Texte intégral
Le Figaro : Avez-vous été surpris par la vigueur des réactions que vos réflexions sur l’immigration ont suscitées à droite ?
Alain Juppé : Les réactions ont été contrastées. Des personnalités connues comme Philippe Séguin, Edouard Balladur, Michèle Alliot-Marie ou Hervé De Charrette ont accueilli positivement le document de France moderne. D’autres ont été plus critiques.
Le Figaro : Jean-Louis Debré, par exemple, qui rejette toute « fausse repentance », toute « autoflagellation »…
Alain Juppé : Dans la situation qui est la mienne, après avoir été l’objet d’un certain nombre de critiques, il était bon que je réfléchisse à ce qui s’est passé. Je ne critique personne. Je suis par définition solidaire de ce qui a été fait par les ministres de mon gouvernement. J’ai reconnu simplement des erreurs personnelles.
France moderne, qui est une association de réflexion clairement ancrée dans l’opposition, a pour vocation d’ouvrir le débat. Et d’y associer des hommes et des femmes de tous les horizons. Le moment me semblait opportun. Pour plusieurs raisons. L’opinion paraît moins crispée sur ces questions qu’elle ne l’était il y a quatre ou cinq ans. Le traité d’Amsterdam a programmé des échéances. Et enfin, nous ne pouvons pas couvrir d’un voile pudique des problèmes qui sont là. Aujourd’hui, en France, l’intégration est en panne. Au début de 1997 mon gouvernement avait défini un programme pour l’intégration qui comportait un certain nombre d’orientations précises et concrètes. Depuis, rien n’a été fait. Le dossier a été refermé. Or nous sommes devant un problème explosif. L’intégration ne marche pas à l’école. Elle ne fonctionne pas dans le monde du travail.
Le Figaro : Etes-vous persuadé qu’il sera plus efficace de traiter les questions d’immigration au niveau européen ?
Alain Juppé : Je le pense. A ceux qui feignent de l’ignorer, je rappelle que le traité d’Amsterdam prévoit que l’Union européenne doit définir une politique commune de l’asile et de l’immigration. On en parlera d’ailleurs au prochain Conseil européen. Cette politique commune sera plus efficace pour la maîtrise des flux migratoires. J’ai dit à ce propos que dans les dix à quinze ans qui viennent certains pays de l’Union européenne, compte tenu de leur évolution démographique, pourront avoir besoin d’apports extérieurs. Je n’ai jamais dit qu’il fallait aujourd’hui organiser l’arrivée en nombre important d’immigrés supplémentaires ; cela n’aurait aucun sens dans un pays qui compte toujours trois millions de chômeurs.
La lutte contre l’immigration clandestine doit également devenir une politique européenne. Comment la France pourrait-elle lutter contre l’immigration clandestine si l’Italie, l’Allemagne ou l’Espagne ne le font pas ? Il faut des règles communes vis-à-vis des gens qui sont expulsés. Il y a aussi un combat à mener au niveau européen contre les réseaux d’exploitation de main-d’œuvre clandestine.
Le Figaro : Souhaitez-vous, comme le prévoit le traité d’Amsterdam, que les questions d’Immigration soient éventuellement tranchées, dans cinq ans, à la majorité qualifiée du Conseil européen ?
Alain Juppé : A chaque jour suffit sa peine. J’espère bien que l’on pourra sur un certain nombre de sujets rapidement avancer ensemble. N’anticipons pas sur ce qui se passera dans cinq ans.
Le Figaro : Après celui de l’immigration, France moderne ouvre le dossier de l’éducation. Tout est à revoir ?
Alain Juppé : Le jugement que nous portons n’est pas blanc-noir. Ce n’est ni la catastrophe décrite par les uns ni le « zéro défaut » vanté par d’autres. Il y a eu beaucoup de progrès au cours des dernières décennies. L’université française a réussi à absorber un grand nombre d’étudiants. L’enseignement secondaire a aussi su s’adapter, s’ouvrir. Les méthodes pédagogiques ont évalué. Mais il n’en reste pas moins que le pouvoir intégrateur du système éducatif a fléchi, que la fracture sociale se double maintenant d’une fracture culturelle. Il y a donc besoin de réformes profondes. L’opposition doit y réfléchir, montrer qu’elle s’investit sur ces questions d’éducation trop souvent présentées comme une chasse gardée de la gauche.
Le Figaro : Quelles sont ces réformes indispensables ?
Alain Juppé : Nous ne représentons pas une réforme clé en main mais nous dégageons quelques pistes.
Nous nous sommes d’abord demandé ce qu’il faut enseigner dans les dix ou quinze ans qui viennent à nos enfants, pour que tous puissent accéder au savoir. Il s’agit de refondre les programmes en tenant compte davantage de la durée de la scolarité. Aujourd’hui on essaye de bourrer au maximum la tête de nos enfants dès le départ sans se rendre compte qu’ils sont à l’école pour plus de dix ans. Il faut également en revenir à l’essentiel. Qu’y a t-il de fondamental à apprendre à l’école primaire, puis au collège et au lycée ? En somme, comment enseigner moins et enseigner mieux.
