Interviews de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie, dans "Sud-Ouest" du 3 octobre 1997, à Europe 1 le 10, dans "L'Hebdo des socialistes" du 17, et dans "La Croix" du 20, sur le pôle d'enseignement supérieur d'Agen, le procès Papon, l'innovation technologique, la création d'emplois-jeunes dans l'éducation, et les rapports entre la religion et la science.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Parution du livre de M. Claude Allègre "Dieu face à la science", octobre 1997

Média : Europe 1 - L'Hebdo des socialistes - La Croix - Sud Ouest

Texte intégral

Sud-Ouest - 3 octobre 1997

Sud-Ouest : L’université thématique d’Agen, qui ouvre ce matin, vivra-t-elle ?

Claude Allègre : Il n’y aura pas d’université pleine et entière indépendante à Agen. Ce projet n’est pas raisonnable ni très sérieux. J’ai dit à François Poncet, alors que je n’étais pas encore ministre : « Si j’étais ministre, je l’arrêterais tout de suite. » Ce n’est pas particulier à Agen, mais je ne veux pas fabriquer ce genre de choses. Une université par ville moyenne ! J’aime bien Agen. La preuve ? C’est moi tout seul qui ait proposé la création de l’IUT à Agen quand j’étais conseillé de Lionel Jospin. M. François Poncet n’avait rien réclamé du tout. D’ailleurs, je souhaite revoir comment marche cet IUT pour le conforter et le développer si besoin est. Le développement des IUT délocalisés, ça marche si on s’en occupe. Pour les universités, c’est autre chose. Il y a décroissance du nombre d’étudiants en France : ce n’est pas le moment de créer de nouvelles structures. On a créé il y a quelques années des universités dans des villes moyennes, et maintenant certaines ont des difficultés pour attirer les étudiants. Car une université, c’est 5 000 étudiants minimum.

Sud-Ouest : Le décret de création de février 97 est donc caduc ?

Claude Allègre : Je compte effectivement l’annuler.

Sud-Ouest : Agen pensait tenir un projet novateur avec cette université ciblée, professionnalisée, tournée vers l’Europe…

Claude Allègre : Écoutez, université, ça veut dire universel. « Université spécialisée », c’est un oxymore, une contradiction interne. À ce moment-là, pourquoi pas une université dans chaque ville moyenne de France ? Je ne suis pas partisan du saupoudrage.

En revanche, je souhaite que, pour les étudiants d’Agen, les problèmes soient réglés avec Bordeaux. Je me suis assuré qu’ils ne subiraient pas de préjudice en s’inscrivant à Agen, ils seront rattachés à Bordeaux, ils auront leur diplôme. Là-dessus il n’y a pas de problème ; on a mis les moyens qu’il fallait. Je ne suis pas opposé à créer un pôle universitaire à Agen. Mais je veux observer, voir comment il se développe avant de définir des structures plus larges.

Sud-Ouest : Si l’université thématique disparaît, que faites-vous à la place ?

Claude Allègre : Il faut développer à Agen un pôle d’enseignement supérieur rattaché à ce grand centre solide et de grande qualité qu’est Bordeaux. Je pense d’abord à la délocalisation de filières qui sont à l’intérieur de l’université de Bordeaux. D’autre part, on étudie la possibilité qu’il y ait un grand établissement ou une école qui vienne s’établir à Agen. J’ai reçu les députés socialistes (NDLR : de Lot-et-Garonne), qui m’ont fait des propositions, dont l’idée de délocaliser une grande école à Agen, plus réaliste et solide que l’idée d’une université.

Sud-Ouest : Laquelle ?

Claude Allègre : Une école technique. Je pense qu’ils sont l’idée d’avoir une école, par exemple dans le domaine agroalimentaire. Je crois que c’est une bonne idée sur laquelle mon cabinet est en train de travailler. Attention, je ne veux pas contraindre qui que ce soit, mais je veux aider le développement universitaire dans l’Agenais. Donc pas d’effet d’annonce prématurée.

