Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du jury
Mes chers collègues, chers amis
Entre l’action et la réflexion, il doit y avoir continuité, complémentarité et échange.
Pas plus que les intellectuels ne peuvent se désengager de l’action collective, surtout s’ils veulent en critiquer les orientations et les acteurs, les élus ne peuvent ignorer les travaux les plus fructueux des universitaires quitte parfois, à en être ébranlés dans leurs certitudes ou heurtés dans leurs convictions. Pas de tour d’ivoire d’un côté. Pas de cité interdite de l’autre. Engagement politique et engagement littéraire renvoient à deux univers qui, s’ils ne se comprennent pas toujours se côtoient, se confrontent, se jugent et s’estiment. Tel était une des raisons pour lesquelles j’ai voulu créer en 1990 le prix qui nous rassemble aujourd’hui.
C’est pourquoi il récompense des œuvres durables, des textes qui resteront, un travail qui ne s’évanouira pas dans les sables de l’actualité et je remercie chaleureusement le jury qui a consacré de nombreuses heures à opérer son choix.
Si, comme il est d’usage, je n’ai pas pesé sur ses délibérations, je voudrais pourtant souligner d’une part combien les compétiteurs ont été de qualité et à quel point je suis heureux que ce soit vous, Georgette Elgey, qui soyez couronnée. Aux termes de notre règlement, le prix entendait dès son origine distinguer des « ouvrages d’auteurs français ou de langue française traitant de l’évolution des problèmes politiques, économiques et sociaux de la France dans leur aspect historique aussi bien que contemporain ». Je le rappelle pour souligner combien votre beau livre Malentendu et passion répond à l‘ensemble de ces exigences. Consacré à la IVe République, et plus particulièrement aux heures graves de la décolonisation, il éclaire non seulement notre histoire passée mais aussi les équilibres géostratégiques de notre temps. Marc Bloch, dans son métier d’historien, écrivait que l’historien explique le passé par le présent et le présent par le passé. C’est dans cet esprit que vous avez travaillé, et c’est dans cet esprit que nous devons vous lire. Mais, c’est aussi ainsi que je conçois personnellement le devoir de mémoire, comme un guide pour l’action.
En évoquant ce que fût il y a quarante ans d’avoir vingt ans dans les Aurès, d’y combattre ou d’y être né, votre livre, Madame, nous permet de mieux comprendre la tragédie qui déchire aujourd’hui le peuple algérien et la difficulté qu’éprouve la France pour en parler. II illustre également la fragilité des équilibres institutionnels, leur difficulté à s’établir. II éclaire les incertitudes du politique, ses silences ou ses erreurs quand il fait passer la quête du pouvoir avant le sens de l’intérêt général, l’avenir personnel avant le bien commun. Il rappelle qu’une Nation qui ne sait pas où elle va n’est plus qu’un bateau ivre descendant le fleuve. Enfin, il dit le destin exceptionnel de quelques-uns dont l’ombre majestueuse s’étend sur ces pages. De Gaulle bien sûr. Mendès évidemment.
Votre livre n’est pas un essai isolé. Il est l’avant-dernier tome d’un ensemble considérable, qui constitue votre Histoire de la IVe République. J’imagine que c’est un peu aussi cette somme impressionnante que le jury a souhaité récompenser. À force d’avoir été si mal aimée, notre IVe République est, en effet, mal connue. Sans doute, parce qu’elle a suscité trop d’« illusions » et qu’elle a sombré devant trop de « tourmentes », ainsi que vous l’écrivez. Ces « contradictions », vous avez su leur rendre leur épaisseur et leur dimension tragiques. Ce faisant, presqu’en creux, vous nous avez aussi aidé à comprendre la genèse, la préhistoire dites-vous à l’adresse de vos petits-enfants, de notre République, ce qu’elle rejetait et ce qu’elle ne voulait plus être.
Dans ces pages, on vous retrouve, telle qu’on vous connaît et admire.
D’abord, la journaliste que vous fûtes, au début de votre carrière et que vous êtes un peu restée car on n’abandonne pas ainsi un métier de passion. C’est une profession avec laquelle les hommes politiques, singulièrement ceux qui ne savent comment la prendre, entretiennent des rapports difficiles. C’est une écriture spécifique que les universitaires n’ont pas toujours le bonheur d’aimer. Vous avez les qualités qui sont celles de ces femmes et de ces hommes qui font les journaux, notamment la vivacité de plume, le sens de l’interview, le goût de l‘anecdote et du portrait révélateurs.
