Texte intégral
L'Humanité : La délégation que vous avez conduite à Cuba la semaine dernière est rentrée depuis dimanche. À tête reposée, quelle impression générale retirez-vous de cette visite ?
Georges Marchais : Celle d'une situation très, très difficile pour le peuple cubain. Je sais bien que les lecteurs de « l'Humanité » sont régulièrement informés de cette réalité, mais quand on voit les choses sur place, même en étant averti, c'est un choc.
Pour ce qui me concerne, c'était la huitième fois, depuis 1966, que je me rendais sur l'île. Ma dernière visite datait d'il y a un peu plus de quatre ans. À chaque fois, je constatais des progrès dans le niveau de vie, l'activité économique, la modernisation d'ensemble du pays. Et, là, c'est la chute brutale, douloureuse.
L'Humanité : Visible a œil nu ?
Georges Marchais : Et même au premier coup d'œil ! Je vous le dis, je connais bien La Havane. Le réseau de transports en commun était développé ; on voit maintenant un bus passer par-ci par-là, archi-bondé, et des foules attendre à chaque arrêt. Les magasins étaient normalement approvisionnés ; ils sont vides, ou à peu près. Le port débordait d'activité ; nous y avons vu un navire à quai, un en tout et pour tout, son nom et son immatriculation maquillés.
Et puis, il n'y a pas que les impressions : toutes les informations que nous avons recueillies, sur le terrain comme de la part de nos interlocuteurs, convergent. La réduction, quand ce n'est pas la cessation, des rapports avec les pays de l'Est européen, et la presque impossibilité de remplacer ces importations du fait du blocus américain entraînent une récession dramatique de la production agricole et industrielle. Faute de matières premières, d'engrais, de pétrole, on a de plus en plus de mal à produire quoi que ce soit et ensuite à le transporter à bon port. Les conséquences sont innombrables, et la plus grave est bien évidemment la pénurie alimentaire. On ne peut pas parler de famine, comme dans d'autres pays du tiers-monde, mais les restrictions sont très sévères. Ainsi, il semble bien que la carence en vitamines B joue un rôle dans le développement de cette névrite touchant les yeux et maintenant les membres qui a atteint 26 000 personnes dans le pays. Des comprimés de vitamines sont d'ailleurs distribués gratuitement en ce moment même à toute la population.
L'Humanité : Vu d'Europe, il y a tout de même quelque chose de difficilement compréhensible à une telle gravité de la situation, notamment alimentaire. Pourquoi, par exemple, l'élevage connaît-il de si profondes difficultés ? Il y a bien des pâturages, à Cuba…
Georges Marchais : Bien sûr. Mais le problème, c'est que les vaches avaient été jusqu'alors nourries exclusivement à base de produits céréaliers… et que ceux-ci étaient entièrement importés de l'ex-URSS. Modifier du tout au tout leur alimentation est chose complexe, et demande du temps.
L'Humanité : Mais est-ce que tout cela ne montre pas que l'économie cubaine était trop dépendante de l'« aide » des ex-pays socialistes d'Europe ?
Georges Marchais : Je ne crois pas que ce soit essentiellement un problème d'« aide » les autorités cubaines sont à l'évidence désireuses de continuer de commercer avec ces pays, et dans les conditions normales du marché, mais les obstacles sont considérables. Par exemple, du pétrole a été payé à la Russie, mais on ne sait pas s'il sera finalement livré. Le Kazakhstan est d'accord pour vendre son pétrole, mais son acheminement à travers la Russie est impossible. La construction d'une centrale nucléaire de technologie russe est interrompue. Des cars hongrois sont rendus peu à peu inutilisables, faute de pièces de rechange.
