Texte intégral
Date : 15 octobre 1997
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Rendre hommage, ce soir, à Monsieur Jean-Paul Bucher, créateur il y a tout juste 30 ans du groupe Flo et à Monsieur Régis Bulot, président depuis 10 ans des « Relais et Châteaux », c’est saluer des parcours professionnels, donc des engagements, mais c’est aussi, sous le signe de la convivialité, ne pas s’éloigner du double domaine de la culture et de la communication.
Autour de vous, Messieurs, pour vous fêter sous l’égide du journal « L’Hôtellerie », sont rassemblés les représentants d’une profession qui réunit des métiers d’art.
L’art de bien recevoir, l’art de bien partager, ce qui exige non seulement la maîtrise technique d’un savoir-faire, mais demande un talent qui confine parfois au génie lorsque l’alliance des saveurs, la beauté d’un cadre et l’accomplissement des rites de l’hospitalité parsèment l’existence de moments d’exception qui récompensent l’une des plus belles curiosités : la gourmandise.
C’est bien alors de pratique culturelle dont il est question. Mais l’exercice de vos professions est aussi celui de la transmission.
Accueillir des convives, dresser une table, polir au fil du temps les règles de l’accueil, faire en sorte que l’autre se sente reçu, c’est permettre que se fasse la nécessaire communication, l’échange entre les êtres.
Ce n’est certainement pas un hasard si les moments forts de l’existence, dans la vie privée mais aussi dans la vie professionnelle ou publique, se jouent autour d’une table, lieu de l’échange par excellence.
Au reste, les mots pour dire que vos métiers rejoignent souvent ceux des artistes. Ainsi, on dira d’un écrivain qu’il nourrit son imaginaire et son lecteur goûtera son style qu’il trouvera, si l’histoire le retient, délicieux, charnu, croustillant, sucré ou relevé. Un musicien compose et ce sont bien des harmonies que vous composez dans nos assiettes. Et le sculpteur transforme la matière, comme vous transformez les produits. Faut-il ajouter qu’une salle de restaurant est une scène et que les éléments de décor, notamment quand il s’agit de l’art nouveau caractéristique des brasseries, définissent l’atmosphère des dialogues qui vont se nouer.
La liste serait longue de ces correspondances qu’appelle le mot gastronomie, lequel, on le sait bien et depuis fort longtemps, est ouvert sur les cultures. À commencer, bien sûr, par la culture familiale : nous avons tous nos recettes secrètes qui nous parlent de ceux dont nous sommes nés, lesquels les détiennent souvent de la génération précédente. Et puis, de ce particulier, on va vers le général. Venir en France éveille, chez le visiteur étranger, le désir de goûter une cuisine connue du monde entier. Mais aller à l’étranger, c’est aussi découvrir des mets. S’il est vrai que l’on peut voyager sans quitter sa chambre, seulement par le rêve, on peut aussi, et vous le savez tous, faire des tours du monde devant son assiette, explorer des civilisations.
On peut ainsi, sans aller très loin il est vrai, se retrouver près des bords du Rhin qui, bien sûr, me sont chers. Vous en venez Jean-Paul Bucher, vous qui avez quitté votre Molsheim natal, pays des Bugatti, à l’âge de 14 ans pour Mulhouse, pour faire votre apprentissage de cuisinier. Et puis ce fut Paris, mais encore l’Alsace, chez Hansi, et comme les Alsaciens sont de grands voyageurs, la poursuite du périple, comme cuisinier itinérant pour voir du pays, donc apprendre à connaître la culture des autres.
En 1968, vous fîtes le grand saut en reprenant, toujours sous la bannière de l’Alsace à Paris, la Brasserie Flo qui recevait Sarah Bernhardt et devint, sous votre houlette, à deux pas du théâtre de la Porte Saint-Martin, l’escale des comédiens.
Les années ont passé, mais pas votre enthousiasme puisque votre enseigne a essaimé hors-les-murs de Paris dans d’autres villes de France avant de prendre le grand large, chez nos voisins d’Europe mais aussi au Japon.
Vous tous qui êtes ici ce soir, autour de vos confrères Jean-Paul Bucher et Régis Bulot, connaissez et appréciez le travail qu’ils ont accompli avec leurs équipes, ce travail exigeant qu’il convient cependant de toujours effacer, puisque l’hôte est le roi.
