Interview de M. Alain Juppé, député RPR, à RTL le 2 juin 1999, sur la difficulté de résoudre la crise au Kosovo, la défense européenne, l'élection européenne, les retraites et les 35 heures.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

O. Mazerolle
Il est possible que l’on approche de la fin de la guerre au Kosovo. Russes et alliés semblent pratiquement d’accord pour parler d’une seule voix quand ils s’adressent à Milosevic. Il reste encore des pièges à éviter ?

A. Juppé
- « Certes, il y a une lueur, il ne faut pas la négliger. Et j'espère que la mission qui se rend aujourd'hui à Belgrade sera positive. Mais il ne faut pas croire Milosevic sur parole, on le sait bien. Il nous a habitués à des feintes, à des manœuvres, à des mensonges. Il faut donc des engagements concrets. Le plus clair, le plus évident, le plus immédiat que nous devons exiger, c'est évidemment le retrait des troupes yougoslaves du Kosovo pour permettre le déploiement d’une force internationale de paix. »

O. Mazerolle
Mais dans la résolution de la crise, en quoi l'Europe peut-elle se distinguer des États-Unis, est-ce qu'elle a un rôle spécifique ?

A. Juppé
- « Je crois que dans le rétablissement du dialogue avec les Russes, dans l'implication des Russes au sein du processus diplomatique, l'Europe a joué un rôle tout particulier parce qu'elle a une relation évidente avec la Russie. Et le Président français a été l'un de ceux qui a le plus contribue à cet engagement de la Russie. On voit bien aujourd'hui que c'est fort utile. »

O. Mazerolle
Et pour la suite ?

A. Juppé
- « Il faut continuer dans cette voie et il faut que l'Europe assume ses responsabilités. Je vous rappelle que nous avons proposé l'instauration d’une sorte de mandat international sous responsabilité de l'Union européenne, partagée peut-être avec l'OSCE pour y associer les Russes, sur le Kosovo. L'Europe a aussi beaucoup insisté – et on voit bien que c'est important aujourd'hui – sur le fait que tout ceci devait se placer sous l'égide des Nations unies. Quand il faut utiliser la force, il faut l'utiliser. On a eu raison – je l'ai dit et je l'ai pensé dès le départ mais on ne peut pas se mettre en dehors de ce qui est la légalité internationale, c'est-à-dire le rôle des Nations unies. »

O. Mazerolle
À propos d'Europe de la défense, Français et Allemands au dernier sommet franco-allemand se sont mis d'accord pour proposer la création d'un corps de réaction rapide européen. Mais sous quel commandement ? Ça va être un corps distinct des armées nationales ?

A. Juppé
- « Il faut une armée européenne, bien sûr ! Quand on a voulu faire une monnaie européenne il y a 20 ans, tout le monde a dû se dire que c'était une utopie, eh bien aujourd'hui, il faut de la même manière, mettre beaucoup d'énergie et beaucoup de détermination à construire une armée européenne. Je pense que ça évolue bien. Récemment, à Saint-Malo, les Britanniques ont fait les ouvertures qui n'étaient pas dans leur tradition diplomatique. Et aujourd'hui, les Allemands. Ce triangle Berlin – puisqu'il faut dire Berlin aujourd'hui et non plus Bonn –, Londres, Paris, c'est le socle de cette union politique de sécurité européenne. C'est encore très compliqué. »

O. Mazerolle
Mais dans les années 1950, les gaullistes ont dit non à une armée européenne parce qu’elle aurait été sous tutelle américaine. Aujourd'hui, elle ne le serait plus ?