Ce qui semble évident, par contre, c'est que l'économie cubaine était trop tributaire des échanges avec ces pays, et j'ajouterais : sans doute trop rigide. Cela se comprend, d‘ailleurs : le blocus a conduit Cuba à se tourner vers les pays qui ne le respectaient pas, et a sans doute aussi contribué à ce que soient adoptées leurs règles en matière économique. Les dirigeants avec qui nous avons discuté nous ont fait part de leur volonté de diversifier désormais beaucoup plus leurs rapports avec l'extérieur et, à l'intérieur, de trouver une combinaison nouvelle entre le secteur d'État et un secteur « ouvert », comme ils disent, comprenant par exemple le tourisme ou la production du nickel. Diversification et « ouverture » qui, par parenthèse, représentent une chance pour les capitaux français que bien trop peu d'investisseurs saisissent.
L'Humanité : Et comment la population réagit-elle ?
Georges Marchais : Certainement de manière diverse : tout le monde ne peut pas partager les mêmes opinions et les mêmes sentiments. Le stress que provoque la situation est très fort. Le développement a grande échelle du tourisme a des conséquences qu'on peut imaginer. Tout cela étant, ce que nous ont dit notamment des gens qui connaissent bien les réalités cubaines et que nous avons rencontrés lorsque l'ambassadeur de France nous a invités, c'est que la réaction du peuple cubain est plutôt de se rassembler dans l'épreuve qui lui est infligée.
Le président de l'Assemblée nationale, Ricardo Alarcon, nous a indiqué que ce mouvement avait été sensible lors de l'ouragan catastrophique de la fin de l'hiver, où on avait spontanément assisté à un énorme élan d'entraide et de solidarité, et, de façon plus directement politique, lors des élections. Prenant l‘exemple de sa propre circonscription, il a noté que l'accord des électeurs avec le projet qui leur était soumis avait été le plus fort chez les jeunes et chez les plus pauvres. « Cela a donné un grand sentiment de confiance aux révolutionnaires, a ajouté Ricardo Alarcon. C'est comme s‘ils avaient découvert que les objectifs révolutionnaires bénéficient d'une large majorité au sein du peuple. »
L'Humanité : Cela dit, combien de temps cela va-t-il durer ? Est-ce qu'un peuple peut continuer longtemps à subir de telles privations ? Sans espoir véritable d'amélioration sensible, si je vous comprends bien.
Georges Marchais : Pour ce qui est des améliorations possibles, ce sont les Cubains eux-mêmes qui estiment que la situation n'en est peut-être pas encore à son point le plus critique. « Nous nous attendons à une période prolongée de sacrifices », nous a dit Fidel Castro. Est-ce que les gens peuvent tenir dans de telles conditions ? C'est manifestement la question que se posent les dirigeants des États-Unis, nous ont dit nos interlocuteurs cubains. Les Américains sont conscients que, pour l'instant, une majorité – je dirais : une assez nette majorité – de Cubains est rassemblée pour leur résister ; mais si on continue, des années et des années, à rendre de plus en plus difficiles les actes les plus élémentaires de la vie quotidienne – allumer une lampe électrique le soir venu, aller à son travail, donner des livres, des cahiers ou des vêtements à ses enfants, manger à sa faim –, ce peuple ne sera-t-il pas conduit à céder ? "Il n'y a pas de réponse scientifique à cette question, nous a dit Ricardo Alarcon. On ne peut pas dire que les gens résisteront à jamais. C'est une question uniquement politique."
L'Humanité : Et la réponse est entre les mains des Cubains eux-mêmes.
Georges Marchais : Exactement. Mais la question qui nous est posée à nous, qui ne sommes pas cubains, est : est-ce qu'une telle situation est moralement, humainement tolérable ? Personnellement, je ne suis pas, de manière générale, favorable aux décisions d'embargo, parce que l'expérience montre que ce sont toujours les peuples et jamais les dirigeants qui en souffrent. Mais, quoi qu'il en soit, ce type de mesures s'applique à des États qui se mettent au ban de la communauté internationale. Est-ce le cas de Cuba ? Non. Ce pays en a-t-il envahi un autre ? menace-t-il ses voisins ? Aucunement. Son régime pratique-t-il l'apartheid, le génocide, les déportations de masse ? Personne ne le prétend. Le blocus a-t-il été décidé d'un commun accord ? Non : l'ONU est contre ; la France et la Communauté européenne également ; mais tout le monde le respecte, parce que tel est le bon vouloir des États-Unis.
