Déclaration de M. Louis Le Pensec, ministre de l'agriculture et de la pêche, en hommage à la carrière de M. Jacques Poly, Paris le 17 décembre 1997.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Décès de M. Jacques Poly, directeur de l'INRA et conseiller d'Etat à Paris le 17 décembre 1997

Texte intégral

Madame,
Messieurs les Ministres,
Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,

Honorer la mémoire de Jacques Poly, c’est illustrer le sage conseil « deviens qui tu es ».

Homme du Jura, il fut marqué par la rudesse des sols et la nécessité de les bien connaître pour les faire fructifier.

Homme de science et de connaissance, il crut infiniment au pouvoir transformateur d de l’intelligence.

Homme de son pays, formé aux exigences éthiques venues des traditions chrétiennes et républicaines, il s’est acharné sans relâche à servir l’intérêt général.

Homme d’intuition et de liberté, il sut transcender les évidences et les conformismes pour découvrir et faire découvrir, dans l’enthousiasme et la détermination.

Jacques Poly a influencé le monde agricole français comme notre communauté scientifique ; il a marqué de son empreinte la politique agricole qu’il a servie autant que les institutions de recherche qu’il a animées.

C’est dans une famille d’instituteurs ruraux que Jacques Poly naquit à Chapelle-Voland dans le Jura, en 1927. Très tôt, il s’intéressa à l’agriculture grâce à ses grands-parents maternels qui étaient de petits métayers.

La prépa Agro fut, sans conteste, une passion familiale car ses deux frères aînés entrèrent, eux aussi, à l’Institut agronomique, à Paris.

Jacques Poly, par solidarité familiale, sans doute aussi par esprit de compétition, suivit des études remarquables : au lycée Rouget-de-Lisle, à Lons-le-Saunier, au lycée du Parc, à Lyon. Enfin à l’Institut national agronomique et à la Faculté des sciences de Paris.

En 1948, alors que Jacques Poly sortit major, il surprit bon nombre de ses condisciples en choisissant de travailler dans la filière recherche, encore très incertaine puisque l’INRA n’était créé que depuis 1946. Il laissait de côté la filière d’excellence des administrations des eaux et forêts ou du génie rural, déjà embrassée par ses frères.

Il faisait ainsi le choix de la voie aléatoire, et parfois ingrate, de la recherche pour répondre à des besoins vitaux en techniques nouvelles à l’usage des agriculteurs.

Un homme comme René Dumont, alors professeur d’agriculture à l’Institut national d’agronomie et ardent propagandiste de l’intensification fourragère, lui fit prendre conscience du fossé à combler avec les économies agricoles développées comme celle des États-Unis ou des pays du Nord de l’Europe.

Jacques Poly entra donc à l’INRA à la fin 1948 comme agent contractuel scientifique. Après une année de spécialisation supplémentaire, il opta pour la discipline génétique animale », deuxième choix courageux, parce qu’il n’y avait pratiquement pas à l’époque d’enseignement de la génétique en France. Lors d’un colloque qu’il présida en 1993, il se plaisait encore à évoquer ces débuts dans la carrière de chercheur en parlant de la « voie royale de la génétique ».

Alors que partout ailleurs dans les pays développés, la génétique était considérée comme une discipline clé, catalyseur des futurs succès dans l’agriculture ou dans l’élevage, il n’existait qu’un certificat de génétique à la Faculté de Paris. Pour parfaire ses connaissances théoriques, Jacques Poly s’inscrira donc à la Sorbonne. Il se livra parallèlement à un apprentissage personnel acharné à partir d’ouvrages étrangers et découvrit d’une certaine façon, la « pierre philosophale » avec le livre « Animal Breeding Plans » écrit en 1936 par Jay Lush, professeur au collège d’État de l’Iowa aux États-Unis et maître à penser de nombreux généticiens de l’après-guerre !

