Texte intégral
Q. Quelle sera la valeur de l'accord d'Ottawa contre les mines antipersonnel qu'une centaine d’États, dont tous les membres de l'Union européenne, signeront aujourd'hui, sauf les États-Unis, première puissance militaire mondiale mais aussi la Chine, l'Inde, le Pakistan ? Et quel paradoxe de voir le prix Nobel de la paix remis la semaine prochaine à Oslo à J. William, militante américaine de la campagne internationale pour l'interdiction des mines. Chef de file de ce mouvement, premier prix Nobel de la paix reçu par un citoyen américain depuis dix ans, J. William attend, comme c'est l'usage, d'être reçue à la Maison blanche. Attendra-t-elle longtemps ? D'après le calcul fait par les ONG, les premières à avoir milité pour l'interdiction de ces armes, le déminage de la planète prendrait onze siècles. Quelle est, en effet, la valeur d'un accord de cette nature, sachant que les principaux producteurs, les Américains, les Chinois, les Russes ne signeront pas à Ottawa ?
R. La valeur de ce traité est considérable parce que les ONG, les personnalités indépendantes qui ont pris l'initiative de ce mouvement, ont réussi à débloquer les négociations qui étaient menées auparavant, comme toute sorte d'autre négociation de désarmement, dans un organe qui s'appelle la Conférence pour le désarmement à Genève, qui est un morceau des Nations unies. Mais on est obligé de progresser à partir d'unanimité. Donc ça bloquait tout puisqu'il n'y a jamais de situation, en matière de désarmement, où tous les pays ont la même position, les mêmes intérêts et sont prêts à avancer en même temps. Et, à partir de là, sensibilisé par ces campagnes internationales d'ONG - dont celle qui va recevoir le prix Nobel à juste titre - le Canada et le ministre canadien des Affaires étrangères a pris l'initiative de relancer un processus différent pour avancer avec les pays volontaires. Donc il est sorti momentanément des organes spécialisés dans la négociation sur le désarmement pour profiter de cet élan de l'opinion publique, le canaliser et faire en sorte que les pays qui eux n'ont pas les problèmes que citait D. Bromberger, à propos de quelques grands pays, puissent continuer à avancer. Donc on a aujourd'hui un chiffre considérable qui est plutôt de 120 que de 100 d'ailleurs. C'est considérable parce que je crois que l'élan est donné.
Q. Mais le paramètre que vous venez d'évoquer, le paramètre affectif, de quel poids pèse-t-il ? Parce que ce n'est pas si fréquent qu'on puisse invoquer ça ? Le fait que les opinions publiques soient à ce point sensibles à cette arme qu'on présente comme étant l'arme des lâches.
R. L'arme des lâches, c'est une expression. L'opinion réagit souvent fortement face à telle ou telle arme mais ça ne suffit pas. Il se trouve que dans le cas d'espèce, il y a une conjonction. Ce n'est pas uniquement parce que l'opinion a réagi fortement. Par exemple, il y a une partie de l'opinion qui, depuis des dizaines d'années, a toujours réagi très fortement contre la dissuasion nucléaire or à peu près tous les spécialistes, à peu près tous les experts, à peu près tous les gens qui ont réfléchi sur la géopolitique considèrent que c'est l'équilibre de la dissuasion, c'est-à-dire l'arme nucléaire, qui a garanti dans l'hémisphère nord des décennies de paix et qu'il y aurait eu cinq, six, sept occasions de faire la guerre. Donc voilà un cas où l'opinion majoritaire et disons les lois de la géopolitique ne coïncidaient pas.
Q. Sauf que là, on a vu les images des enfants estropiés, des paysans.
R. Oui mais dans l'autre cas, on a vu des tas d'images d'Hiroshima et ça ne suffisait pas à enclencher un processus parce qu'il y avait une contradiction frontale entre l'opinion dominante, l'opinion affective, que l'on peut comprendre, et un certain nombre de lois de la sécurité. Dans le cas d'espèce, si cela a pu se débloquer, c'est parce que d'abord l'opinion a été vraiment bouleversée, je crois encore plus que par d'autres types d'armes, à cause de ce que vous citez - les enfants mutilés, les populations civiles en général. Parce que qu'est-ce que c'est ? C'est des queues de guerre civile - la guerre après la guerre - du genre Angola, du genre Afghanistan. Ça dure pendant des années et des années, on n'arrive pas à les trouver, à les détecter et puis c'est des gamins qui jouent ou des femmes qui vont au marché ou qui vont laver le linge dans la rivière et qui sautent. Donc ça a bouleversé un peu plus. Mais on a pu aller plus loin parce qu'il y a eu d'abord des ministres qui ont eu le sens politique de se saisir de ça - je rends hommage à nouveau au ministre canadien qui accueille aujourd'hui cette conférence.
