Texte intégral
Q - L'Europe est-elle désormais la ligne de partage politique ? Le débat entre les fédéralistes, les partisans de l'Europe des nations et les souverainistes a-t-il pris le pas sur le clivage traditionnel droite-gauche ? À une semaine du vote, ces élections européennes ont-elles ou non changé quelque chose au paysage politique français ? Sont-ce d'ailleurs pour les responsables politiques, des élections européennes ou plutôt un test national préparant les municipales de 2001, les législatives un an plus tard et finalement l'élection présidentielle ? La question s'impose car on a peu parlé de l'Europe pour ces élections européennes alors que la guerre du Kosovo, pour laquelle il n'y a toujours pas d'accord de paix, que la dioxine dans l'alimentation et la chute de l'euro sont autant de réalités européennes. Sept mois de campagne, c'est la dernière semaine : qu'est-ce qui a changé à vos yeux dans le paysage politique français ?
– « Ce qui est en train de changer, c'est qu'il y a des têtes de listes, il y a des groupes politiques, comme les Verts, qui parlent de l'Europe, qui ont pris ces élections européennes au pied de la lettre et qui ont un projet européen. On appelle cela : réinventer l'Europe ; c'est : pousser l'Europe, non seulement l'Europe fédérale mais les institutions communautaires. Mais justement vous avez parlé de la dioxine : que faire pour changer l'agriculture européenne pour que ces folies s'arrêtent – on a la “vache folle”, le “poulet fou” ? Alors, comment arriver à interdire les farines animales ? Comment faire l'unité sociale de l'Europe, c'est-à-dire comment, avec des directives, pousser à l'harmonisation sociale pour que la concurrence déloyale, les délocalisations sauvages, ne puissent avoir lieu en Europe ? Voilà le projet. Cela a changé pour nous. Et puis ce qui n'a pas changé, c'est que la plupart des têtes de liste pour ces élections européennes font de ces élections européennes un tour de circuit pour leur destin hexagonal. Donc il y en a qui prennent l'Europe au sérieux et d'autres qui prennent les élections européennes pour leur destin personnel. »
Q - Mais est-ce que l'Europe est en train de modifier structurellement le paysage politique ? Moi, je vous ai observé, hier soir, avec M. Bayrou : c'est vrai que sur le fédéralisme vous êtes d'accord. On a l'impression d'un seul coup qu'au fond, le paysage politique est en train de s'organiser différemment ; qu'on n'est pas obligé d'être de droite ou de gauche mais que, désormais, la vision que l'on a de l'Europe peut-être, en effet, l'objet d'un débat politique ?
– « Je vous donnerai un autre exemple. Il y a une centaine d'années, la droite était royaliste et catholique et la gauche était républicaine. Et le débat était : République ou royauté ! C'est fini, cela. Tout le monde est républicain. Eh bien, demain, le débat ce ne sera pas : pour ou contre l'Europe. C'est fini. Les souverainistes, c'est comme les royalistes, ce sont des espèces en voie de disparition. Ils vont au musée, point à la ligne ! Non, le problème c'est : quel contenu à l'Europe ? Et là, il y a une droite et il y a une gauche. Il y a des institutions démocratiques, il y a un fédéralisme européen. Il faut y mettre quelque chose dedans. Comment réguler les marchés ? Comment réguler l'environnement ? Comment faire avancer le rôle de l'Europe face au monde, par exemple au Tiers monde ? Comment réguler la spéculation financière, une taxe Tobin, c'est-à-dire une taxe pour empêcher qu'il y ait une spéculation ? Et une dernière chose : comment réguler les fonds de pensions américains qui sont investis en Europe ? Regardez : un tiers du capital d'Elf, ce sont des fonds de pensions américains et aujourd'hui, vous avez la situation où Elf fait des bénéfices et en même temps licencie. C'est inacceptable ! Et c'est à l'Europe, parce que l'Europe est la masse critique, de réguler cet état de chose pour arriver à un mieux-être social et écologique. »
Q - Mais vous nous dites que c'est une réalité l'Europe ou est-ce que c'est encore une théorie ? Est-ce que c'est encore un discours politique ? Regardez le Kosovo : l'Europe n'existe pas, la paix n'est toujours pas conclue et les Européens ne sont pas très dans le système là-dedans ?