A. Juppé
- « Je pense que non. Vous parlez des années 1950, il n'y avait pas de marché commun, de marché unique, de monnaie unique, il n'y avait pas de conscience politique européenne, il n'y avait pas de politique étrangère. Regardez aujourd'hui dans l'affaire du Kosovo, il y a une politique étrangère européenne qui est cohérente. Alors, je ne veux pas être trop optimiste parce que je sais que ce sera long et difficile, mais je crois que nous, aujourd'hui, nous avons les moyens de faire une Europe européenne et non pas ce qu'aurait été la CED que vous évoquiez tout à l'heure, c'est-à-dire une armée européenne sous commandement américain. »

O. Mazerolle
Cette armée européenne sera là pour faire la police sur le continent, pour imposer un modèle de société ?

A. Juppé
- « Non, elle sera là pour faire respecter un certain nombre de valeurs et un certain nombre de principes, de légalité internationale... »

O. Mazerolle
Au-delà des frontières ?

A. Juppé
- « Quand l'ONU le décide, oui. Il ne s'agit pas d'aller faire la gendarmerie européenne sous notre propre initiative, il s'agit de faire respecter un certain nombre de principes fixés par le conseil de sécurité quand on en a besoin. »

O. Mazerolle
Mais au-delà des frontières ?

A. Juppé
- « Le cas échéant, oui. »

O. Mazerolle
Aux dépens de la souveraineté des états ?

A. Juppé
- « Vous savez, on n'est plus dans l'ordre de Metternick. Qu’est-ce que c'est qu'aujourd'hui la souveraineté des états ? Est-ce que c'est accepter n'importe quel crime de guerre ou n'importe quelle violation des principes auxquels nous tenons ? L'autonomie des états, leur indépendance, leur souveraineté, ne permet pas de violer les Kosovars. »

O. Mazerolle
C'est une révolution ça ?

A. Juppé
- « C'est un progrès. »

O. Mazerolle
Il y a des élections le 13 juin. Mais quand on voit J. Chirac et L. Jospin être d’accord dans les conseils européens, comment voulez-vous que les électeurs s’y retrouvent ?

A. Juppé
- « Quand il s'agit de l'intérêt général, c'est une bonne chose de voir que la France parle d'une seule voix. Et c'est vrai qu'aujourd'hui, les clivages, en matière européenne, ne correspondent pas tout à fait aux clivages partisans. Nous soutenons, en ce qui nous concerne, la politique européenne du Président de la République. C'est la raison pour laquelle je suis engagé derrière la liste de N. Sarkozy et d'A. Madelin, et pour laquelle je fais campagne. »

O. Mazerolle
Ils ont dit tous les deux : « Il faut prouver que l'alternance est possible. C'est une bonne idée de prendre ce thème à un moment où le gouvernement Jospin fête ses deux ans de pouvoir avec une baisse constante du chômage et une consommation qui est au plus haut ?

A. Juppé
- « Vous m'amusez parce que si l'opposition décide que l'alternance n'a plus de sens, il n'y a qu'à rentrer à la maison et se mettre au chômage. Dans une démocratie, s'il n'y a pas des forces politiques pour critiquer l’action du Gouvernement et proposer quelque chose de différent, on n'est plus en démocratie. »

O. Mazerolle
Le bilan du Gouvernement actuellement est plutôt au zénith.

A. Juppé
- « Oui, c'est vrai que l'économie française va mieux et je crois que quand on y réfléchit – j’écoute d'ailleurs vos propres commentaires –, tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il y a deux ou trois raisons à cela. D'abord, et je crois qu'on peut le dire, le travail de redressement qui a été fait de 1993 à 1997 – parce qu'on revenait de loin et qu'il fallait qualifier la France pour l’euro – a demandé beaucoup d'efforts, et ils ont été faits. Ensuite, le fait que ça va mieux partout en Europe et que la conjoncture européenne s'est améliorée en Angleterre, en Espagne, même en Allemagne et en France. Et enfin, la troisième raison, c'est vrai, c'est qu'un climat de confiance s'est installé depuis deux ans en France, qui est à mettre au crédit de ceux qui nous gouvernent.

