Interviews de M. Valéry Giscard d'Estaing, membre du bureau politique de l'UDF et président du Conseil régional d'Auvergne, à Europe 1 le 4 novembre 1997, sur la crise boursière en Asie et la grève des routiers.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q. – Vous revenez de New York. Wall Street s’est bien comportée hier. On a vécu toute la semaine dernière avec la menace d’une crise monétaire boursière. Cette menace a-t-elle disparu ?

R. – Il s’est produit des événements forts dans le monde, en réalité. Ces événements ont démarré en Asie, et nous avions l’habitude de penser que l’Asie était la région du monde qui connaissait la croissance économique la plus forte, où il y avait une espèce de miracle économique. C’est en Asie que cette crise financière, puis boursière, a commencé, en Thaïlande, en Indonésie, à Hong Kong. Elle est devenue mondiale, parce qu’elle a d’une part secoué les bourses occidentales, New York, et les bourses européennes ; aussi, beaucoup plus ailleurs, les bourses d’Amérique latine, des pays qu’on considère comme émergeants, le principal étant le Brésil, mais également l’environnement du Brésil, tel l’Argentine. Donc, c’est une secousse sérieuse. Je crois qu’il faut avoir une opinion là-dessus. D’abord, c’est une crise de croissance. Il faut bien voir que c’est un accès de fièvre de croissance, là où la croissance était trop rapide ou trop désordonnée, où les structures d’ailleurs étaient faibles du point de vue du contrôle du crédit, de la politique monétaire, etc. Si vous prenez notre cas – c’est ce qui nous intéresse, bien sûr – nous sommes un peu à l’abri des États-Unis. Les États-Unis, c’est la conjoncture dominante dans le monde à l’heure actuelle. Je ne crois pas qu’il y ait un risque de krach aux États-Unis. Les équilibres fondamentaux sont bons dans ce pays ; la croissance est faible ; l’expansion se poursuit ; il n’y a pas de chômage. Donc, on ne voit pas de signer de crise aux États-Unis.

Q. – Mais peut-on dire pour autant que le feu n’est pas éteint ?

R. – D’une part, il y a eu réajustement en baisse...

Q. Une correction.

R. – Une correction pas très forte, d’ailleurs, mais une correction un peu plus forte en Europe. Ce qui est certain, c’est que tous ces phénomènes vont entraîner un ralentissement marqué de la croissance dans les pays qui le concernent, parce que lorsque vous avez un effondrement du marché boursier, lorsque vous avez dans un pays comme le Brésil le fait que les taux d’intérêt passent à 40 %, vous avez évidemment un ralentissement de la croissance. Comme l’économie mondiale est maintenant très liée, cela veut dire qu’il va y avoir un ralentissement de la croissance un peu partout, pas très fort. Je crois qu’on peut l’évaluer à 1 % dans les pays les plus touchés, par exemple le Japon, et à quelque chose de l’ordre entre un demi point-trois quarts de point dans les autres pays industrialisés, dont la France.

Q. – Vous pensez qu’il y aura des répercussions sur la croissance économique française ?

R. – Il y en aura certainement. Elles seront négatives. Je ne crois pas qu’elles seront très fortes.

Q. – Y aura-t-il des risques, tels qu’on peut les prévoir aujourd’hui, bien que les experts se soient souvent trompés, pour l’emploi en France ?

R. – Ce n’est pas exactement ainsi que la question se pose. Nous avons une situation de l’emploi qui est très préoccupante et qui appellerait des évolutions beaucoup plus fortes que celles qu’on a prises depuis trois ans. On ne veut pas voir les choses ; les pouvoirs publics en France s’obstinent à ne pas voir que tant qu’on taxera massivement les bas salaires, on n’embauchera pas – c’est clair comme de l’eau de roche. On maintient un système de charges sur nos bas salaires qui fait qu’on décourage absolument l’emploi. Donc, nous avons une masse de chômeurs malheureusement considérable. Ce n’est pas ce qui va se passer qui va accroître directement ce chômage, mais nous étions en période de reprise. Cette reprise – nous passions en gros de 2 à 3 %, pour simplifier, entre fin 1996 et début 1998. La croissance sera sans doute un peu moins que ce que nous pouvions espérer. L’amélioration qu’on pouvait espérer en matière de chômage sera sans doute plus faible que prévu.

Q. – Est-ce que les entreprises françaises ont l’énergie, les moyens de survivre aujourd’hui et surtout de se développer dans une compétition que l’on voit bien ?

R. – Difficilement. Ce qui est curieux en France, c’est qu’on dit des choses et on n’en tire pas les conséquences.

Q. – Exemple ?

R. – On dit, par exemple "Nous sommes en guerre économique." Il n’y a plus de guerre militaire dans le monde – il y a encore quelques foyers - mais il y a une guerre économique. Dans cette guerre économique, nous ne faisons pas du tout les efforts nécessaires : nous ne cherchons pas à savoir si nous allons gagner la guerre économique, c’est-à-dire si nous prenons l’ensemble des mesures fiscales, sociales qui nous permettent de gagner cette guerre économique.