Sud-Ouest : Pau, Bordeaux ou La Rochelle feront-elle partie des universités – dix, avez-vous dit – qui seront ouvertes toute l’année ?

Claude Allègre : Si elles gagnent le concours, pourquoi pas ? On choisira à l’issue de la compétition celles qui feront les meilleures propositions, qui auront su se lier avec les grandes entreprises et dont les enseignants seront prêts à s’investir. Mais je ne peux évidemment pas vous dire qui va gagner…

Sud-Ouest : En cette période de rentrée universitaire, diriez-vous que l’enseignement supérieur pourrait abriter certains privilèges, et que certains statuts seraient à revoir ?

Claude Allègre : Non, je ne dirais pas ça ? Je pense que l’enseignement supérieur français commence à s’en sortir mieux, et j’espère le mettre en état de répondre aux deux grands défis du prochain millénaire : la compétition mondiale, et d’abord européenne, et la formation continue, avec une école distribuée sur toute la vie. Ce sera très difficile, mais c’est ça le pari. Accueillir et former plus d’étudiants étrangers. Donner autant de diplômes en formation continue qu’en formation initiale.

Sud-Ouest : Le procès Papon s’ouvre le 8 octobre à Bordeaux. L’éducation nationale va-t-elle encourager les profs à s’y intéresser ?

Claude Allègre : L’éducation nationale a l’ambition d’enseigner la morale civique ; elle doit enseigner que, quand il y a un procès, c’est à la justice de se prononcer. Il n’est pas question de faire le procès de Maurice Papon à l’école, à la place de la cour d’assises de Bordeaux. Chacun son métier. Mais ce procès Papon est l’occasion pour les enseignants de rappeler les horreurs qui ont été commises pendant la guerre des épisodes épouvantables de notre histoire, et je souhaite qu’ils la saisissent. C’est l’occasion de leçons de morale civiques sur le thème : « Comment un fonctionnaire doit se conduire lorsque les ordres qu’on lui donne vont au-delà de ce que la morale permet ». C’est un sujet de discussion important et même capital.

Sud-Ouest : Rédigerez-vous une circulaire particulière sur ce sujet ?

Claude Allègre : Non. Les enseignants savent ce qu’ils ont à faire, et il y a déjà trop de circulaires. Laissons les enseignants exprimer leurs talents sans contraintes.

 

Europe 1 - vendredi 10 octobre 1997

J.-P. Elkabbach : La Conférence sociale qui s’ouvre aujourd’hui est-elle l’ultime résidu de l’archaïsme national ou le début d’une ère moderne de compromis et d’efficacité sociale ?

C. Allègre : À l’évidence, elle est le début d’une nouvelle ère. C’est le signal suivant lequel, désormais, les gains de productivité ne profitent pas seulement au monde des banques, au monde de l’argent mais va profiter à l’ensemble des gens qui travaillent, puisqu’on leur dit : la machine remplace l’homme, ça va vous donner du temps libre. Je crois que c’est un formidable signal, quoi qu’il arrive, que les progrès techniques, les progrès technologiques ne se font pas seulement au profit de quelques-uns.

J.-P. Elkabbach : On partage mais on ne crée pas des emplois ?

C. Allègre : Eh bien, je crois que si. Je crois qu’on va créer des emplois et je crois que le mouvement va être engagé. Les choses ne se font pas par des coups de baguette magique. Les choses se font, précisément, en dialoguant, avançant et proposant des voies nouvelles. On ne peut pas demander à un gouvernement d’innover et, ensuite, discuter pas à pas le détail de pourquoi on le fait. On n’est pas dans la même logique qu’autrefois.

J.-P. Elkabbach : Mais jusqu’à présent, votre ami passait pour un homme de décision. Là, il paraît englué dans les contradictions des partenaires. On a envie de dire : Jospin hésite alors ?

C. Allègre : Non, Jospin n’hésite pas mais il est extrêmement respectueux du dialogue social. Là aussi, il faut se faire à l’idée de démocratie. Je crois, au contraire, qu’il décidera le moment venu, comme il le fait tout le temps.

