Article de Mme Arlette Laguiller, porte parole de Lutte ouvrière, dans "Le Monde" du 9 juin 1999, sur son programme pour les élections européennes du 13 juin 1999, notamment sa conception de l'Europe, les institutions communautaires, le fédéralisme et la situation économique et sociale.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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L'Europe n'est manifestement pas l'enjeu des élections pour le Parlement européen du 13 juin, et les électeurs ne sont pas conviés à choisir entre différentes conceptions de l'Europe. D'abord parce que, malgré leur division entre plusieurs listes, ni la gauche ni la droite n'ont de programmes vraiment différents pour l'Europe. Leur seul programme, c'est de justifier, les uns avec enthousiasme, les autres avec réticence, ce qui s'est fait en dehors des formations politiques et continue à se faire. Le reste n'est que phrases démagogiques à géométrie variable, pour essayer de se distinguer les unes des autres.

Et, surtout, parce que l'Union européenne et les avatars qui l'ont précédée ne se sont pas construits dans les élections, mais dans des marchandages secrets entre gouvernements, entrecoupés de déclarations publiques, en fonction des rapports de forces entre les groupes financiers et industriels d'Europe rivaux entre eux mais contraints de s'entendre pour faire face aux groupes capitalistes des Etats-Unis ou du Japon.

Le Parlement européen élu au suffrage universel n'a été institué que sur le tard, histoire de donner à un échafaudage laborieusement mis en place une caution démocratique. Il n'a, aujourd'hui, toujours pratiquement pas de pouvoir par rapport au Conseil de l'UE, émanation des gouvernements. C'est dire que la composition du Parlement européen ne pèse vraiment pas sur la destinée du continent...

Le seul intérêt de ces élections est que l'électorat populaire peut au moins donner, dans chaque pays, son avis sur la politique de son gouvernement. D'ailleurs, tous les partis font de ces élections une affaire franco-française.

Pour ce qui est de la France, ce gouvernement qui se dit de la « gauche plurielle » (PS, PC et Verts), mais que rien ne distingue des gouvernements de droite qui l'ont précédé, n'a rien changé, en deux ans, à la situation des classes populaires. Malgré les affirmations d'une campagne médiatique tapageuse, le chômage ne diminue que dans les statistiques manipulées, alors que le travail précaire augmente. Les plus grandes entreprises du pays continuent à annoncer des suppressions d'emplois, alors qu'une fraction, même modeste, de leurs profits permettrait de les maintenir. Le gouvernement de gauche a déjà privatisé plus d'entreprises encore que deux gouvernements de droite – Balladur et Juppé – réunis.

Pour compenser les énormes dégrèvements d’impôts et les suppressions de charges sociales accordés au patronat, le gouvernement laisse les services publics essentiels dans une quasi-misère. Les hôpitaux manquent cruellement de personnel et de moyens. L’éducation nationale manque de locaux et d’enseignants. On continue de supprimer du personnel dans les transports en commun et l’on se plaint hypocritement de l’insécurité qui y règne pour les agents et les usagers.

Avant les élections législatives, la gauche avait promis de réduire la TVA, augmentée par la droite. Elle n’a pas tenu sa promesse. La loi sur les 35 heures, qui devait créer des emplois, en crée moins qu’elle n’en supprime par la flexibilité des horaires de travail qu’elle permet.

Les campagnes électorales ayant la vertu que l’on sait de pousser ceux qui gouvernent à promettre de faire demain ce qu’ils n’ont pas fait hier, même le PS déclame aujourd’hui sa volonté d’une Europe sociale avec moins de chômage. Le PC et les Verts, autres composantes du gouvernement, affirment que, désormais ils feront entendre leurs différences.

Une fois les élections passées, le gouvernement socialiste continuera comme avant, et l’actuelle culture des différences cèdera de nouveau la place à l’approbation des mesures gouvernementales les plus néfastes pour les classes populaires ou, au mieux, au silence complice.