Voilà comment sa carrière prit son élan, sans voyages d’études à l’étranger ni d’échanges de chercheurs en raison des contingences de l’époque. Ces voyages, il ne les fera que plus tard.

L’objectif de ses recherches dans le laboratoire du professeur Leroy, père de la zootechnie moderne en France, consistera à mettre au point des méthodes simplifiées de contrôle des performances des animaux de ferme : contrôle laitier, contrôle de croissance dans les différentes espèces animales en vue de les utiliser pour tester sur leur descendance les taureaux et autres béliers utilisés pour l’insémination artificielle.

Le directeur général de l’INRA d’alors, Henri Ferru, fera transférer son laboratoire rue de l’Estrapade sous la coupole de l’Institut scientifique d’hygiène alimentaire (service de génétique animale), pour héberger ses moyens nouveaux. Cette étape sera suivie, trois ans plus tard, de l’intégration de ce service au Centre national de recherche zootechnique, créé à Jouy-en-Josas, et ensuite de la création du département de génétique animale.

Le CNRS fait alors l’acquisition d’un troupeau de 18 génisses normandes issues de taureaux primés dans les concours pour commencer les travaux de la recherche française en génétique quantitative.

Pendant cette période, Jacques Poly est nommé assistant stagiaire (1951), assistant titulaire (1952), chargé de recherche (1953), maître de recherche (1960), directeur de recherche (1962) puis enfin chef du département de génétique animale en 1964.

Les contacts professionnels très fournis de Jacques Poly vont s’élargir et lui donner l’opportunité d’entrer en 1965 au Cabinet d’Edgar Faure (avec Jean Pinchon, directeur du Cabinet). Sa mission était de préparer une loi sur l’élevage destinée à combler le grand retard qu’avait pris la France, par rapport aux Pays-Bas, à la Grande-Bretagne, aux pays scandinaves ou aux États-Unis.

L’adoption de la loi sur l’élevage a constitué une étape fondamentale dans le rattrapage de l’élevage français vis-à-vis de ses principaux concurrents étrangers. Jacques Poly en était fier et considérait que c’était à ses yeux l’œuvre la plus importante qu’il lui ait été donné d’accomplir.

Faisant suite à cette période passée en Cabinet ministériel (prolongée par un passage auprès du ministre Duhamel), Jacques Poly va reprendre du service en génétique animale au sein de l’INRA : application de la nouvelle loi en matière d’identification généralisée des cheptels, conduite d’expérimentations, instrumentation informatique du traitement des données, mais aussi impulsion déterminante au commerce international des reproducteurs des races françaises, désormais parvenues au meilleur niveau.

En 1972, Jacques Poly sera nommé directeur général adjoint de l’INRA et quittera la tête du département de génétique animale. Issu du secteur des productions animales, il lui a fallu apprendre à connaître l’ensemble de cette grande maison dont l’éventail des recherches est très vaste. Il travaillera comme un forcené. Il raconta que lors des deux premières années consacrées à la direction de l’INRA, il ne passa que deux demi-journées chez lui.

Il lut des milliers de pages de dossiers des chercheurs lors des concours de promotion à divers grades de leurs carrières. Cela lui permit d’avoir une connaissance unique des hommes et de leurs travaux de recherche. Il visita tous les points d’implantation de l’INRA ! Ce travail colossal allié à une mémoire exceptionnelle fit merveille.

En 1978, Jacques Poly édita un rapport fameux intitulé « Pour une agriculture économe et autonome », rapport prémonitoire, porteur d’un autre regard sur l’avenir de l’agriculture. Ce rapport fascina de nombreux spécialistes par sa grande modernité.

