdant, mais beaucoup moins qu'on ne le craignait." Si l'avenir de la banque au lion est désormais assuré et la mission de D.S.K. remplie, il n'empêche que les conséquences du casse du siècle demeurent. Le Lyonnais va peser en Bourse le tiers de ses grands confrères, B.N.P. et Société générale, 8 000 salariés ont été sacrifiés et l'ardoise pour le contribuable dans cette aventure aura été de 40 à 50 milliards de francs.