J.-P. Elkabbach : Et ce soir, y aura-t-il une loi-cadre, une avancée, les 35 heures ?

C. Allègre : Excusez-moi, je ne suis pas habilité pour vous dire cela, et deuxièmement, je préfigurerais exactement les discussions qui vont avoir lieu.

J.-P. Elkabbach : Mais on peut dire que L. Jospin et la gauche jouent gros aujourd’hui ?

C. Allègre : Je pense que la France est en train de gagner aujourd’hui.

J.-P. Elkabbach : Attendez demain pour la médaille, comme Douillet et les autres.

C. Allègre : Non, je dis que la France est en train de gagner parce qu’elle rentre dans une nouvelle manière. À la fois, c’est un renouveau du dialogue social qui ne s’était pas produit depuis très longtemps et, deuxièmement, c’est la voie vers une nouvelle ère qui est l’ère dans laquelle les gains de productivité profitent à ceux qui travaillent.

J.-P. Elkabbach : La France est aussi dans la recherche, l’innovation. Les jeunes vont probablement se régaler demain et dimanche avec les sciences en fête. Pour la recherche, vous avez offert un beau budget aux scientifiques mais vous dites partout que l’argent n’est pas tout.

C. Allègre : Non, bien sûr, l’argent n’est pas tout. Il y a la manière de le dépenser ; il y a la manière de travailler. La recherche scientifique française est excellente mais, depuis un certain nombre d’années, elle a eu tendance, par souci de trop planifier, de trop prévoir, de trop organiser, de trop gérer, à se bureaucratiser. Les chercheurs passent beaucoup de temps à remplir des papiers, à aller dans des commissions, à se réunir, beaucoup plus qu’à chercher. Par conséquent, je veux redonner beaucoup plus de liberté de création aux chercheurs. Je veux aussi donner plus de chances aux jeunes de faire de la recherche.

J.-P. Elkabbach : Vive les labos, c’est ça ?

C. Allègre : Vive les labos, vive les jeunes, vive l’innovation.

J.-P. Elkabbach : Qui touchez-vous dans la débureaucratisation ?

C. Allègre : Je touche une organisation de système. Je touche Parkinson.

J.-P. Elkabbach : Vous demandez une seule chose aux chercheurs : qu’ils trouvent.

C. Allègre : Qu’ils cherchent d’abord et qu’ils trouvent si c’est possible et je crois qu’il y en a beaucoup qui trouvent quand ils cherchent.

J.-P. Elkabbach : Il y a beaucoup de secteurs que vous encouragez – la biologie, la médecine, la génétique – pourquoi ? Pour avoir des Nobel ?

C. Allègre : Et les sciences humaines.

J.-P. Elkabbach : Ah, parce que j’avais l’impression que c’était escamoté.

C. Allègre : Pas du tout. J’ai dit que la priorité pour cette année serait à la fois d’un côté, la recherche médicale et, de l’autre côté, la rénovation des sciences humaines, avec des thèmes autour desquels je propose de se retrouver, qui sont les termes des sciences de la cognition, de la cité et du travail, savoir ce que veut dire le travail aujourd’hui, savoir comment est organisée la cité.

J.-P. Elkabbach : Voulez-vous des Nobels ou des brevets ?

C. Allègre : Je veux tout. Je veux des brevets et des Nobels.

J.-P. Elkabbach : Pourquoi essayez-vous de donner un coup aux astronautes en disant qu’il n’y a plus de vols habités ? Est-ce que les Français n’ont plus le droit d’aller voir l’espace ?

C. Allègre : Non, je veux que l’Europe soit indépendante sur le plan spatial. Je veux que nous puissions développer des satellites de télécommunications, l’observation de la Terre. Je veux que nous participions à cette extraordinaire aventure que va être l’exploration de Mars et probablement de Vénus.

J.-P. Elkabbach : Autrement dit, qu’on ne cofinance pas les petits boulots que les Américains ne veulent plus faire ?

