Texte intégral
Al Hayat : Votre passage dans ces trois pays, Liban-Syrie-Jordanie, était fort attendu. Quel bilan faites-vous de cette visite ?
Hubert Védrine : Je vous rappelle que la France a une action continue vis-à-vis du Proche-Orient, et cela même quand il n’y a pas de voyages sur place du Président ou du ministre des affaires étrangères. Cette action se mène tous les jours : depuis Paris, au Conseil de sécurité, au sein de l’Union européenne des Quinze. Mais aller dans chacun des pays, être reçus par les responsables, discuter chez eux des problèmes du moment est irremplaçable. J’ai donc trouvé, durant ce voyage, une forte confirmation de quelque chose qui était évident mais qui est là encore plus clair pour moi, qui est l’intérêt d’aller régulièrement sur place, à condition que nos partenaires comprennent que chaque visite n’est pas forcément l’annonce d’une « initiative » spectaculaire comme si nous pouvions à nous tout seuls modifier les données de la géopolitique, de l’histoire et de l’actualité politique, mais un temps fort dans un processus continu. J’ai le sentiment que c’est très bien compris, comme cela avait été le cas en novembre, même en Israël où l'attitude est plus mélangée en ce qui concerne l'éventuelle intervention des pays européens, et évidemment chez les Palestiniens et en Egypte. Les Libanais, les Syriens, les Jordaniens demandent à la France de rester très engagée. Ils ont le sentiment que si la France ne maintenait pas cette tension permanente pour la recherche d'une solution, la position européenne moyenne ne tarderait pas à s'édulcorer. Je les ai trouvés tous très réceptifs à l'idée que la politique française doit être forte et visible mais qu'elle ne doit pas chercher à se singulariser, pour le plaisir, mais au contraire contribuer à faire évoluer les Européens et à renforcer la politique européenne. C'est la même chose par rapport aux États-Unis. C'est très important que cela soit bien compris. Des rivalités franco-américaines ou euro-américaines là-dessus, cela ne les intéresse pas tellement. En revanche, ils espèrent que la France pourra, par la force de sa politique, amener les États-Unis à évoluer.
Al Hayat : Cela vient aussi du fait que vous êtes connus dans la région pour avoir des relations et une stratégie avec les États-Unis différentes du passé et que vous avez donc des relations très fortes avec Madeleine Albright et l'administration américaine.
Hubert Védrine : Oui, bien que nos analyses soient souvent différentes. Nous nous informons mutuellement et essayons de faire converger nos efforts.
Al Hayat : Pensez-vous que le fait que vous mettez systématiquement votre homologue américaine au courant de vos intentions avant un déplacement ou une décision et de discuter avec elle à l'avance donnera des résultats ?
Hubert Védrine : C'est une information mutuelle. Je ne dis pas que cela change tout, mais que cela mérite d'être essayé. J'ai noté que mes interlocuteurs trouvaient cela réellement encourageant. Je pense qu'ils estiment tous que si les États-Unis, l'Europe et la Russie arrivaient à avoir une action convergente, à partir de quelques principes de base, de ce qu'il faut mettre en œuvre pour relancer le processus de paix, cela pourrait changer les choses. Ils préfèrent cela à une sorte de rivalité, comme si les pays occidentaux étaient en compétition pour des Oscars ! Cette approche se combine très bien avec le dynamisme français.
Al Hayat : Quelles sont vos impressions et votre bilan de vos discussions avec le Président Assad, le roi de Jordanie et les trois présidents libanais ? Y a-t-il encore pour eux un moyen pour sortir le processus de paix de son impasse ?
Hubert Védrine : Aucun d'eux n'est optimiste à court terme, pour des raisons évidentes. Néanmoins, il n'est pas question de baisser les bras. C'est pour cela que nous avons besoin d'être parfaitement à jour sur l'analyse que font les uns et les autres de tout élément nouveau. Par exemple, le Premier ministre et le ministre israélien de la Défense ont mentionné récemment pour la première fois la résolution 425. Est-ce important ou pas ? En fait aucun dirigeant de la région ne pense aujourd'hui que le contexte se prête à un véritable mouvement et le blocage, l'enlisement du processus de paix se répercute sur tous les terrains. C'est vrai, bien sûr, dans la relation israélo-palestinienne, c'est vrai aussi dans la relation israélo-syrienne et dans la relation israélo-libanaise. C'est vrai globalement.