– « Non, ce n'est pas vrai. Il y a deux choses. D'abord l'Europe existe : on a fait l'euro. À partir du moment où on a fait l'euro, on ne peut pas laisser l'Europe bancale. L'euro a des difficultés. Pourquoi ? Parce que personne n'entrevoit en ce moment le projet social de l'Europe. »
Q - On n'en parle pas beaucoup au passage ?
– « Oui, parce que justement, parler du projet social, cela obligeait tout le monde à s'investir dans un destin européen. Et comme les têtes de liste ne veulent pas s'y investir, ils n'en parlent pas. Vous avez tout à fait raison. L'euro se stabilisera quand le projet social de l'Europe, l'équité sociale en Europe, on pourra la sentir et la voir. Et sur le Kosovo, ce n'est pas vrai : le Kosovo c'est trois étapes. Un échec de l'Europe : pendant dix ans, notre incapacité à soutenir en amont, dans la prévention des conflits, la résistance de Rugovar. Deuxième partie : l'Europe prend une initiative jusqu'à Rambouillet mais comme Milosevic refuse, il y a une intervention militaire et, là, la force américaine – parce qu'il n'y a aucun débat de l'Europe pendant dix ans de faire la défense européenne, eh bien on a besoin des Américains. Mais dans la gestion de la sortie du conflit, c'est la conception européenne de réintégrer les Russes, d'arriver au Conseil de sécurité qui s'impose contre les Américains. »
Q - Oui, mais alors, comme vous le disiez hier soir, quel échec quand même que ce soit la guerre qui puisse peut-être être l'acte fondateur de la défense européenne !
– « Oui, c'est un échec parce que cela fait dix ans, cela fait quinze ans qu'on n'arrête pas de parler de souveraineté, qu'on a parlé de défense nationale. Encore aujourd'hui, M. Sarkozy, quand on lui demande : la défense européenne ? Il dit qu'il faut que les Anglais et les Français se mettent d'accord pour protéger l'Europe avec leurs forces de dissuasion. Il ne pense même pas à demander aux Européens ce qu'ils veulent comme défense. Et moi, je crois que tant qu'on n'aura pas abandonné l'idée d'Europe des nations et qu'on n'arrivera pas à la communauté européenne, à faire fonctionner l'Europe par ses institutions communautaires et démocratiques – donc de renforcer le Parlement, de renforcer l'exécutif –, on n'arrivera pas à cela. Et, dernier exemple : c'est quand même dommage qu'on ait mis M. Solanas pour responsable de la politique étrangère de sécurité. Il est aujourd'hui représentant de l'Otan et pas en tant que personne. On en fait un personnage qui soit nommé par les gouvernements, donc ce doit être un commissaire. Le monsieur politique étrangère doit être l'expression de la Commission européenne. Donc je crois qu'on est encore au milieu du chemin. C'est pour cela que cela ne fonctionne pas. Et sur la guerre, c'est vrai que c'est dommage. Mais ce qui est en train de naître, en même temps – et l'Europe y participe – c'est une idée de souveraineté éthique dans le monde, c'est-à-dire un ordre mondial juridique. Que Milosevic et Pinochet soient accusés aujourd'hui, démontre qu'il y a une volonté des sociétés à ne plus supporter les dictateurs. C'est le sens de l'Europe. L'Europe doit prendre cela à son compte. Sur le Tribunal pénal international, c'est l'Europe qui dit oui et qui finance, ce sont les États-Unis qui disent non et qui ne veulent pas financer. »
Q - Incohérence quand même : tribunal pénal international et puis on négocie avec Milosevic ! Ce n'est pas facile à avaler quand même !
– « On négocie avec des preneurs d'otages tant qu'il y a une prise d'otages. Sinon vous ne faîtes rien. »
Q - Il le sait et il n'y a toujours pas d'accord ?