C. Allègre : Voilà. Je pense que j’ai une grande ambition pour la France et pour l’Europe et je ne crois pas que nous sommes simplement des supplétifs de la Nasa, quels que soient les mérites de la Nasa qui sont immenses.

J.-P. Elkabbach : Vous avez parlé des sciences humaines, comptez-vous sur le procès Papon pour la pédagogie de la mémoire ?

C. Allègre : Je veux rénover l’enseignement de la morale physique à l’école et au lycée. Donc, tous les enseignants sont invités à choisir les faits d’actualité pour les commenter. Ce que je voudrais dire à ce sujet c’est que, premièrement, il ne faut en aucun cas se substituer à la justice parce que ce serait un mauvais enseignement. Il y a un procès, il faut le suivre. Mais il faut sans doute saisir cette occasion pour parler de journées sombres de noire histoire, d’abord de l’Occupation et de toutes les horreurs que nous avons vécues, y compris les valeurs qu’elles véhiculaient, le racisme, la xénophobie, l’intolérance, et puis également un cas moral extrêmement important : jusqu’où un fonctionnaire doit-il obéir ? Doit-il obéir jusqu’à l’horreur ? On sait qu’il y a un général qui, le 18 juin, a refusé d’obéir. Je crois que tout cela est un très bon exemple.

J.-P. Elkabbach : Et sur l’affaire du Var, y a-t-il, là aussi, des leçons de civisme, d’éthique ?

C. Allègre : Sûrement. C’est une affaire horrible, à mon avis. Ce n’est vraiment pas bien du tout de lancer des accusations, comme vient de le dire le ministre de la Défense, sans aucune preuve, de salir des gens, des hommes politiques. C’est vraiment une pratique détestable.

J.-P. Elkabbach : Je vais poser une question que je ne peux pas ne pas poser au ministre Allègre : constatez-vous qu’on ne désamiante pas Jussieu aussi facilement que le croyait le savant Allègre ?

C. Allègre : Non, non, on rénove Jussieu, on finit Jussieu, on fera une belle université qui sera finie, qui sera en sécurité, dans laquelle les étudiants pourront étudier, les chercheurs pourront chercher. Donc, ce n’est pas du bricolage. Ce qu’on avait proposé précédemment, c’était du bricolage et un bricolage qui désorganisait les laboratoires puisqu’il les faisait déménager deux fois. Là, personne ne déménagera deux fois.

J.-P. Elkabbach : Donc, vous ne démordez pas ?

 C. Allègre : Non, parce que je n’ai pas de raison, aujourd’hui, de dire le contraire de ce que je disais hier.

J.-P. Elkabbach : On peut lire aussi pendant le week-end le dernier livre que vous publiez, Dieu face à la science. Pouvez-vous me lire la dernière phrase, une phrase d’un mathématicien, O. Khayyâm, que vous appliquez si on vous demande si vous êtes croyant vous-même ?

C. Allègre : Oui : « Tout le monde sait que je n’ai jamais murmuré la moindre prière. Tout le monde sait aussi que je n’ai jamais essayé de dissimuler mes défauts. J’ignore s’il existe une justice ou une miséricorde, cependant j’ai confiance car j’ai toujours été sincère ».

 

L’Hebdo des socialistes - 17 octobre 1997

Question de Jean Louis Carrère, sénateur socialiste des Landes

Les emplois-jeunes dans l’éducation nationale

Jean Louis Carrère : Je me félicite que les promesses faites, lors de la campagne des élections législatives, de créer 700 000 emplois-jeunes ne concrétisent aussi rapidement et que vous ayez été, Monsieur le ministre, le premier à reprendre la balle au bond en annonçant la création de 70 000 emplois-jeunes dans l’éducation nationale, dont 40 000 seront effectifs dès la fin de cette année. Cette opération a connu un énorme succès : dès l’ouverture de la procédure de recrutement auprès des rectorats, près de 150 000 jeunes s’étaient déjà portés candidats. Vous aviez indiqué que les premières signatures de contrats pourraient intervenir au mois d’octobre. Je souhaiterais donc que vous me donniez des indications sur l’état d’avancement du recrutement et sur ses modalités. Je souhaiterais savoir si certains de ces jeunes ont déjà pris leurs fonctions dans les établissements scolaires et comme se passent leurs premières expériences ?

