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Paris-Match : Au-delà de la polémique sur les impuissances des Casques bleus en Bosnie-Herzégovine, que pensez-vous, en général, du mandat des forces de l'ONU et de ses limites ?
Valéry Giscard d'Estaing : Dans le langage des Nations Unies, il existe deux types de mandats : le "maintien de la paix" et le "rétablissement de la paix". Le premier mandat a pour objet de prévenir les violences, le second, de rétablir par la force une situation pacifique. Le mandat actuel des forces de l'ONU est celui du maintien de la paix, pour permettre l'acheminement de vivres et de médicaments dans les villes bosniaques assiégées. Ce mandat a été accompli de façon correcte là où les forces de l'ONU sont présentes. Je regrette que le mandat des forces de l'ONU n'ait pas été plus ferme sur ce point, celui de l'attitude à adopter en cas de confrontation avec les milices serbes. La règle devrait être celle d'une grande fermeté, et du refus total de se plier à leurs conditions. Cela aurait permis d'éviter l'incident honteux qui a provoqué l'assassinat par un milicien serbe du vice-Premier ministre bosniaque à l'intérieur du véhicule blindé malheureusement français où les forces de l'ONU le transportaient pour assurer sa protection.
Paris-Match : Au moment où les négociations reprennent, de plus en plus de voix s'élèvent pour une intervention militaire contre les Serbes. Il y a, cependant, un côté Café du commerce dans cette catégorie de bons sentiments. Roland Dumas voudrait même que la France "y aille" seule. Qu'en pensez-vous ? Que préconiseriez-vous si vous étiez, demain, président ou Premier ministre de la France ?
Valéry Giscard d'Estaing : On a entendu récemment, sur nos médias et dans notre vie publique, des déclarations qui donnent de notre pays l'image de la légèreté et de l'irresponsabilité. Il a été humiliant pour le ministre des Affaires étrangères français de se faire taper sur les doigts par le secrétaire général des Nations Unies. L'idée que la France pourrait conduire une action isolée pour aller libérer les camps de détention en Bosnie-Herzégovine est une absurdité. La Croix-Rouge internationale a recensé lundi dix-huit lieux de détention en Bosnie, dans lesquels sont retenus 2 750 prisonniers : 1 300 par les Serbes, 900 par les musulmans et 550 par les Croates. Comment imaginer que des forces françaises, sans aucun mandat international, puissent libérer ces dix-huit camps, et vont-elles s'attaquer aux trois communautés ou seulement aux Serbes? Elles risqueraient de déclencher d'affreux massacres.
Le premier principe qui doit guider l'action de la France est le respect du caractère international des opérations en Bosnie-Herzégovine. Cela à deux niveaux : le niveau de la Communauté européenne et le niveau de l'ONU. Comment la France, qui préconisait, dans le traité de Maastricht, la mise en commun de la politique extérieure et de la défense, peut-elle envisager une action isolée ? Si j'étais responsable français, tout mon effort consisterait à entraîner nos partenaires de la Communauté et de l'ONU dans une action plus ferme, et surtout plus rapide, pour rétablir une situation de paix en Bosnie.
Paris-Match : Purification ethnique, viols massifs, assassinats au nez de l'ONU constituent le catalogue du fanatisme ordinaire. Que suggérez-vous pour mettre fin au drame de l'ex-Yougoslavie ?
Valéry Giscard d'Estaing : Comment faire ? Les forces serbes se sont répandues dans des territoires habités par d'autres. Alors qu'ils représentent moins du tiers de la population bosniaque, ils occupent à l'heure actuelle les deux tiers du territoire. Il faut les faire rentrer chez eux. Pour cela, deux voies sont possibles. La reconquête militaire de la Bosnie, on en imagine la difficulté et le coût humain, dans un terrain tourmenté, avec une longue frontière incontrôlable avec la Serbie.
La deuxième voie est celle de la négociation, appuyée par une grande fermeté internationale. Cette négociation est en cours. Nous devons l'appuyer par tous les moyens. Elle vise à organiser une structure fédérale interne pour limiter les risques d'affrontement. Au sommet, un État bosniaque aux frontières reconnues et à l'indépendance affirmée. La communauté internationale doit faire connaître clairement aux parties intéressées les conséquences de leur refus de l'accord. Pour la Serbie, cela signifierait l'accentuation des sanctions économiques et le refus permanent de toute forme de participation à la vie de la Communauté européenne. Si les violences devaient continuer la seule solution me paraît être de placer la Bosnie-Herzégovine sous la tutelle des Nations unies. Cela revient à confier au secrétaire général des Nations unies le mandat d'administrer le territoire bosniaque pour une durée limitée. La pratique de la tutelle a été utilisée dans le passé, par exemple pour la Libye au lendemain de la guerre. Elle consiste à nommer un haut-commissaire chargé d'assurer la vie quotidienne du pays, de reprendre en main son administration et de veiller à la sécurité publique.
Pendant la période de mise sous mandat, on s'efforce de faire évoluer la situation politique pour aboutir à la mise en place d'institutions responsables. Le haut-commissaire est chargé de réaliser le désarmement des forces en présence et la mise sous contrôle de l‘ensemble du matériel militaire.
Pour tenir compte du caractère de la Bosnie, il serait souhaitable de choisir le haut-commissaire des Nations unies parmi les États de culture slave.