Texte intégral
Si le pouvoir a cédé aujourd’hui à la dissolution, ce n’est pas par hasard. Bien sûr, il y a à l’horizon l’échéance de l’euro et, à la clé, des plans de rigueur qui passeront mieux après les élections qu’avant.
Le gouvernement d'Alain Juppé, entièrement rallié au credo maastrichtien de l'establishment, entend forcer le passage : ceux qui réclamaient un référendum sur l’abandon du franc et l’adoption de l’euro récoltent des élections anticipées qui auront donc une portée référendaire. Bien entendu, le pouvoir entend faire passer le débat à la trappe en le noyant dans 577 élections de députés opposant une droite et une gauche elles-mêmes divisées sur la question de la monnaie unique, avec l’extrême-droite comme perturbateur et arbitre potentiel.
C’est ainsi que le pouvoir joue avec la démocratie. L’essentiel pour lui, et à travers lui pour les grands intérêts financiers qui structurent la « pensée unique », est d’obtenir carte blanche afin de mettre en œuvre une politique ultralibérale et d’aliéner définitivement la souveraineté nationale. C’est plus qu’un mauvais coup contre la démocratie et le progrès social : c’est un véritable coup d’État visant à mettre en congé la République. Celle-ci, en effet, sera désormais privée de l’essentiel de ses pouvoirs : soustraits au suffrage universel, ils seront confiés à un aéropage de banquiers et de technocrates irresponsables.
Deuxième motif de dissolution : le gouvernement considère qu’il vaut mieux tenter la chance en juin 1997 qu’attendre passivement l’échéance normale : depuis 1981, tous les sortants ayant mis en œuvre la même « seule politique » (désinflation compétitive, franc fort ou acheminement vers la monnaie unique) ont été régulièrement battus.
Reconnaissons-le, le gouvernement a su faire « bouger les lignes ». C’est lui qui a réussi, par instinct plus qu’ailleurs que de propos délibéré, à mettre l’immigration au cœur du débat public : d’abord par la gestion plutôt perverse de l’affaire des sans-papiers, tout au long de l’été 1996, puis, surtout, par le dépôt du projet de loi Debré, [illisible], mais l’objectif du gouvernement a tout de même été atteint : ce n’est plus le chômage et sa politique économique mais l’immigration qui se trouve désormais au centre du débat. C’est l’immigré qui devient le bouc-émissaire de tout ce qui ne va pas.
Tout s’est passé comme si l’irruption de la « gauche morale » avait coïncidé avec le recul de la « gauche sociale ». Pourquoi ? Les erreurs « tactiques » du PS sont, à mon sens, tout à fait vénielles. Le recul du PS dans les sondages traduit beaucoup plus sa faiblesse stratégique face à un chômage de masse qu’il n’a pas su endiguer tout au long de ses années de pratique gestionnaire. On peut, bien au contraire, penser que les choix politiques du PS depuis 1983 (franc fort, monnaie unique) sont responsables d’un bon million de chômeurs supplémentaires. S’ensuit un certain manque de crédibilité : les couches populaires doutent de sa volonté de prendre réellement les moyens d’une « autre politique ».
Quant aux couches dites « intellectuelles », elles doutent de sa capacité à endiguer la montée de l’extrême-droite. Paradoxalement, une bonne partie d’entre elles fait davantage confiance pour cela à la majorité actuelle qui, pourtant, a pris l’initiative de mettre l’immigration au cœur du débat public ! C’est toute l’habilité de Jacques Chirac que d’avoir réussi à se camper comme le plus solide rempart contre l’extrême-droite, non pas par rapport au problème concret de l’immigration aujourd’hui, mais par une instrumentation subtile de la mémoire des persécutions de Vichy.