Q. – Quand on voit la France de loin, de haut, qu’on y revient et qu’on voit le pays bloqué une nouvelle fois par des barrages de routiers, des entreprises de transports qui ne veulent pas négocier, que pense-t-on ?

R. – Restons d’abord sur ce que nous venons de dire avant de vous répondre. D’abord, il faut savoir que les entreprises étrangères ne veulent plus investir en France. Regardez ce qui se passe. Le monde n’est pas un monde de tendresse, malheureusement. Les gens font des comptes, et ils observent les faits. Ils ont vu que la France était un pays où on allait travailler moins et où les coûts vont continuer d’augmenter. Tous les gens qui ont des décisions d’investir à prendre se disent "Nous voulons aller dans des pays où on travaillera plus que chez nous et où les coûts seront ou stables, ou en diminution." Donc, il faut savoir – et vous devriez le dire dans vos émissions…

Q. – Vous êtes là, et dites-le ! Quand on voyage, qu’on parle de la France, comment la voit-on et la juge-t-on ?

– Comme un pays dans lequel à l’heure actuelle il ne faut plus investir. Or comme le développement économique, c’est l’investissement et que l’emploi, c’est en grande partie l’investissement... Il y a eu une réunion très intéressante à New York, jeudi dernier ; il y avait 60 personnes ; on parlait très librement ; j’écoutais ; c’était les responsables des grands fonds d’investissement. Le ton très général, quand on a parlé de la France, ça a été de dire "Il y a en Europe des pays où on peut investir – je ne vous en donnerai pas la liste - et la France, non.

Q. – La photo du pays bloqué ?

R. – La photo, naturellement, donne une image très mauvaise de la France. Pensez qu’à l’heure actuelle dans la plupart des endroits du monde, qu’est-ce qu’on met en première page ? C’est le blocage économique de la France, le blocage du trafic qui entraîne le blocage économique, avec des images très fortes, des files de camions, des personnes qui arrêtent la circulation.

Q. – Votre avis ?

R. – C’est très préoccupant, parce que ça se reproduit à un an d’intervalle. Donc, ça montre qu’un problème dont on savait qu’il était difficile puisqu’il avait entrainé l’année dernière une crise qui a coûté très cher, même en termes politiques – il ne faut pas se tromper – nous ne sommes pas capables collectivement d’éviter qu’elle ne se reproduise, à un an d’intervalle. Ce n’est pas une grève : c’est un conflit.

Q. – Vous ne dites pas que c’est une insurrection, comme le dit A. Madelin ?

R. – Pourquoi je dis ça ? Il y a un langage mondial, on connaît les mots : "grève", ça veut dire cessation du travail. Là, ce n’est pas une cessation du travail : c’est un conflit, puisque c’est l’empêchement fait aux autres de circuler, aux autres qui sont les Français ou qui sont des étrangers. Alors comment allons-nous expliquer en Europe que nous sommes pour l’Europe sociale, que les conditions sociales doivent être égales partout, que c’est même le thème commun de la cohabitation puisqu’au sommet d’Amsterdam, c’est la France qui a défendu l’idée de l’Europe sociale. Et puis voilà tout à coup une situation dans laquelle nous nous trouvons placés en situation de conflit, nous ne faisons aucune référence européenne. À mon avis, on aurait dû dire d’abord : le trafic européen doit pouvoir passer en France. Il n’est pas concerné. Ces conducteurs de camions néerlandais ou Espagnols ne sont pas concernés par cette affaire. Deuxièmement, dans le débat, est-ce qu’on vent conserver une industrie des transports en France ? Si on veut la conserver, il faut qu’elle soit compétitive par rapport à nos voisins puisque le transport actuellement passe les frontières. Un des premiers éléments du dossier, c’est de comparer la situation du transport routier en France à la situation du transport routier aux Pays-Bas, en Espagne, etc.

Q. – Il y a une solution ?

R. – Il n’y a jamais de solution en temps de crise. Il faut empêcher les crises de se produire. Et les gens qui gouvernent, ce sont les gens qui anticipent les crises. Nous avions eu cette crise l’année dernière. Il y a une chose qui m’a beaucoup choqué, je voudrais savoir si c’est vrai : est-ce que les accords qui ont été décidés l’année dernière ont été respectés ?

Q. – On dit que non.

R. – S’ils ne l’étaient pas, pourquoi on ne s’en est pas occupé ? Parce que les accords, il faut les faire respecter. Des accords c’est un contrat. Et deuxièmement, comment se fait-il, comme nous sommes en situation de compétition internationale, qu’on n’ait pas mis sur la table de la discussion, la situation effective des entreprises de transport chez nos concurrents pour savoir s’il y avait une marge pour nous, quelle était cette marge et c’était cette marge qu’il fallait discuter.

Q. – Donc vous donnez plutôt l’impression que la situation est préoccupante.

R. – Oui elle est préoccupante parce que la France manque de repères. C’est-à-dire qu’elle ne sait pas bien où elle va et j’espère qu’un jour, on saura le lui dire.