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Au-delà de l’euro
Dans moins de cinq cents jours, l’euro sera une réalité. La volonté des gouvernements européens ne peut plus être mise en doute. Mais son avenir ne sera assuré que si les peuples européens ont conscience de la portée de cette novation sans précédent dans l’Histoire. Faute de quoi nous risquerions d’en gaspiller les potentialités, voire de compromettre son succès durable. Le 1er janvier 1999, rien ne finit ; tout commence. Or aujourd’hui, de graves confusions persistent sur le sujet.
1) Trop souvent, la réalisation des conditions nécessaires à la mise en œuvre de la monnaie unique a conduit à donner une présentation négative et « sacrificielle » de celle-ci. Elle nous entraînerait vers la déflation, la stagnation et le chômage.
Or, avec ou sans le traité de Maastricht, la plupart des pays européens auraient été contraints de reprendre la maîtrise de leurs finances publiques. Rappelons simplement que l’endettement public dans l’ensemble de l’Union européenne était passé de 56,1 % du produit intérieur brut en 1991 à 73,2 % en 1996. Les États européens auront plus de facilité pour rembourser leurs dettes avec la monnaie unique, car la réalisation de l’union monétaire fera disparaître les primes de risque qui alourdissent les taux d’intérêt dans les pays à monnaie fragile.
Une autre idée fausse est que l’Europe aurait besoin, pour conforter la reprise de son économie, d’un euro faible. Or, un euro faible signifierait inéluctablement des taux d’intérêt plus élevés, des importations plus chères, donc un pouvoir d’achat moindre, c’est-à-dire des conditions de croissance et d’emploi moins favorables. L’euro doit s’affirmer d’emblée comme une monnaie solide dans laquelle les Européens et le reste du monde peuvent avoir confiance, et ce n’est qu’avec une telle monnaie que les banquiers centraux pourront, en toute indépendance, définir une politique monétaire adéquate.
La culture de stabilité désormais commune à tous les pays candidats à la monnaie unique est la meilleure garantie d’une croissance régulière et d’une amélioration du pouvoir d’achat des citoyens, et d’abord des plus modestes d’entre eux.
Une autre proposition à la mode, mais tout aussi absurde, consiste à mettre en opposition la lutte pour l’emploi et les progrès de l’Union européenne. Certes, l’Europe est durement frappée par le chômage, dont le niveau est deux à trois fois plus élevé que dans les autres grands pays industrialisés, États-Unis et Japon. Cela n’est pas le fait de la mise en œuvre du traité de Maastricht, mais plutôt de l’insuffisance des réformes structurelles rendues indispensables par l’accélération du progrès technique et la mondialisation. Compétitivité, stabilité, croissance et emploi sont liés. Ces réformes sont acceptables et rentables puisqu’au cours de cinq dernières années six pays européens (Belgique, Danemark, Espagne, Irlande, Pays-Bas, Royaume-Uni) ont réussi, chacun selon ses particularités, à abaisser leur taux de chômage, tandis que neuf le voyaient s’aggraver, parmi lesquels – hélas ! – la France.
La réalisation de l’euro ne met pas l’Europe à la torture. L’euro n’est pas un sacrifice, c’est une chance. Espoir de voir diminuer les taux d’intérêt. Espoir de voir se développer les investissements et donc la croissance. Espoir de voir réduire le nombre d’emplois exposés aux risques de change. Si l’on considère que les pays membres de l’Union européenne réalisent entre eux les deux tiers de leurs échanges extérieurs, et que ceux-ci représentent approximativement le quart de leur activité, l’unification monétaire ramène de 25 % à moins de 10 % la proportion d’emplois qui peuvent être mis en cause par des perturbations monétaires erratiques, du type de celles que l’Europe a connues récemment avec le flottement des monnaies de plusieurs pays membres de l’Union.
Enfin, la création de la monnaie unique ouvre, pour la première fois depuis un demi-siècle, la possibilité d’établir des relations monétaires ordonnées dans le monde. L’euro, appuyé sur un vaste marché libre des capitaux en Europe, pourra limiter la prédominance du dollar.
2) La mise en place de l’euro doit permettre à l’Union européenne de progresser tant sur le plan économique que sur le plan politique.