Comme il s’agit ce soir d’un double anniversaire, je voudrais, en vous félicitant, formuler des vœux pour vous et pour vos entreprises, qui sont source d’emplois, qui sont aussi des relais de nos traditions, et des innovations, culturelles. Bonne et heureuse continuation, ce soir d’abord puisque cette soirée ne fait que commencer, et dès demain, dans vos nouveaux projets.
Date : Samedi 18 octobre 1997
Mon cher Hubert Gignoux, mon cher Jean-Louis Martinelli, chers amis,
Si nous l’avions oublié cette pièce nous l’aurait rappelé : les artistes ne sont pas tendres, et ils ne le sont avec personne. J’ai cru entendre parler d’un ministre des Arts et de la Culture qui était un imbécile et un idiot, peut-être n’est-ce pas une fatalité, pas plus que celle qui ferait que rien ne vieillit aussi vite que les dramaturges et les acteurs.
Être ici avec vous ce soir, vous vous en doutez, c’est beaucoup plus pour moi, que la simple présence de circonstance d’un ministre lors de l’inauguration d’une quelconque institution culturelle. En vérité, je ne sais trop qui s’exprime en cet instant, est-ce la jeune adolescente d’hier qui fréquentait les matinées scolaires du Centre dramatique de l’Est, est-ce l’ancien maire de Strasbourg qui a toujours reconnu la place particulière et éminente de ce théâtre dans la ville, est-ce le ministre qui découvre avec bonheur un théâtre national dont la mue est une vraie réussite et je voudrais féliciter les frères Rubin qui nous ont permis d’arriver à ce résultat.
Mais oublions tout cela. Sans doute que l’essentiel de mon plaisir d’être ici vient de ce que vous soyez tous là ce soir pour rendre un hommage à cette maison qui a écrit quelques-unes des plus belles pages du théâtre français et du théâtre européen. Vous tous, c’est-à-dire le public qui fait vivre les salles, les différents comédiens, metteurs en scène, directeurs qui s’y sont succédés et qui se trouvent ainsi être les maillons d’une chaîne et d’une histoire.
Parce que fêter un théâtre et sa réouverture, ce n’est pas seulement fêter un lieu, c’est participé d’une histoire, d’une mémoire d’autant plus riche qu’elle est plus complexe. On n’en finirait pas de citer tous ceux qui sont là et qui, à des titres divers ont fait de ce théâtre ce qu’il est aujourd’hui. Hubert Gignoux bien sûr que j’ai salué d’entrée, qui a pris il y a très exactement quarante ans la tête du C.D.E. inaugurant la nouvelle salle de théâtre le 1er octobre par une représentation de « Hamlet » de Shakespeare.
Et puis, ce furent Jean-Pierre Vincent avec ses « Mousquetaires » plus nombreux que quatre, je veux parler de Chartreux, de Deutsch, d’Engel, des Muller et de ces jeunes peintres que personne encore ne connaissait, que sont Nicky Rieti et JeanPaul Chambaz. Quel vieux strasbourgeois n’a pas en mémoire le coup de tonnerre de « Germinal » qui devait être suivi par tant d’autres, qui ont pour noms « Dernières nouvelles de la peste » ou "Palais de justice ».
Puis, vint Jacques Lassalle, et qu’on me permette ici de dire, si le « Tartuffe » avec Depardieu est resté dans toutes les mémoires, que d’autres créations comme « Emilia Galotti » restent dans mon souvenir comme l’une des plus grandes émotions intellectuelles et esthétiques que j’ai connues dans ma vie de spectatrice.
Et comme la Comédie française a l’habitude de ravir au T.N.S. ses directeurs, ces deux-là partirent. Puis, ce fut Jean-Marie Villégier qui fit découvrir aux Strasbourgeois un genre qui ne leur était pas naturellement proche, celui du baroque, avant de céder la place à Jean-Louis Martinelli pour explorer d’autres horizons.
Je n’ai parlé ici que des directeurs de cette maison puisque la liste est impossible à faire de tous les metteurs en scène, de Lavaudant à Bruno Bayen, de Bernard Sobel à Jacques Nichet, tant d’autres encore qui nous offrirent ici d’extraordinaires moments de théâtre.