Claude Allègre, (ministre de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie) : Le plan emplois-jeunes qui concerne l’éducation nationale est bâti, dans sa première phase, de manière à répondre à des problèmes d’emplois, mais aussi à des besoins de l’éducation nationale.

On dit parfois qu’il y a trop de fonctionnaires. Or, nous ne sommes pas un pays qui compte trop d’enseignants. Aux États-Unis, un pays qui n’est pas particulièrement socialiste, 7,2 % de la population active travaillent comme enseignants alors qu’en France ce taux est de 5,9 %. De plus, dans les pays scandinaves, qui sont peut-être un peu plus avancés que nous, ce taux est de 8 %. Je frais tout d’abord remarquer qu’il n’y a pas trop de personne dans l’éducation nationale. La preuve en est d’ailleurs que les entreprises de notre pays créent des systèmes de formations parallèles à l’éducation nationale.

Les emplois-jeunes permettront de répondre à la satisfaction d’un besoin, à savoir changer les rythmes d’éducation des enfants. Nous les avons concentrés, d’abord, sur le primaire, qui bénéficiera, dans une première phase, de 30 000 postes.

La campagne se déroule dans ces conditions favorables. Par ailleurs, un sondage a montré que les enseignants y étaient favorables. Par conséquent, je crois que nous allons pouvoir avancer dans le sens d’une amélioration du travail et des tâches dans l’éducation nationale.

Je m’adresse à certains élus de l’opposition qui ont voté d’autres dispositions, qui ont contribué à lancer d’autres expériences, en vue d’améliorer les rythmes scolaires, notamment. En l’occurrence – c’est une grande différence – d’autre part, cela sera intégré dans l’école. En effet, toutes les expériences précédentes consistaient à faire payer les collectivités territoriales.

Nous avons décidé que, pour le suivi des emplois-jeunes, nous mettrions sur pied des commissions dans lesquelles les élus seraient associés.

 

La Croix - Octobre 1997

La Croix : Pourquoi avez-vous rédigé cet ouvrage ?

Claude Allègre : Je n’ai pas eu de crise de mysticisme ! Mais il y a eu deux raisons principales. D’abord, le domaine dans lequel je travaille, la géochimie, connaît aux États-Unis des problèmes très sérieux : j’ai des collègues qui ont des ennuis parce qu’ils travaillent sur l’âge de la Terre et sont, dès lors, en contradiction avec ce que prônent les fondamentalistes qui ont une lecture littérale de la Bible, où la Terre ne devrait avoir que 4 000 ans, Je fais d’ailleurs partie des scientifiques qui ont daté l’âge de la Terre à 4,45 milliards d’années. D’autre part, j’ai été amené à réfléchir à la question que m’a posée Denis Jeambar dans mon dernier livre : la science a-t-elle remplacé Dieu au sein des sociétés modernes ? C’était un sujet qui m’interpellait.

La Croix : Malgré votre titre, n’est-ce pas un livre sur les rapports de la science avec la religion, plutôt qu’avec Dieu ?

Claude Allègre : Pour un homme de science, le concept de Dieu existe d’abord à travers les religions. C’est pour cela qu’une bonne partie de mon livre est consacrée à l’histoire des rapports entre science et religion. Ce que j’ai cherché à montrer, c’est que ces deux systèmes, démarche de croyance et raisonnement scientifique, ont été, au cours du temps, intimement liés et en même temps disjoints. La science n’arrivera jamais à démonter l’existence ou la non-existence de Dieu. De même, les religions n’ont pas la capacité de stopper le développement de la science.