À partir du moment où l’Union se dote d’une monnaie unique, elle s’oblige à se considérer comme une entité économique singulière. Elle ne peut avoir, par exemple, une politique monétaire unique et des politiques budgétaires non coordonnées. C’est la justification du pacte de stabilité et de croissance. Encore faudra-t-il s’intéresser, non seulement à la gestion budgétaire de chaque État, mais au budget consolidé de l’ensemble, qui, au sens des dépenses publiques, représente aujourd’hui près de 50 % du produit intérieur contre un tiers environ dans les années 60, au début de la communauté. Cela justifie une stricte application de l’article 103 du traité de Maastricht, qui prévoit la coordination des politiques économiques et fiscales ; les mécanismes existant devraient être « davantage utilisés, et, si nécessaire, développés », comme disent justement, dans une déclaration récente, des dirigeants de la majorité parlementaire en Allemagne.
Le prochain conseil européen à Luxembourg devra donc préciser les modalités de coopération entre les politiques économiques et sociales des États membres, comme cela a déjà été fait pour le pacte de stabilité budgétaire. Dès lors qu’on s’interdit, avec une monnaie unique, de réagir à des chocs économiques, financiers, sociaux ou politiques dans un seul État membre par une manipulation monétaire, il faut s’interroger sur le degré de solidarité que chacun doit accepter pour contribuer au rétablissement de l’équilibre chez l’un quelconque de ses partenaires. Cela conduira à des arbitrages politiques ce qui nécessite des institutions capables de les rendre. Au-delà du domaine économique et monétaire, les institutions européennes doivent être réorganisées pour permettre à la fois les progrès de l’intégration politique et la réalisation de l’élargissement aux onze pays actuellement candidats à nous rejoindre.
Il faudra, au lendemain de la mise en œuvre de l’union monétaire (car dans l’Union européenne, on ne fait bien qu’une chose à la fois), que les pays les plus sensibles à ces sujets prennent rapidement – et avant l’élargissement – une nouvelle initiative comme le chancelier Kohl et le président Mitterrand l’avaient fait au lendemain de la chute du mur de Berlin, pour l’Union européenne monétaire. Les peuples le comprendront mieux car, avec des euros entre leurs mains, ils détiendront pour la première fois un symbole concret de leur appartenance à une nouvelle communauté.
Plus largement, ce serait une erreur de croire que la paix, la liberté et la prospérité sont déjà acquises pour l’Europe au XXIe siècle. C’est une nouvelle étape de la construction européenne qui commence avec la réalisation de l’Union économique et monétaire. Il faudra aller beaucoup plus loin que nous ne l’avons fait, par exemple dans la mise en œuvre d’une politique de sécurité commune. De même qu’avec l’euro, l’Europe rééquilibrera les relations monétaires dans le monde, avec une défense commune elle contribuera à consolider la paix au-delà de ses propres frontières.
3) Dans cette nouvelle phase, les deux grandes familles politiques qui dominent le continent européen, le socialisme démocratique et le libéralisme social (si l’on y inclut la démocratie chrétienne), devront agir de concert, comme ce fut le cas jusqu’à maintenant. N’est-ce pas, en France, un gouvernement socialiste qui a signé le traité de Maastricht, un Parlement libéral qui l’a ratifié et le peuple français, consulté par référendum, qui l’a accepté ?
C’est parce que l’Europe n’est exclusivement ni celle des libéraux, ni celle des socialistes, ni celle des grands pays, ni celle des petits, ni celle du Nord, ni celle du Sud, mais celle de tous, qu’elle existe aujourd’hui. Il faut préserver cette diversité en allant de l’avant. Ne jamais donner le sentiment qu’un ou plusieurs membres prétendent exercer une tutelle sur tous les autres. C’est le meilleur legs qui peut être fait aux jeunes Européens.
Cela n’efface pas le fait que la France occupe une position stratégique en Europe. C’est elle qui, avec Robert Schuman en 1950, prit l’initiative d’associer six pays européens dans une œuvre commune. C’est elle qui, avec le général de Gaulle, a consacré la réconciliation et l’entente entre l’Allemagne et la France. Notre pays n’assumerait pas ses responsabilités devant l’Histoire s’il ne répondait pas aux appels pour une Europe plus unie, comme viennent de le faire des responsables allemands appartenant à la majorité politique de ce pays. La France doit être à l’avant-garde pour conduire la politique européenne dans sa nouvelle étape, à partir de l’union monétaire. Celle-ci appelle une véritable union politique qui, dans le respect des identités de chaque peuple, reste à construire.
Elle ne sera la reproduction d’aucune des fédérations existantes, mais ce qui se fera – ou ne se fera pas – dans les dernières années de ce siècle et les premières du suivant engagera l’Europe – et notre pays en particulier – pour un siècle et davantage. Rarement, dans la vie d’un peuple, nous aurons su avec autant de certitude que notre destin dépend de nous et qu’il se joue en ce moment précis.
Le temps n’est plus à l’incertitude et à l’hésitation. C’est désormais celui de l’engagement et de la détermination.