L’historienne, ensuite. Dans les années 60, chacun croyait encore que, sans archives, il n’y avait point de salut pour l’historien et que le temps présent était pour lui territoire interdit. En recueillant les témoignages des acteurs, en les croisant, en les confrontant, en en fixant les limites, vous avez contribué à faire de l’archive orale un matériau privilégié du métier de l’historien. Vous avez su encore, bien avant qu’ils ne soient versés dans les fonds ouverts au public, découvrir et utiliser des dossiers et des correspondances personnels. Ce travail, vous l’avez mené parallèlement à Sciences po d’abord, où vous avez créé le service des archives contemporaines, et ensuite, auprès du Président François Mitterrand qui, comme l’avait fait le général de Gaulle, vous vouait toute son estime. De Gaulle-Mitterrand, c’est un tandem d’amitié qu’il n’est généralement pas facile de réunir. Pour ces pistes que vous avez ouvertes et que vous avez pris soin de ne pas refermer derrière vous, les historiens de demain, ceux qui entrent dans la carrière, vous sauront gré.
On retrouve encore dans votre livre votre usage réglé, j’allais dire déontologique, des archives écrites. Ce n’est pas un vain adjectif, quand, aujourd’hui et trop souvent, certains négligent cet impératif.
Enfin vos soucis et vos qualités pédagogiques. Dès les années 70, productrice de télévision, vous avez contribué à introduire l’histoire sur le petit écran. Vous n’avez pas craint d’aborder des sujets difficiles au sens où ils étaient ardus, mais aussi parce que, comme dans vos émissions consacrées aux Français et à la France sous l‘Occupation, ils allaient à l’encontre du « refoulement » des années noires et de l’oubli qui ne règle rien. II faut se souvenir de tout, du Vercors et de Vichy. Parce que l’histoire immédiate construit la mémoire de demain, il faut des universitaires, des chercheurs, des écrivains pour nous aider à voir plus loin.
Vos talents pédagogiques vous les avez aussi exercés comme directrice littéraire aux éditions Fayard où, encore une fois, votre chemin a croisé celui de François Mitterrand dont vous avez été l’éditeur, abeille laborieuse de cet architecte tenace.
Revenons vers ce que vous avez bâti. II y a, et vous l’écrivez vous-même, dans votre Malentendu et Passion, deux livres en un. Le premier est consacré à la crise de Suez, le second au drame algérien. Les deux sont propices pour le politique à méditer les leçons de l’histoire, les risques de notre métier, et le poids des circonstances.
Le malentendu de Suez, fait historique de première importance et qui permet de mieux comprendre le Proche-Orient de 1997 : vous avez établi avec certitude que cette expédition fut l’occasion pour la France de permettre à Israël de se doter de l’arme atomique. Mais ce n’est pas tout. On vous lit et on comprend combien cette si peu invincible armada réunie par une suite de hasards, ce coup de dés qui a entièrement modifié la donne régionale et assuré pour de longues années la domination américaine et l‘influence soviétique dans cette région du monde, doit beaucoup à l’imaginaire et aux schémas de pensée des hommes politiques alors en charge des affaires. Face à Nasser qui n’est pas Hitler, Anthony Eden et Guy Mollet croient pourtant revivre Munich. « II n’est de pire erreur, écrivez-vous, que de voir dans le présent la seule résurgence du passé ». C’est cette leçon notamment que je voudrais retenir. Elle invite à différencier le devoir de mémoire indispensable et les fausses leçons de l’histoire qui stérilisent l’action politique. L’histoire est une incitation à la prudence, pas une invitation à la répétition.
Votre livre, c’est la passion de l’Algérie, aussi. Puisant aux meilleures sources historiques, démographiques, ethnologiques et juridiques, faisant votre miel des travaux de Lucette Valensi, de Pierre Bourdieu ou de Germaine Tillion, vous montrez combien on ne comprend guère l’histoire algérienne et française, les déchirements et les souffrances qui en tissent la trame, si l’on ne remonte pas bien au-delà de l’Isly, de Sidi Ferruch, du duc d’Aumale et de la prise de la smala d’Abdel Khader. Vous dessinez alors une fresque que d’aucuns ont qualifié de Braudélienne, et qui emprunte à coup sûr aux leçons des Annales. Remontant aux plus anciens liens mais aussi aux plus anciens conflits qui ont, tour à tour, rapproché et opposé nos deux peuples, de François Ier au chasse-mouches dont le dey frappa un consul français, vous montrez ainsi que « proximité n’est pas connaissance ». Vous dressez un bilan objectif de l’œuvre de la France en Algérie.
J’aimerais enfin souligner qu’en historienne, vous ne confondez pas l’histoire et les leçons de morale. Vous ne décernez pas de bons points, pas plus que vous ne condamnez. Tout juste soulignez-vous les occasions perdues et le courage de certains visionnaires.
Éclairant par la raison des événements qui ont passionné et marqué les Français, votre livre, Madame, possède enfin des vertus pédagogiques et citoyennes. Celles de l’explication et de l’apaisement. Pour ces deux mille cinq cents pages, vous avez bien mérité de la République des lettres. Pour ces quatre tomes, bientôt cinq, vous avez été choisie par notre Assemblée. Pour votre œuvre entière, œuvre de pionnière, je voudrais vous saluer et chaleureusement vous remercier.