Lutte ouvrière et la Ligue communiste révolutionnaire se présentent dans ces élections pour dire avant tout la révolte de tous ceux qui ne veulent plus tolérer les licenciements, le chômage et la plongée dans la misère d’un nombre croissant de travailleurs et qui n’acceptent plus les promesses non tenues et la politique anti-ouvrière d’un gouvernement qui prétend être l’allié des classes populaires.

Il n’y a pas moyen de lutter contre le chômage sans des mesures radicales de redistribution de la richesse et des revenus. Il faut interdire tous les licenciements collectifs sous peine d’expropriation. Il faut que l’Etat cesse toutes les subventions, directes ou indirectes, au patronat, et qu’avec cet argent il crée directement des emplois dans les hôpitaux, les transports publics, l’éducation nationale, la construction de logements sociaux et d’équipements collectifs, mais sans générer du profit privé. Il faut augmenter de façon conséquente la fiscalité sur les profits des entreprises, les revenus du capital et les fortunes privées, et, à l’opposé, supprimer les impôts indirects sur les produits de consommation.

Pour que ces mesures soient effectives, il faut rendre publique accessible à toute la population la comptabilité des grandes entreprises et les comptes en banque de leurs principaux actionnaires. Il faut que la société puisse contrôler d’où viennent les profits et quel usage on en fait. Il faut que le fonctionnement des grandes entreprises soit transparent pour tous.

L’affaire du poulet à la dioxine, après celle de la vache folle et d’innombrables affaires de pollution, illustre l’un des aspects du pouvoir de nuisance de grandes entreprises, exclusivement préoccupées par la recherche du profit, protégées par ce secret des affaires qu’il faut immédiatement supprimer. On ne peut pas laisser le monopole de la vie économique et le droit de décider en secret de la fermeture des entreprises – c’est-à-dire de la vie ou de la mort d’une ville, d’une région – à des conseils d’administration totalement irresponsables et insensibles aux intérêts vitaux de la société.

Voilà les objectifs que nous entendons faire approuver par l’électorat populaire. Un vote significatif en faveur de l’extrême gauche est le seul moyen de faire entendre au gouvernement ce que les classes populaires pensent de sa politique. Ce sera un vote de censure que la droite ne pourra pas récupérer, un avertissement susceptible de rendre prudent le gouvernement pour l’avenir.

Et l’unification de l’Europe ? C’est une trop belle chose pour être confiée à des groupes financiers et industriels préoccupés par leurs seuls profits. En tant que communistes, nous appelons de nos vœux une Europe totalement unifiée à l’échelle de l’ensemble du continent, avec mise en commun des richesses et des compétences. C’est la seule façon de sortir, dans l’intérêt de tous, la partie pauvre du continent du sous-développement qui constitue le terreau sur lequel poussent les formes les plus barbares du nationalisme.

Une Europe sans frontières doit être compatible avec le droit de chaque peuple de gérer ses propres affaires, en toute indépendance s’il le souhaite, dans la coopération avec les autres. Il faut entendre ainsi les peuples qui vivent à l’intérieur des nations d’aujourd’hui, mais aussi ceux qui s’étendent de part et d’autre des frontières actuelles qui ont été découpées dans le passé. C’est dans cette voie qu’il est possible de constituer une organisation sociale où l’on ne puisse plus jamais vivre, en pleine Europe, des infamies comme celles qui se produisent dans l’ex-Yougoslavie : l’épuration ethnique par Milosevic ou la destruction systématique par les bombes de grandes puissances d’une région déjà pauvre.

Mais on ne pourra avancer sur la voie d’une Europe fédérale, association de peuples libres et égaux, qu’en mettant fin au pouvoir occulte des groupes financiers et industriels, responsables du chômage et de la misère et qui conduisent la société vers la ruine, au sens morale comme au sens physique du terme.