Ce remarquable tout de passe-passe a mis le pouvoir actuel relativement plus à l’abri de la « critique morale » que le PS de Lionel Jospin. Mais cette embellie pourrait bien n’être que de courte durée. La montée de l’extrême-droite renvoie à la crise de la société française. Elle traduit d’abord l’obsolescence programmée par le traité de Maastricht du modèle républicain et la crise corrélative de la citoyenneté. Elle sanctionne ensuite vingt ans d’une politique qui, en considérant l’emploi comme « un solde d’ajustement », a laissé se créer cinq millions de chômeurs réels. Le Pen et Maastricht sont les deux faces d’une même médaille. Il est temps d’inventer une réponse d’ensemble à cette véritable implosion civique et sociale. Une marche « citoyenne », comme celle de Strasbourg, ne suffira pas davantage à faire reculer Le Pen aujourd’hui, que les concerts de SOS-Racisme ne l’ont fait dans la décennie 80. La mobilisation des jeunes et même des très jeunes générations, en elle-même saine, traduit aussi un désarroi : comment les jeunes, aujourd’hui, pourraient-ils s’exprimer dans les structures sclérosées d’une vie politique française dominée par la « pensée unique » ?
La seule question ouverte est de savoir si la gauche sera capable de créer dans les semaines à venir l’électrochoc qui peut lever les barrières qui retiennent encore une partie de l’électorat, aussi bien dans les couches populaires que dans les couches intellectuelles, de faire confiance au PS.
La réponse est dans l’émergence d’une gauche républicaine et non maastrichtienne, tournée non pas contre le PS, mais vers le dépassement d’une attitude dogmatique et figée vis-à-vis des critères de l’orthodoxie gestionnaire, sublimée en soi-disant « culture de gouvernement ». Par lui-même, le PS peine à remettre en cause cet « héritage » qui s’est inscrit peu à peu dans ses gênes, au point que beaucoup le considèrent comme constitutif de sa nouvelle identité, beaucoup plus modelée par Maastricht que par Épinay.
Face au coup de force du pouvoir, la gauche doit relever la conception républicaine de la nation, montrer que la France a encore un avenir, et surtout ne pas fuir le terrain que le pouvoir a choisi pour livrer bataille.
C'est la citoyenneté qu’il faut reconstruire, à la fois d'en haut et d'en bas. Sur le terrain, certes, mais aussi à travers un projet politique. On ne le fera pas en bradant la République sur l'autel d'un « euro fort » qui exacerbera encore les maux dont nous souffrons (stagnation économique, délocalisations industrielles, croissance du chômage et des inégalités, définitive déconnexion entre la politique, confiée à un aréopage de banquiers indépendants, et les citoyens).
Nos concitoyens n'attendent rien d'une gauche gestionnaire qui partage avec la droite les mêmes postulats. Instruits par l'expérience, ils comprennent aisément aujourd'hui qu'on ne peut pas changer de politique en France sans changer la politique européenne.
Il s'agit désormais pour la gauche de faire entendre un message clair : non à un euro réduit pour l'essentiel à la fusion du franc et du mark ; non au démantèlement programmé du modèle social européen, non au bradage de la République française au profit d'un « Euroland » dominé par les oligarchies de l'argent. Oui à une Europe des peuples dont la priorité sera l'emploi et le débat démocratique le ressort ; oui aux politiques coordonnées et à la préférence communautaire sans laquelle il n'y aura jamais d'Europe sociale ; oui, enfin et surtout, à la France, rendue à ses couleurs républicaines, capable d'une, ardente volonté et d'un projet national mobilisateur, à l'échelle du monde.
Seule une vision et, par conséquent, un clair débouché politique peuvent unifier la gauche sociale et la gauche morale.
Ajourner le projet de monnaie unique ne sera pas seulement une bouffée d’oxygène pour l’économie et le moyen de sortir la France d’une dépression de longue durée. Ce sera l’occasion rendue aux citoyens de faire à nouveau de la République, c’est-à-dire de la liberté exercée en commun, le principe et le ressort de leur action. La gauche doit se mettre à l’offensive et pour cela sortir le politique de son impuissance. Il n’y faut que de l’audace.