Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France 2 le 16 janvier 1998, sur le prochain voyage de la Troïka européenne en Algérie, le refus irakien de recevoir les experts de l'ONU et les pressions mondiales pour la reprise du processus de paix au Proche-Orient.

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Média : Emission Les Quatre Vérités - France 2 - Télévision

Texte intégral

F. Laborde : Finalement, l’Algérie accepte la venue de la troïka européenne. Il y a eu un petit cafouillage au début. Qu’est-ce qui s’est passé ?

H. Védrine : Une mise au point.

F. Laborde : Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Une maladresse des Européens qui avaient proposé une délégation pas assez prestigieuse ?

H. Védrine : Ce n’est pas une question de prestige. Ce n’était d’ailleurs une maladresse de personne. C’est un tâtonnement, c’est une mise au point. L’essentiel est que cela débouche. Du côté des pays membres de l’Union européenne, qui parlent souvent de l’Algérie dans leurs réunions – nous en parlons souvent et vous comprenez bien pourquoi –, il s’agit de savoir comment nous pouvons aider l’Algérie et si nous pouvons l’aider. Nous le voulons parce que les souffrances des populations sont intolérables. Et finalement, il y a une discussion sur le niveau, la composition, les sujets à traiter et cette troïka, conduite par un secrétaire d’État britannique, va aller discuter avec les autorités algériennes.

F. Laborde : Mais la mission, c’est quoi ? Ce n’est pas d’enquêter sur les massacres.

H. Védrine : La mission est d’écouter les Algériens et, d’autre part, de faire part aux Algériens d’un certain nombre de propositions européennes ou de dispositions à les aider. Naturellement, on ne peut les aider contre leur gré. C’est un pays indépendant et souverain. L’essentiel est que cette discussion politique s’amorce de cette façon-là. D’ailleurs, on ne peut pas dire qu’elle n’existe pas du tout, cette discussion. Le ministre algérien est allé devant le Parlement européen, il a rencontré des dirigeants de la Commission, il a rencontré beaucoup de ministres européens dans les mois écoulés. Je l’avais rencontré, moi-même, à Alger, en juillet. Sous cette forme plus clairement européenne, à savoir la troïka, c’est la première fois et c’est une bonne chose.

F. Laborde : Quelles solutions les Européens peuvent-ils offrir aux Algériens ?

H. Védrine : C’est fondamentalement un drame algérien. Donc il s’agit d’exprimer notre disponibilité. S’il y avait une solution miracle à proposer, on la connaîtrait déjà. Donc, il ne faut pas vivre dans l’idée que l’on va arriver avec une solution toute prête. C’est le contraire d’un dialogue d’ailleurs. Non, il s’agit d’entamer une discussion parce que tout en respectant la souveraineté nationale, ce qui est une évidence pour tout le monde, on ne peut pas rester indifférent. Après, il faut entrer dans la discussion précisément. Alors les Algériens demandent certaines choses et il faut voir si l’ajustement se fait.

F. Laborde : Quel type d’information peut-on recueillir sur place, comme cela, avec une délégation européenne ? Cela va être un déplacement très officiel.

H. Védrine : Oui, mais le déplacement très officiel permet de parler avec des autorités qui ont des choses à dire et qu’il faut écouter. De même que quand des parlementaires européens iront dans quelque temps, ce qui est également un progrès, ils rencontreront des parlementaires des différents partis – sept ou huit – qui sont représentés au sein de l’Assemblée algérienne. Donc c’est une information mutuelle. Ce n’est pas une investigation. Cela permet d’obtenir l’avis des responsables divers puisque quand je parlais des partis politiques, il y a un éventail de positions sur la situation, sur ce qu’ils veulent, sur ce qu’ils demandent. Et il faut leur faire comprendre par ailleurs que si l’Europe fait cette démarche, exprime cette disponibilité, encore une fois ce n’est pas parce qu’elle veut régler leurs problèmes à leur place ou s’ingérer d’une façon contraire au droit international, mais parce qu’on ne peut pas être passif.

F. Laborde : Est-ce que vous comprenez les Algériens quand ils disent que certains pays européens – la Grande-Bretagne notamment – abritent sur leur territoire des gens qui sont plutôt proches des islamistes radicaux et que tout cela n’est pas très fair-play ?

H. Védrine : Ce n’est pas tellement une question de fair-play mais c’est vrai qu’il y a un certain nombre de dirigeants arabes – c’était le cas, par exemple, du président Moubarak, il y a quelques semaines, après l’attentat de Louxor – qui reprochent à un certain nombre de pays européens – ils ont cité la Grande-Bretagne à plusieurs reprises – d’accueillir sur leur sol des gens dont ils pensent que ce sont des dirigeants de mouvements, des bases arrières. Naturellement, il y a une question de l’État de droit, il y a une question de garanties qui est celle dont bénéficient les réfugiés politiques. Est-ce que ce sont des réfugiés politiques à proprement parler ? Est-ce qu’ils exercent la retenue qui doit s’accompagner de cette situation ? Il y a là une discussion à avoir.