Jacques Poly ouvre son rapport par cette phrase : « Notre agriculture se révèle quelque peu essoufflée à la suite d’une longue course à la productivité entamée dès la fin de la deuxième guerre mondiale. » « La société, dans son ensemble, est de plus en plus vigilante vis-à-vis des problèmes de pollutions ou de nuisances que peuvent susciter, ici et là, des processus de spécialisation et de concentration de la production, ou l’usage de techniques parfois trop agressives ; les pratiques agricoles de demain auront à se préoccuper davantage de la préservation de nos ressources naturelles et d’un environnement rural et harmonieux. »

Et il poursuit encore : « Il s’agit de rendre notre agriculture moins fragile, plus économe, plus raisonnée dans ses pratiques, plus soucieuse de son avenir à longue échéance. »

Ce sont là des intuitions qui frappent aujourd’hui encore par leur caractère anticipateur.

Il aimait citer une formule qui exprime parfaitement le lien qu’il cherchait à sceller entre science et action : « Si la pratique sans la science est vain effort ; la science sans la pratique est vain trésor. »

Ce parcours remarquable se concrétisera par sa désignation comme président-directeur général de l’INRA en 1980. Il le restera jusqu’en 1988, faisant de l’INRA, l’un des tout premiers centres de recherche agronomique au monde.

Durant sa présidence, il accentua la politique de régionalisation de l’INRA en s’appuyant davantage sur les centres concernés et en maintenant des contacts étroits, non seulement avec les stations et laboratoires, mais aussi avec les installations et les domaines expérimentaux de l’Institut.

En 1982, Jacques Poly prend la présidence du Groupement d’études et de recherches pour le développement de l’agronomie tropicale (GERDAT) pour transformer l’établissement. Animé d’une véritable flamme pour les missions de développement et la solidarité vis-à-vis du tiers monde, il établira les bases scientifiques d’une nouvelle structure, le Centre international de recherche en agronomie pour le développement (CIRAD), dont il assurera la présidence du conseil d’administration de 1987 à 1992.

On ne s’étonnera pas de le voir nommer conseiller d’État en 1990, fonction qu’il ne considéra pas comme uniquement honorifique mais qui l’incita à s’investir là aussi dans ce rôle particulier, étonnant tous ses pairs ! Il sera également administrateur de Rhône-Poulenc, de l’Institut Pasteur, de l’Institut Curie et vice-président du Conseil général de l’Institut national agronomique de Paris-Grignon.

Ces exceptionnelles qualités humaines, intellectuelles et professionnelles lui ont valu de recevoir les plus hautes distinctions de la République :
    - commandeur du Mérite agricole,
    - commandeur de la Légion d’honneur,
    - officier de l’ordre national du Mérite.

Attribuées à Jacques Poly, ces marques d’estime et de reconnaissance prenaient pleinement leur sens.

Ainsi, de décennie en décennie, Jacques Poly a-t-il fait entrer sa biographie dans l’histoire, de 1948 en faisant le choix de la génétique animale, à 1988, moment où il quitte ses fonctions de président- directeur général de l’INRA, laissant la France dotée d’une recherche agronomique parmi les plus reconnues au monde.

Nous savons avec quel courage extraordinaire Jacques Poly a lutté, depuis 1995, face à son cancer. Il a mené ce dernier combat avec panache, continuant à recevoir, à parler, à écrire, à rester le même jusqu’à sa fin.

Par ma voix, le Gouvernement d’aujourd’hui comme les ministres de l’Agriculture qui m’ont précédé, veulent rende hommage à Jacques Poly. Nous voulons exprimer notre reconnaissance à celui qui a su si bien, avec fougue et avec rigueur, avec originalité et avec méthode, servir son pays.

Nous voulons dire notre admiration envers celui qui a su bousculer les certitudes, multiplier les questions, ouvrir tant d’espérances.

À vous, Madame, à vous, ses enfants et petits-enfants, à vous ses collègues, ses collaborateurs, ses amis qui aujourd’hui ressentez son absence et mesurez encore plus ce que fut la générosité de Jacques Poly, nous tenons à exprimer notre profonde tristesse et à vous dire notre respectueuse et profonde sympathie.