La Croix : Sous le terme global de religion, ne mettez-vous pas une expression particulière des religions ; le fondamentalisme ?

Claude Allègre : Non, je ne dis pas cela. L’église catholique a évolué sur l’héliocentrisme en reconnaissant que Galilée avait raison : la Terre tourne bien autour du Soleil et non l’inverse. Elle a également admis la théorie de l’évolution des espèces, mais elle n’a toujours pas réhabilité Giordano Bruno (1) et continue à refuser les techniques de contraception, ce que je comprends mal. En revanche, j’admets tout à fait qu’il y ait un problème très important et très difficile pour l’Église et les croyants sur l’avortement, lié à une question biologique redoutable : à partir de quand un embryon est-il animé d’une vie autonome ?

Je prône essentiellement la tolérance et le non-dogmatisme dans tous les domaines

Les religions imprègnent et contribuent à structurer les sociétés, mais si elles n’évoluent pas, on va favoriser le développement de sectes pas toujours très convenables, ce qui m’inquiète beaucoup. Ou alors, on va effectivement évoluer vers l’intégrisme, ce qui n’est pas mieux.

La Croix : Mais vous semblez faire une différence entre dogme et religion. Si une religion est minoritaire, ou si elle n’a pas l’appui d’un État, alors elle ne serait pas dogmatique et laisserait la science éclore ?

Claude Allègre : En rédigeant ce livre, j’ai trouvé une motivation supplémentaire : la lutte contre tous les intégrismes. Non seulement celui des religions mais aussi celui des scientistes : Auguste Comte, chef de file des positivistes de la Troisième République avait carrément fondé une religion de la science ! Ça, c’est anti-scientifique. Toute vérité scientifique est provisoire et appelée à être dépassée. Je prône essentiellement la tolérance et le non-dogmatisme dans tous les domaines.

La Croix : Est-ce que ce n’est pas l’ignorance qui est l’ennemi de la science et attise les fondamentalismes ?

Claude Allègre : C’est pour cela aussi que je développe les aspects historiques des relations sciences-religions. La conception de Saint-Bernard de l’ignorance pieuse : « Je crois, donc je n’ai pas besoin de savoir et je ne dois pas chercher à savoir » revient à plusieurs reprises dans l’histoire des Églises.

Mais, en même temps, c’est la religion judéo-chrétienne, par sa structure, par l’existence du Livre, par la création des universités pour l’exégèse de ce Livre, qui a permis le développement de la science. Ensuite, la division du monde judéo-chrétien en différentes religions a établi une rivalité, une compétition qui, paradoxalement, a aussi été le terreau de la science occidentale. C’est l’autorité incontestée qui est l’ennemie de la science.

La Croix : Que voulez-vous dire par « les religions doivent s’adapter » ?

Claude Allègre : Il y a des heurts quand les religions refusent d’admettre que l’écriture d’un livre, même sacré, dépend des connaissances d’une époque donnée : la Bible est datée. Les juifs, une fois que le temple de Salomon fut détruit, avaient le choix entre deux attitudes : soit ils perdaient la foi parce qu’ils avaient le sentiment de n’être pas le peuple élu qu’on leur disait être, soit ils interprétaient la Bible pour comprendre ce qui leur arrivait. L’histoire leur a fait faire cet effort, excepté là encore les extrémistes. Depuis, à chaque découverte scientifique, il y a discussion et réinterprétation des textes sacrés.

Mais toutes les religions peuvent réinterpréter, donner une explication des textes en se basant sur la science : par exemple, on peut tout à faire voir l’évolution comme inscrite de manière allégorique dans la Bible, si on regarde l’ordre dans lequel est indiquée la création des espèces et qu’on ne s’attache pas au sens littéral du texte. C’est ainsi que le bouddhisme, l’islam ont intégré la théorie du « big bang ». Et ces exercices de réinterprétation font travailler l’imagination, ce qui est bien.

(1) Dominicain italien condamné pour hérésie et brûlé vif à Rome. Il avait notamment prôné l’héliocentrisme de Copernic.