Q. Quand même, avant les ministres, il y a eu les ONG.
R. Bien sûr, mais ça fait plus partie de l'opinion - puisqu'elles sont l'émanation de la société civile, d'ailleurs elles y tiennent beaucoup - que des gouvernements, des institutions. Mais en même temps, ça s'appliquait à quelque chose qui n'est pas fondamental en matière de sécurité ou qui est remplaçable. Donc ce n'est pas la même chose que l'équilibre des forces au sens classique du terme, forces conventionnelles ou dissuasion. Donc c'est quelque chose à quoi on pouvait s'attaquer sans mettre en cause les vrais besoins de sécurité que les États doivent garantir aussi au citoyen. C'est aussi un des droits de l'homme de vivre en sécurité. Donc là, il y a une percée.
Q. Mais quand le secrétaire général de l’ONU dit, au fond, que Washington, Pékin, Moscou finiront par suivre, est-ce que c'est de l'angélisme ou vraiment on peut le croire ?
R. Non, ce n'est pas de l'angélisme, c'est très politique, très réaliste.
Q. Combien de temps ?
R. Je ne sais pas mais en tout cas, le tournant est pris. Je ne sais pas parce que chaque pays a des problèmes particuliers. Bromberger parlait des frontières de la Russie, les États-Unis ont le problème de la Corée. Ce n'est pas par attachement comme ça aux mines. Tout le monde trouve ça aussi répugnant. Mais il y a ce problème particulier de la frontière des deux Corées, de la protection des soldats américains qui sont toujours en Corée du Sud. Et puis il y a la Chine qui est un pays en train d'acquérir le statut d'une vraie puissance mondiale, sans être insérée encore dans la vie du monde, donc...
Q. Elle a vraiment besoin des mines l'Amérique pour se protéger, franchement ? Est-ce que l'on peut croire cela.
R. Pas pour se protéger.
Q. Même pour protéger ses hommes, ses soldats ?
R. Le fait de dire qu'elle est entourée d'océans ne répond pas à la remarque. Clinton a fait remarquer à plusieurs reprises qu'il serait assez content de pouvoir, en effet, épouser le mouvement de l'opinion américaine sur ce plan. C'est sans doute ce qu'il va dire quand il va recevoir J. William.
Q. Il va être obligé de la recevoir ? Cela ne va pas être facile l'entrevue entre le Président américain qui ne veut pas arrêter les mines et le prix Nobel qui est récompensé pour sa campagne contre les mines ?!
R. Attendez, les choses ne s'arrêtent pas. On est dans un processus. Il dira : « Je souhaiterais..., je voudrais que..., j'aimerais aller plus loin mais les conditions ne sont pas encore réunies..., on va réfléchir, cela nous pose des problèmes sérieux et qu'il faut respecter, la vie de nos hommes. » Les États-Unis sont attachés à cela aussi, la vie des boys. Donc, il va dire cela. Il va dire qu'il faut trouver des étapes, un cheminement. Je ne sais pas ce qu'il va trouver mais je suis convaincu qu'il trouvera une perspective qui n'aura pas l'air fermée. Je considère, puisque vous posez la question, que 120 pays qui signent à Ottawa - nous, nous signons, c'est C. Josselin qui représente le gouvernement français - c'est considérable. Il reste quelques grands pays qui sont en arrière mais je crois que nous avons atteint la masse critique qui peut faire en sorte que la communauté internationale - expression galvaudée qui souvent ne veut rien dire en réalité aura un sens sur ce point et que la pression va obliger à avancer. C'est formidable parce que cela a été fait en peu de temps. Maintenant, il faut organiser la suite, la généralisation.
Q. Cette masse critique que vous évoquez, Est-ce qu'elle ne permet pas aussi de mettre en perspective les vrais rapports de forces ? Je suis assez frappé de mettre en parallèle ce qui se passe à Kyoto - sommet sur l'Environnement - et ce qui se passe à Ottawa. Même chose à Kyoto, ce sont encore les Américains, premiers pollueurs de la planète, qui disent non, on ne marche pas avec vous, on ne veut pas signer ! Même chose à Ottawa, la loi du plus fort !