F. Laborde : Vous comprenez les Algériens quand ils disent cela ?

H. Védrine : Je note qu’ils posent cette question, donc c’est l’une des questions dont il faut parler.

F. Laborde : Toutes les fuites qu’il y a eu sur l’idée que peut être l’armée algérienne pourrait elle-même être impliquée dans un certain nombre de massacres, ce sont des informations qu’on prend en considération au niveau ministériel ou au niveau européen des affaires étrangères ?

H. Védrine : Les Européens, sans arrêt, dans toutes les réunions mensuelles dites du Conseil des affaires générales recoupent leurs analyses et leurs informations sur tous les plans. C’est assez dur de se faire une idée précise et claire mais les éléments dont on peut disposer ne recoupent pas cela pour le moment. Mais il n’y a pas d’information tout à fait sûre non plus. C’est pour cela que d’une façon ou d’une autre, il faut entamer ce dialogue.

F. Laborde : Autre sujet, l’Irak. Vous rentrez d’une tournée au Proche-Orient. Vous allez rencontrer cet après-midi le responsable des inspecteurs de l’ONU, R. Butler, l’américain, qui est de passage à Paris. Vous allez proposer quoi ? Qu’il y ait davantage de Français dans ces experts de l’ONU ?

H. Védrine : Il y a une discussion en cours d’ailleurs.

F. Laborde : On a bien compris que le problème des Irakiens, c’est qu’ils disent que les experts de l’ONU sont sous tutelle américaine. C’est ce qu’ils disent en gros, non ?

H. Védrine : Oui, mais il y a des inspecteurs de nationalités très diverses déjà dans les différents morceaux, compartiments de cette commission. R. Butler est chargé, rappelons-le, de vérifier que les programmes de surarmement de l’Irak ont été démantelés. Cela a été créé à la fin de la guerre du Golfe pour effectuer cette vérification sur le plan nucléaire, balistique, chimique, bactériologique. L’avis moyen des commissaires et des pays du Conseil de sécurité, c’est que les choses sont satisfaisantes, maintenant, sur le plan nucléaire, à peu près sur le plan balistique et qu’il reste des doutes sérieux sur le plan chimique et bactériologique. C’est d’ailleurs, sur ces derniers points que les missions s’effectuent maintenant. Je vais donc parler à R. Butler du fonctionnement de la commission. Ce n’est pas forcément lié aux revendications irakiennes. De toute façon, c’est une bonne chose qu’il y ait des inspecteurs représentatifs de la variété des pays de l’ONU et notamment du Conseil de sécurité. On discutera mais il connaît bien les positions françaises : nous sommes très rigoureux quant à l’application des résolutions mais nous n’en rajoutons pas, c’est-à-dire que nous considérons que dès que l’Irak aura rempli ses obligations en termes des résolutions, il faudra constater que les conditions sont réunies pour lever l’embargo. Nous ne ferons pas surenchère, il n’y a pas de résolution cachée à nos yeux qui empêche d’aller un jour à la sortie du tunnel si les Irakiens remplissent leur part d’obligations. Par ailleurs, nous sommes très actifs sur le plan humanitaire où la situation est vraiment pénible maintenant.

F. Laborde : Sur Israël, on a vu qu’un certain nombre de pays arabes souhaitaient que les Européens servent de passerelle avec les Américains. Est-ce possible ou cela ne va pas servir à grand-chose pour le processus de paix ?

H. Védrine : Tous les pays arabes que j’ai visité, une partie d’entre eux en novembre et puis récemment – en novembre je suis allé en Israël pour commencer, et puis dans quelques pays arabes et là je suis allé dans ceux où je n’avais pas été – attendent de la France une politique claire et forte qui est celle que la France mène. Donc ils sont très reconnaissants à la France de porter ce drapeau des principes, les grandes résolutions des Nations unies, l’idée d’une solution juste et équitable sans laquelle il n’y aura jamais de stabilisation au Proche-Orient. En même temps, ils souhaitent que cette politique forte serve à faire évoluer les positions européennes pour qu’elles soient elles-mêmes plus fortes et plus nettes, plus claires, homogènes en même temps – il y a donc une discussion entre nous, Européens, pour arriver à une vraie convergence de vues –, et, d’autre part, serve à un dialogue avec les États-Unis. Sans oublier la relation forte que nous avons avec les Russes.

F. Laborde : Cela veut dire que le processus de paix n’est pas en panne et que Washington n’est pas forcément un échec ?

H. Védrine : On ne sait pas encore. Il va y avoir, à Washington, des rencontres Clinton-Nétanyahou, celles que Clinton avaient reportées parce qu’il trouvait que la position du Premier ministre israélien ne permettait même pas de le rencontrer. Maintenant, il essaye de faire pression sur lui. Il y aurait une rencontre Clinton-Arafat. Je crois que les États-Unis intègrent un peu plus les analyses et les démarches européennes et notamment de la France. L’essentiel étant que nous fassions tous pression, Américains, Européens, Russes dans le même sens, pour aboutir au déblocage du processus de paix. C’est la clef de la situation dans toute la région, c’est ma conviction alors que j’en rentre.