Nous réfléchissons aussi à l’insertion professionnelle et à la manière de la mettre en œuvre dans toutes les filières d’enseignement. Nous nous intéressons à la formation continue. Et puis à la place des enseignants dans la société.
Le Figaro : Faut-il revoir le statut de l’enseignant ?
Alain Juppé : C’est moins une question de statut au sens administratif du terme, que de considération et d’autorité, face à la violence – c’est l’aspect le plus urgent – mais aussi devant la modification des comportements des enfants, des parents, de la société tout entière.
Le Figaro : Quelles réformes de structures proposez-vous ?
Alain Juppé : Je reste persuadé qu’il faut aller beaucoup plus loin sur la voie de l’autonomie : autonomie des universités mais aussi plus large initiative des établissements secondaires parce que c’est la seule manière d’avoir une politique d’évaluation des responsabilités véritablement efficace. M. Monteil, recteur de Bordeaux, vient de faire au ministre des propositions intéressantes sur l’évaluation des enseignants.
Le Figaro : Alain Madelin propose la suppression de la carte scolaire, êtes-vous d’accord ?
Alain Juppé : Si on supprimait la carte scolaire, comment éviterait-on d’aggraver certaines inégalités ? Ce n’est pas ce que nous voulons.
Le Figaro : La gauche n’est-elle pas mieux armée que la droite pour conduire une politique de l’éducation ?
Alain Juppé : Notre ancienne majorité n’a pas à rougir de ce qu’elle a fait. Evidemment la méthode était très différente. Ce n’était pas une méthode flamboyante. Nous recherchions la concertation et François Bayrou a réussi à créer avec les acteurs du système éducatif un climat beaucoup moins passionnel que Claude Allègre à coups de déclarations fracassantes. Sans tambour ni trompette un processus de réformes continues s’était mis en place à tous les niveaux de l’enseignement. Depuis deux ans, on nous a annoncé beaucoup de réformes, mais à part la déconcentration des nominations d’enseignants, je n’en vois pas beaucoup qui aient été concrétisées. Le dialogue et la concertation sont de meilleures méthodes que l’exhortation et la déclamation. La politique actuelle me rappelle un peu Shakespeare : « Much ado about nothing » : « beaucoup de bruit pour rien ».
Le Figaro : L’opposition a-t-elle seulement besoin de reformuler son message, ou doit elle se préparer à un véritable aggiornamento idéologique ?
Alain Juppé : Je ne parlerai pas de refondation idéologique. L’opposition a ses repères et ses idéaux. Dans le grand débat qui a animé la vie politique depuis des décennies, il y avait ceux qui croyaient au marxisme et ceux qui croyaient à la liberté. Nous savons bien de quel côté nous sommes. Evidemment, la différence est moins tranchée aujourd’hui. Mais la ligne de partage demeure. Nous croyons, nous, que la liberté et la responsabilité font mieux économiquement, socialement et humainement, que le dirigisme et l’interventionnisme étatique.
Le Figaro : Mais l’opposition ne souffre- t-elle pas d’une carence doctrinale ?
Alain Juppé : L’opposition a-t-elle vraiment besoin d’une doctrine clé en main, d’un nouveau concept en « isme » ? Il me semble que ce qui nous manque le plus, c’est un projet qui, thème par thème, apporte des réponses claires aux questions qui intéressent les Français et seront demain des sujets du gouvernement – l’éducation, l’immigration, la sécurité, les retraites…
Le Figaro : La fragmentation des structures partisanes n’est-elle pas un handicap pour la diffusion des idées de l’opposition ?
Alain Juppé : Peut-être. Mais il y a deux façons de procéder. Agir directement sur les structures et c’est aux responsables des formations politiques de le faire. Susciter des débats pour mettre en évidence des convergences de fond : c’est sans doute ainsi qu’on pourra le mieux provoquer le réveil.
Le Figaro : La droite aurait-elle intérêt à enclencher un processus comparable à celui qui, à la fin des années 80, avait conduit aux états généraux de l’opposition ?
Alain Juppé : Nous avions à l’époque réussi à bâtir un projet politique commun. C’est cela dont nous avons besoin. J’espère qu’une fois les problèmes de personnes tranchés, chaque formation ayant ses responsables, on va pouvoir s’engager dans cette direction.
Le Figaro : Combien de temps faudra-t-il à la droite pour se réarmer intellectuellement ?
Alain Juppé : Cela peut aller assez vite. Il y a beaucoup de gens qui réfléchissent. Il suffit maintenant de passer à l’acte, de se mettre à travailler ensemble.