– « Il y aura un accord. Les réfugiés Kosovars vont rentrer. Parce que les Européens sont persuadés, et ils y poussent, qu'il n'y aura pas de partition. Alors que les Américains, Madame Albright, avaient un moment parlé de la partition du Kosovo. Ce sont les Européens qui l'ont empêchée. Donc, il faut critiquer l'Europe quand l'Europe ne va pas assez vite mais il faut dynamiser l'Europe, il faut aller plus loin avec l'Europe sociale, l'Europe écologique. Et quand l'Europe fait des choses bien, il faut le dire aussi. »
Q - Et nous, les citoyens, croyez-vous que nous soyons déjà, parce que vous avez aussi prononcé la formule, un peuple européen ? Est-ce que nous sommes fédéralistes et est-ce qu'on a envie de cela ou pas ?
– « Une partie de la population oui. Les jeunes ont envie de découvrir l'Europe. Nous sommes fédéralistes dans le sens où la majorité des citoyens européens sentent bien que pour se rassurer, pour avoir un équilibre dans le monde ils ont besoin de l'Europe. Et maintenant, ils cherchent des repères. Comment y arriver ? Nous sommes la force politique, peut-être la seule qui soit capable de donner une dynamique à cette construction européenne d'un côté et à fédérer des majorités pour faire avancer l'Europe. Mon credo, c'est : n'écoutez pas ceux qui ne parlent que de Paris pour les élections européennes, ou de municipales ; écoutez ceux qui parlent de Bruxelles et à Strasbourg et du contenu de ce qui doit être fait à Bruxelles et à Strasbourg, parce que ce sont des élections européennes. Ne vous laissez pas leurrer. Par exemple, l'extrême gauche dit : il faut sanctionner le Gouvernement. Non ! Il faut proposer une politique européenne pour justement l'Europe sociale – c'est-à-dire contre les délocalisations – ; pour l'Europe psychologique ; pour qu'on interdise l'agriculture intensive comme elle est, qu'on arrive à une autre agriculture pour qu'il n'y ait plus de dioxine dans notre nourriture. »
Q - Est-ce qu'on peut arriver à des paradoxes tels que finalement les citoyens aillent plus vite que les politiques et qu'ils aient finalement peut-être la tête plus européenne qu'eux ?
– « J'en suis persuadé. Je suis persuadé qu'il y a une envie d'Europe chez les citoyens et il y a une peur parce qu'on n'en voit pas les contours et la responsabilité en vient, je le répète, aux politiques. Par exemple, voyez la parité ! Tout le monde est pour. Que propose le Gouvernement français pour les deux commissaires français ? Comme par hasard : deux hommes. Comme par hasard ! Et M. Chirac, et M. Jospin, c'est scandaleux ! Dans un moment très fort où l'on veut la parité, cela veut dire changer le monde et le rapport des hommes à la vie quotidienne. La parité, c'est permettre aux femmes de faire de la politique, c'est obliger des hommes à s'occuper du quotidien. C'est cela révolution culturelle nécessaire pour arriver à la parité. Et là, il y a peu de propositions qui sont faites par la plupart des partis. Je le répète, symboliquement, les deux commissaires français doivent être un homme et une femme. Là, au moins, Chirac peut faire valoir la cohabitation avec intelligence. »
Q - Avec l'énergie que vous dégagez, elle est déjà faite l'Europe là. C'est fini, c'est gagné ?
– « Non, pas du tout. L'Europe se fait d'une manière ou d'une autre. On peut avoir une Europe néo-libérale ou on peut avoir une Europe sociale. On peut avoir une Europe écologique ou on peut avoir une Europe, disons, non écologique. On peut avoir l'Europe au développement durable ou on peut avoir l'Europe destructrice de l'énergie nucléaire etc. Le contenu de l'Europe n'est pas fait. C'est un débat politique comme le contenu de la France ou de l'Allemagne. »
Q - Et on vote pour cela dimanche.
– « Pour nous. »
Q - Je n'ai pas dit ça.
– « Moi, je le dis. »