Article de M. Bernard Kouchner, ancien ministre de la santé et de l'action humanitaire, dans "Le Monde" le 16 juin 1993 intitulé "La guerre à la guerre", sur les violences autour de l'intervention de l'ONU en Somalie, et sur le voeu de codifier le "droit d'urgence" humanitaire.

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Échec, fiasco de l'ONU en Somalie ? Les mots vont trop vite. Oui, je déplore le massacre préparé des « Casques bleus » pakistanais, comme le dérapage de la riposte et ces odieuses rafales tirées dans la foule. L'indignation est nécessaire. Elle ne doit pas faire oublier l'obstination dans la stratégie. Il y a six mois, il mourait entra cinq cents et mille enfants par jour. Il y a six mois, les manifestants des factions somaliennes s'affrontaient, laissant en une soirée deux cents morts dans Mogadiscio fracassée, et personne ne complaît ces cadavres-là.

Le peuple somalien, les vraies victimes et les organisations humanitaires ont appelé à l'aide. La communauté internationale a innové en ne se désintéressant plus de la mort des autres. L'ONU a envoyé les troupes pour donner à manger aux enfants et désarmer les factions. Les enfants mangent, les factions ont toujours leurs armes. Cela est déjà un renversement de l'histoire, des lois éternelles et de la brutalité des hommes. Mais comment croire que l'on puisse faire manœuvrer d'énormes armées, même des armées de paix, dans un pays ravagé, sans faire des morts et des douleurs. La guerre à la guerre ne se fera jamais sans risques.

Faudrait-il pour une petite bataille ou une grosse erreur demander le rapatriement des soldats et abandonner à nouveau les enfants et les familles aux massacres inéluctables et à la famine probable ? Je dis non.

On parle trop légèrement de colonialisme. Personne ne veut s'approprier la terre somalienne. Seuls nous intéressent les hommes et ceux-là, quand ils souffrent n'ont pas de nationalité. Je sais que ces opérations de protection des corps, selon la belle formule de Camus reprise par Sartre et Aron, exigent, pour être efficaces, la compréhension et la coopération des intellectuels du tiers-monde. Ce sont leurs enfants que l'on entend protéger. Ils ne peuvent pas prétendre que les massacres s'ennoblissent d'être déclenchés par des armées locales. Le reproche comme le remords colonial n'imposent aucune cécité. Les fusils des pauvres font aussi des trous dans les poitrines des pauvres.

C'est avec ces intellectuels, à l'appel des minorités menacées, que se construira peut-être le droit d'ingérence, qu'il faudrait mieux nommer droit d'urgence humanitaire pour ne choquer personne. Pour l'accomplir, il convient de rêver à une armée efficace, force permanente des Droits de l'Homme et de l'ONU, soldats des pays pauvres et soldats des pays riches enfin mélangés. On improvise trop : il convient de codifier et de préciser cette nouvelle utopie humanitaire ainsi que de toujours tenter de prévenir les conflits, plutôt que de s'interroger trop tard. À Mogadiscio, comme à Sarajevo, nous avons trop tardé.

En Somalie, je garde espoir, et la France – pas seulement avec ses soldats – a un grand rôle à jouer. Au Cambodge, je garde espoir. Malgré les difficultés et les incertitudes de demain, quel progrès en quinze ans ! Les Khmers rouges, encore malfaisants, sont enfin isolés. En Bosnie, hélas, je crains que le pire ne soit en route.

Que voulons-nous ? Que les hommes se parlent avant de mourir et qua la communauté internationale protège les faibles. C'est immense. Ne crachons pas sur l'ONU Avancées, reculs, dérobades, il y a toujours du danger où il y a mouvement. Je suis de ceux qui pensent qu'il faut tout faire pour protéger les vies, même quand c'est impossible. Essayons donc avec l'ONU : nous n'avons aucun autre instrument.