Pour le ministère de la Culture, un théâtre national à Strasbourg, ce n’est pas seulement l’héritage d’une histoire politique (vous le savez, nous sommes installés dans le siège du Landtag) c’est une volonté de manifester fortement le fait qu’il y a une politique culturelle et artistique nationale.
Lorsqu’en 1946, le Syndicat intercommunal centre dramatique de l’Est fût créé, il était beaucoup question de décentralisation et la chose agitait fortement les esprits, aujourd’hui, sous d’autres noms des changements se préparent, suscitant certes certaines craintes, mais générateurs d’énormément d’espoir. Parce que ce qui nous importe avant tout, c’est la création théâtrale, c’est sa diffusion auprès des publics les plus nombreux, les plus variés.
Pourquoi à l’heure des nouveaux médias triomphants s’intéresser encore au théâtre, construire des théâtres, ouvrir des théâtres, restaurer des théâtres ? Tout simplement parce que, de l’amphithéâtre grec au théâtre d’aujourd’hui, en passant par le théâtre élisabéthain et le théâtre classique, ces lieux restent les ancrages fondamentaux de la circulation d’une parole vraie et signifiante.
J’ai pu visionner récemment un film d’une trentaine de minutes qui interrogeait des spectateurs venus de tous milieux, jeunes en particulier, sur les raisons qui les faisaient aller aujourd’hui au théâtre, découvrir le théâtre. Certains propos sont absolument bouleversants comme celui d’une fille qui s’appelle Dorothée et qui déclare : « J’attends de voir au théâtre un peu ce que je vis moi, j’ai envie de le voir sur scène, je veux aller au théâtre pour voir un peu la vie, parce que je la vis mais je ne la vois pas ». Quelle plus belle mission confier au théâtre, comment fonder espoir plus grand en lui que de dire cela : donner forme et existence à ce qui était de si loin pressenti mais ne pouvait pas trouver de forme concrète.
Le théâtre est et restera toujours irremplaçable en ce qu’il prête forme et voix, en ce qu’il rend visible, ce qui était attendu obscurément par nous. Au théâtre chaque soir, tout peut arriver, comme cette défaillance du Raskolnikov de Chantal Morel il y a quelques jours sur une autre scène de cette ville.
Le théâtre est produit par le réel, les rapports humains, tous les sentiments et les relations sociales qui tissent une société. Mais nous avons dépassé heureusement la figure de l’art officiel la plus détestable qui avait donné naissance à l’instrumentation du théâtre, à une forme de réalisme servant à toutes les propagandes.
Il s’agit aussi de dépasser le théâtre en tant que pur produit spectaculaire. Il existe un lien indissociable ente la représentation et le spectateur citoyen qui la regarde. Le spectateur n’a pas seulement besoin d’images, il a besoin de s’entendre, de se réfléchir dans ce qui est dit et dans ce qui est joué.
Cette maison a été déterminante dans le processus de décentralisation théâtrale. Saluons au passage ces grandes figures que furent André Clavé et Michel Saint-Denis et qui restent indissociables de l’image du CDE.
C’est bien ici le lieu pour répéter qu’on ne saurait dissocier l’art théâtral de la cité et de la vie des hommes. Ce serait remettre en cause l’histoire même du théâtre en France, qui a toujours eu partie liée avec l’action culturelle, d’une part et avec le travail artistique sur un territoire de proximité, d’autre part. Cela s’est appelé la décentralisation théâtrale portée par le cartel, l’action de Jean Vilar et l’aménagement du territoire conçu en son temps par André Malraux.
Je ne peux croire aujourd’hui qu’un théâtre soit de pure imagination, de pure forme déliée de la société, de pure construction échappant à la vie sociale. Car, ce fut toujours sa force de proposer du sens, du réel travesti et au bout du compte, une manière plus pertinente et parfois déstabilisante de parler aux hommes et de ce qu’ils sont. J’affirme que, plus que tout autre, l’art théâtral induit l’action culturelle, par son mouvement perpétuel entre la vie et la scène.
Voilà me semble-t-il le rôle privilégié du théâtre. Et nos institutions des plus grandes aux plus modestes doivent faire en sorte que ce théâtre existe, créant sans cesse des formes nouvelles comme autant d’ombres ou de lumières que les grands événements projettent au-devant d’eux.