On pourra retourner le problème de tous côtés : on ne trouvera pas d'autre justification à l'attitude des dirigeants américains que leurs intérêts de grande puissance. L'Amérique latine est leur zone d‘influence. Ils craignent la contagion de Cuba. Il leur faut faire un exemple : faire plier Cuba qui a osé les défier pour démontrer à tous les autres peuples qu'échapper à leur domination est et sera à jamais impossible.
Je repose ma question : est-ce acceptable, pour tout être humain ? Peut-on tolérer qu'on affame un peuple entier – ses hommes, ses femmes, ses enfants – parce que la loi du plus fort le veut ainsi ? Nous répondons « non » pour notre part. Et nous savons bien que nous sommes très loin d'être les seuls à répondre de la sorte. Faire pression sur les dirigeants du blocus et l'abrogation de la loi Torricelli est aujourd'hui un devoir pour tout homme, toute femme de cœur.
L'Humanité : Mais pensez-vous que cette pression soit suffisamment forte actuellement ?
Georges Marchais : Elle existe, et elle se manifeste déjà sous de nombreuses formes ; je pense à un exemple immédiat : le Festival franco-cubain de la Jeunesse communiste, ce jeudi, qui reçoit le soutien de nombreuses personnalités. Mais, c'est vrai, nous pensons qu'il faut faire maintenant encore beaucoup plus. Nous avons l'idée d'une initiative qui pourrait rassembler toutes celles et tous ceux qui veulent exiger la levée du blocus – c'est-à-dire exiger tout simplement le droit à la vie du peuple cubain –, quelle que soit, j'y insiste, l'opinion qu'ils se font de la révolution cubaine. Nous pensons que les conditions existent pour qu'une telle exigence soit portée très largement au-delà des communistes et même des progressistes de notre pays, et très largement au-delà de la France, en Europe et aux États-Unis mêmes. Evidemment, une initiative de ce type exige de prendre des contacts, de consulter… Nous allons le faire.
L'Humanité : Cette solidarité ne supposera donc aucune allégeance d'aucune sorte au régime en place à La Havane…
Georges Marchais : Aucune.
L'Humanité : … mais vous, vous êtes bien solidaires des communistes cubains. Que pensez-vous de ces articles parus dans la presse qui ont expliqué qu'en somme, vous étiez venus vous « ressourcer » dans un des derniers pays socialistes au monde ?…
Georges Marchais : Je réponds que c'est idiot. Evidemment que bien des choses rassemblent les communistes français et les révolutionnaires cubains. Notre solidarité avec ce peuple est depuis longtemps une tradition, et, par ailleurs, nous observons avec intérêt la façon dont il construit une société nouvelle, nous qui luttons pour libérer notre propre société du capitalisme. Par exemple, nous avons noté que le fait pour Cuba de devoir ne compter désormais que sur lui-même a des implications sur le comportement des citoyens, des individus. On ne peut plus aujourd'hui tout attendre d'« en haut ». Pour résoudre les problèmes multiples qui leur sont posés, les gens ont commencé à intervenir et à inventer de nouvelles solutions de leurs propres problèmes, il faut leur donner davantage de pouvoirs. D'où une conception différente des institutions, du rôle des élus, du débat politique, selon de nouvelles méthodes. Cela crée des attentes : pour promouvoir la participation des citoyens a fa solution de leurs propres problèmes, il faut leur donner davantage de pouvoirs. D'où une conception différente des institutions, du rôle des élus, du débat politique… Évidemment, toutes ces modifications nous intéressent, nous qui faisons de la démocratie le but et le moyen de notre action.
Cela dit, les différences entre les réalités de nos deux pays et les projets des communistes français et cubains sont bien évidemment immenses ! Nous avons renoncé, cela fait maintenant plus de vingt ans, au modèle soviétique, ce n'est franchement pas, maintenant, pour adopter un autre modèle, quel qu'il soit…
L'Humanité : Votre mot de la fin ?
Georges Marchais : Faisons beaucoup d'efforts : le peuple cubain le mérite !