Al Hayat : Qu'est-ce qui changerait les choses ?
Hubert Védrine : Une volonté du gouvernement israélien de revenir aux engagements pris à Oslo et après, ce qui entraînerait, je le pense, la possibilité pour l'Autorité palestinienne de réagir de façon constructive. Relancer un cercle vertueux plutôt qu'un cercle vicieux en quelque sorte. Nous n'en sommes pas là. À cet égard, la démission de M. David Lévy n'est pas un fait positif. Il faut pourtant persévérer.
Al Hayat : Le volet israélo-palestinien étant plus compliqué que les volets syro-israélien et libano-israélien, voyez-vous une petite fenêtre pour le déblocage des deux volets syrien et libanais ? Ou est-ce que tous sont dans la même situation ?
Hubert Védrine : De notre point de vue, rien n'empêche a priori de regarder comment on pourrait redémarrer sur l'un ou l'autre des volets. Par exemple, les Israéliens viennent de mentionner la 425 ; c'est un progrès. Mais ils l'assortissent de conditions multiples de sécurité qui vont au-delà de la résolution, et qui rendent improbable une suite concrète. Les Libanais ne trouvent pas justifié d'entrer dans des négociations à ce sujet alors que la 425 est très claire et ne comporte pas de conditions, et que les modalités de sa mise en œuvre sont définies par la 426. Là-dessus, si on peut parler et si on peut clarifier les choses, si on peut transmettre des messages, créer des occasions de dépasser cette contradiction initiale, tant mieux. Après tout, nous jouons déjà depuis 1996 un rôle très important dans le groupe de surveillance des accords du Sud-Liban qui fonctionne et qui a circonscrit la tension même s'il n'a pas réglé le problème au fond. Cela peut préfigurer une méthode pour plus tard, plus largement. Rien n'empêche d'explorer. En ce qui concerne les relations entre Israël et la Syrie, la France serait heureuse de contribuer à préciser les conditions – ou l'absence de conditions –permettant la reprise des discussions.
Mais il est clair que dès lors qu'on avancerait un peu sur ces terrains, de même que si les choses redémarraient vraiment entre Palestiniens et Israéliens, on retrouverait vite l'interconnexion entre les différents problèmes. Si nous parlons de solution d'ensemble, c'est parce que ces problèmes sont vraiment imbriqués. Rien ne doit nous empêcher d'explorer inlassablement les possibilités de relancer sur tel ou tel point mais, pour obtenir la stabilité au Proche-Orient, il faudra avoir apporter des réponses à l'ensemble des questions concernant les relations entre Israël et les Palestiniens bien sûr, mais aussi ses relations avec ses autres voisins.
Al Hayat : Dans le passé, la France disait clairement qu'il fallait qu'Israël applique la 425. Maintenant vous liez l'application de la 425 au Sud-Liban au retrait israélien du Golan aussi. Pourquoi ?
Hubert Védrine : Ce n'est pas la France qui lie la 425 à la paix globale dans la région, ce sont les parties prenantes qui se sont rendu compte que les choses étaient liées d'une façon ou d'une autre. Ce n'est pas pour créer des conditions supplémentaires que nous disons cela, c'est au contraire pour bâtir des solutions qui tiennent la route.
Al Hayat : Vous avez emmené avec vous un parlementaire français, Gérard Bapt, proche de l'opposition libanaise à Paris. Est-ce qu'il y a une nouvelle approche française vis-à-vis de l'opposition libanaise à Paris, comme le général Aoun qui peut maintenant s'exprimer en France ?