Alors, quand ça va mieux, il faut se projeter vers l'avenir et non pas se complaire dans les bilans. Et c'est ce qui m'inquiète un peu parce que je ne suis pas sûr que nous profitions aujourd'hui de cette amélioration de la conjoncture pour bien préparer l'avenir en faisant les réformes nécessaires. Il y a un exemple qui vient à l'esprit immédiatement bien sûr, c'est celui des retraités. Nous savons bien, et depuis longtemps, que nous avons là une échéance grave. Je pense qu'aujourd'hui, il faut prendre des décisions. Et on voit bien dans quel sens il faut prendre ces décisions. Il faut à l’évidence permettre aux Français de se constituer une épargne pour préparer les retraites. Nous avions fait voter un texte dans ce sens, il a été remis en cause, il faut faire quelque chose, de différent peut-être, mais qui aille dans ce sens. Et puis, la deuxième voie de recherche, je crois que la diminution du travail – les fameuses 35 heures – en offre la possibilité. Il faut, à mon avis, coupler cette diminution de la durée du travail avec une réflexion sur la durée de vie au travail. »

O. Mazerolle
Mais vous ne dites pas : « les 35 heures, c'est de la folie » ?

A. Juppé
- « Si ! Tel que c'est fait aujourd'hui. La diminution du temps de travail est une tendance historique. Imposée à toutes les entreprises, à une date donnée et de manière homogène, de les réaliser, on voit bien que c'est une erreur grave que nous paierons un jour ou l'autre. Et de ce point de vue, je crois que les Français ont bien compris que ce n'était pas réellement créateur d'emplois. Mais je reviens à ce que je disais sur les retraites. Pourquoi ne pas associer à cette réflexion sur la réduction de la durée annuelle du travail, une réflexion sur la durée de vie au travail, c'est-à-dire sur l'âge du départ à la retraite ? II y a des formules qu'on peut mettre en œuvre, des départs progressifs, on appelle ça aussi des comptes épargne et retraite. Bref, je trouve que le moment est venu, non pas de faire des rapports ou de réunir des commissions – on en fait beaucoup depuis dix ans – mais de passer aux actes dans ce domaine. »

O. Mazerolle
À propos de la droite, C. Pasqua a été surpris d'apprendre de la bouche de N Sarkozy qu’il n'était plus au RPR. C. Pasqua n’est plus au RPR ?

A. Juppé
- « Permettez-moi de ne pas m'immiscer dans ce genre de dialogue. »

O. Mazerolle
Mais c'est un compagnon pour vous C. Pasqua, ou c'était...

A. Juppé
- « II faut être clair en politique. On se bat pour des idées. Je ne partage pas les idées européennes de C. Pasqua. Il les défend, c'est son droit, c'est parfait d'ailleurs, c'est utile pour le débat national et pour le débat européen, mais il ne faut pas tout mélanger. »

O. Mazerolle
Alors, il est au RPR ou pas ?

A. Juppé
- « C'est à lui d'en décider d'une certaine manière. Quand on est dans une formation politique, c'est à chacun de réfléchir sur le plan de savoir si les convictions de cette formation politique sont les mêmes que celles que vous défendez vous-même. »

O. Mazerolle
J'ai lu dans les journaux que vous vous étiez entendu à Bordeaux avec le président socialiste du département pour construire des ponts sur la Garonne. Vous vous entendez avec les socialistes maintenant, c'est le Juppé nouveau ?

A. Juppé
- « Votre surprise me surprend. Je n'ai pas changé de conviction. Il y a la politique et puis il y a, quand on est maire, un travail à la fois passionnant et difficile, l'intérêt général qu’il faut faire prévaloir. Lorsqu'il s'agit d'éviter qu'une agglomération ne s'asphyxie, qu'elle ne soit complètement paralysée par les embouteillages, comment voulez-vous qu'on ne se mette pas d'accord entre nous ? Certains avaient dit : il y a des oppositions politiciennes. Nous avons fait la démonstration que lorsque l’intérêt général est en cause, les hommes responsables sont capables de trouver des solutions communes. »