R. Ce n'est pas tout à fait la loi du plus fort parce que sinon...
Q. Cela y ressemble.
R. Sinon, il n'y aurait pas de conférence de Kyoto - si c'était purement et simplement la loi du plus fort -, il n'y aurait pas de traité d'Ottawa. Il n'y aurait aucun traité sur rien, si c'était la loi du plus fort au sens néandertalien. Ce n'est pas le cas. On est entre les deux. Simplement, on est dans un système de relations internationales où les grands pays ont plus de poids que les petits, où des très grandes puissances - les États-Unis - sont dans une position tout à fait extraordinaire aujourd'hui. C'est la seule superpuissance qui est prédominante sur tous les plans par rapport aux autres. Donc, c'est vrai qu'à la fois elle est insérée dans la vie internationale et en même temps, elle a tendance à appliquer sa propre loi, à ne pas vouloir prendre les engagements que les autres prennent ou à vouloir que les autres paient pour elle. C'est assez fréquent. On le voit sur le plan commercial. Vous ne le citiez pas mais on peut ajouter cet exemple. Elle voudrait que le monde entier commerce en fonction de règles du libre commerce mais elle a des pratiques unilatérales.
Q. On le voit partout ! On le voit au Proche-Orient, dans différentes parties du monde !
R. C'est un phénomène de puissance.
Q. Cela vous énerve, vous agace vous ? Je sais bien que vous êtes un ministre en charge d'une fonction importante mais est-ce qu'il y a des moments où vous vous dites que les américains sont bien gentils mais ils poussent un peu !!
R. Moi, je n'ai pas été mis là pour me poser des questions de ce genre. Il ne s'agit pas de savoir si cela m'énerve mais de savoir ce qu'on peut faire en pratique. Dans le cas des mines, je considère qu'il y a un mouvement qui a été lancé et qu'encore une fois, l'engagement des pays qui signent et la France est l'un des pays très engagé, très actif sur ce plan... Vous savez que sur le plan des dirigeants politiques, pas des ONG, c'est le Président Mitterrand le premier qui avait lancé un appel pour sensibiliser l'opinion internationale lors d'un voyage au Cambodge où je l'accompagnais, d'ailleurs. Je m'en rappelle très bien, c'était en 1993. Voilà l'exemple d'un pays qui est extrêmement miné, qui a connu les horreurs de l'époque des Khmers rouges, la guerre civile et il faudrait remonter plus haut à l'élargissement de la guerre du Vietnam et qui doit payer pendant des années et des années encore ! Là aussi, vous voyez les gamins amputés ! Donc, c'était parti de là, c'était parti du Cambodge. Il y a cinq, six pays comme cela qui sont spécialement des pays martyrs. Donc cela a pris une force, une ampleur. Les opinions se sont engagées à un tel point, les Gouvernements ont suivi cette rencontre d'Ottawa. Maintenant les Canadiens et nous, nous allons agir, avec quelques autres pays, pour aller revenir dans cette conférence sur le désarmement qui n'était pas un bon endroit pour commencer à cause de l'unanimité, donc qui bloquait tout progrès. Quand vous avez l'unanimité, vous êtes aligné sur celui qui veut faire le moins. Donc, il faut bien trouver une façon d'enclencher. Donc, cela a été enclenché, cela a avancé assez vite. Nous allons donc revenir maintenant dans la Conférence sur le désarmement à Genève. Et c'est là où nous allons reprendre la question de la Chine, la question de la Russie, la question des États-Unis, de quelques autres pays qui n'ont pas signé encore. Certains hésitent et on verra comment on peut leur fournir des apaisements quand ils ont des vrais problèmes, des étapes intermédiaires mais je n'ai aucun doute sur l'aboutissement. Et cela aura été, au total, un chapitre tout à fait magnifique de l'histoire du désarmement parce que cela aura été vite, parce que c'est très parlant. Alors que pour beaucoup de négociations de désarmement, on n'y comprend rien, c'est incroyablement technique ; cela porte sur de tels chiffres qu'on ne voit pas tellement ce que cela change en plus. Là, c'est très tangible, c'est humain, c'est immédiatement vérifiable. En quoi faudra-t-il diminuer parce qu'il y a tout le passé qu'il faut maintenant épurer.