Hubert Védrine : Il n'y a rien de changé en ce qui concerne notre politique envers les personnalités politiques ou les réfugiés politiques qui se trouvent en France. Elles sont astreintes à une certaine retenue, même si celle-ci n'est pas définie de façon bureaucratique ou réglementaire. La question du général Aoun est une question qui concerne les Libanais et non les Français. En ce qui concerne M. Gérard Bapt, j'avais indiqué à l'Assemblée nationale que je serais heureux d'emmener un parlementaire avec moi. C'est logiquement le président du Groupe d'amitié France-Liban qui a été désigné. Il ne faut pas y voir d'intentions cachées.
Al Hayat : La dernière crise entre l'Iraq et l'UNSCOM causée par le refus iraquien d'accepter les Américains de l'UNSCOM va-t-elle diviser le Conseil de sécurité ?
Hubert Védrine : Non, car nous avons une position très claire sur le fait que l'Iraq doit appliquer les résolutions, y compris celles qui prévoient les inspections. D'ailleurs, la question n'est pas de savoir si nous sommes « proches des États-Unis » ou loin d'eux. Nous sommes co-responsables, co-auteurs, co-signataires des résolutions du Conseil de sécurité qui ont organisé ces systèmes d'inspection après la guerre du Golfe pour mettre fin au surarmement de l'Iraq constaté à l'époque, pour arriver à une situation où l'Iraq disposerait de l'armement nécessaire à sa stricte sécurité mais sans représenter une menace pour quiconque. Donc, il ne s'agit pas d'être proche d'un autre pays, mais d'être cohérent avec nous-mêmes. Nous n'avons cessé de répéter que l'Iraq devait remplir ces obligations. En même temps, nous avons toujours indiqué que dès que l'Iraq aurait rempli ces obligations, nous serions heureux de constater que le moment était venu de lever l'embargo. Nous le souhaitions pour l'Iraq et la région. Nous n'introduirons pas de conditions nouvelles. Il n'y a pas de résolution cachée. J'ajoute que, sur le plan humanitaire, la France œuvre à un élargissement très substantiel de la résolution « pétrole contre nourriture », pour que la population souffre moins de cette situation.
Al Hayat : Les compagnies pétrolières françaises, Elf et Total, sont-elles en mesure de signer avec l'Iraq un contrat pour le développement des champs pétroliers si ce contrat n'est appliqué qu'après la levée de l'embargo ?
Hubert Védrine : Vous posez une question qui ne repose que sur des hypothèses. Beaucoup de compagnies pétrolières ont des contacts avec les autorités iraquiennes. Elles savent toutes qu'elles ne doivent pas contrevenir aux résolutions du Conseil de sécurité. Tout le reste est spéculation.
Al Hayat : Que peut faire la troïka européenne qui va visiter l'Algérie ? Est-ce que c'est pour calmer les opinions publiques européennes ou est-ce vraiment utile ?
Hubert Védrine : C'est à mes yeux un pas positif et un vrai progrès que les autorités algériennes aient accepté ce contact (après un changement de niveau). Cela veut dire qu'ils admettent qu'un pays soit souverain et qu'en même temps il dialogue et discute. Je crois savoir que les autorités algériennes ont également accepté la venue de parlementaires, notamment européens et peut-être aussi de parlements nationaux. De même que leur attitude à l'égard de la presse internationale est plus ouverte ces derniers temps. Ce sont des progrès modestes mais réels.
Al Hayat : À la fin du mois, les États-Unis vont décider si oui ou non ils vont appliquer la loi d'Amato de sanctionner les compagnies internationales comme Total qui a investi et signé avec l'Iran. Quelle sera la position de la France si le Président Clinton décide de l'appliquer ?
Hubert Védrine : La position de la France est bien connue : nous ne reconnaissons pas la validité de cette loi qui est américaine et qui s'applique aux entreprises américaines. Les autres membres de l'Union partagent la même position et j'espère que cette question continuera à être traitée avec modération et sagesse.
Al Hayat : Vous ne vous êtes pas rendu encore en Arabie saoudite, pays très important pour la France. Comment se fait-il ?
Hubert Védrine : J'ai l'intention d'aller dans les prochaines semaines en Arabie saoudite car le dialogue politique entre la France et l'Arabie est très important.