Cette maison, avec ses deux salles, avec son école dont on ne dira jamais assez l’importance, non seulement pour l’art en général, pour la profession du spectacle, mais encore pour l’enracinement du lieu dans la ville, peut désormais jouer pleinement son rôle. C’est l’aboutissement heureux de volontés convergentes et continuées, qui ont su renverser les obstacles nombreux. Je salue ici avec émotion la mémoire de Bernard Dort, alors directeur des théâtres, qui a décidé de répondre à la demande de Jacques Lassalle de transformer cette maison. Jack Lang accepta puis ce fut la longue histoire des comptes et mécomptes d’apothicaires qui faillirent compromettre le projet. Je voudrais remercier tout particulièrement Alain Van der Malière présent dans cette salle, qui, alors que le projet battait de l’aile, alors qu’on parlait de supprimer la deuxième salle pour des raisons d’économie, su se montrer l’inébranlable défenseur des intérêts du théâtre en général, de cette maison et de cette ville en particulier. Mon prédécesseur Jacques Toubon arbitra en faveur des deux salles que nous inaugurons aujourd’hui, avec des espaces d’accueil et de travail entièrement modifiés pour le public et les étudiants.
Ainsi donc sur scène comme dans les coulisses, le théâtre est bien ce lieu où se rencontrent où s’affrontent où se réconcilient les énergies de tous ceux qui ont partie liée à la cause de l’art : artistes, hauts fonctionnaires, hommes politiques... le dialogue est parfois difficile, mais il y a une chose dont je ne permettrais à personne de douter, c’est que le désir et la volonté que le théâtre vive et prospère, est le même chez tous.
Date : Jeudi 30 octobre 1997
Installation du Comité national pour le quatrième centenaire de l’Édit de Nantes
Je tiens tout d’abord à vous remercier d’avoir accepté de participer à ce comité qui manifeste l’importance accordée par le Gouvernement au quatrième centenaire de l’Édit de Nantes.
Si le rappel du passé favorise la prise de conscience de l’identité nationale, il est surtout chargé de leçons porteuses d’espérance pour l’avenir. L’événement qui nous rassemble est, à cet égard, exemplaire. Il est issu de quarante années de troubles sanglants et de guerre civile et son histoire permet d’approfondir une réflexion générale sur les racines de l’intolérance dont l’analyse attentive devrait être plus formatrice qu’un postulat d’anathème. Comme vous l’écriviez tout récemment, Monsieur le professeur, « l’homme n’est pas naturellement humble et tolérant et, à toute époque, il utilise le paravent des religions et des idéologies pour camoufler son orgueil et son désir de domination »(1).
Donc, leçon de prudence et de modération pour l’homme de cette fin du XXe siècle, mais aussi leçon pour les gouvernements. L’originalité de l’Édit de Nantes, instituant pour la première fois la coexistence de deux confessions dans un même État et l’organisant, les conditions de sa préparation, de son enregistrement par les parlements, tout nous montre le sens de la responsabilité, l’intelligence, l’application d’Henri IV qui font ressortir l’aveuglement réactionnaire de Louis XIV le révoquant et le caractère vague et comme inachevé de la bienveillance de Louis XVI concédant la tolérance.
L’Édit de Nantes nous apprend que le législateur ne peut pas s’en tenir aux déclarations de principe mais qu’il lui faut en prévoir les applications dans le détail des vies et des circonstances en établissant des lois qui permettent à tous les sensibilités de vivre dans le respect mutuel et l’harmonie.
De très nombreuses manifestations sont prévues à travers la France pour célébrer cet anniversaire, plus de soixante-dix à ce jour ; il vous appartiendra, Messieurs, de souligner leur cohérence et d’en tirer les conclusions.
Vous aurez pour vous assister la disposition de la délégation aux Célébrations nationales dirigée par Madame Élisabeth Pauly. Compte tenu du programme déjà très vaste des célébrations organisées pour la célébration de l’Édit de Nantes dans toute la France au cours de l’année 1998, je me permets de vous suggérer de vous orienter vers un grand colloque sur ce thème qui puisse à la fois sommer l’ensemble des célébrations de l’Édit de Nantes et dégager le sens de la paix civile et religieuse aujourd’hui où la coexistence de religions chrétiennes et non chrétiennes n’est pas sans demeurer parfois problématique.
(1) Jean Delumeau dans Le Monde du 24 octobre 1997.