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France Inter : Votre région vous intéresse-t-elle ? Les enjeux économiques, politiques, sociaux, culturels de votre région sont-ils des enjeux nationaux ? Il est temps de se poser la question, quatorze jours avant des élections régionales pour lesquelles les Français, pour l’instant, expriment leur indifférence. Le dernier sondage CSA publié indique que 54 % des Français interrogés se disent peu ou pas du tout intéressés par ces élections ; 32 % estiment manquer d’informations sur les programmes des listes ; mais tous considèrent que la situation économique et politique de la région égale celle de la France. Ces élections auront-elles un effet national ? Seront-elles un bilan pour le gouvernement Jospin, après neuf mois et demi d’exercice ? Est-il encore trop tôt pour l’opposition, comme le dit Nicolas Sarkozy ?
En studio, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’intérieur, président du Mouvement des citoyens. Les chiffres du ministère de l’intérieur recoupent-ils ceux de l’institut CSA, concernant l’indifférence des Français pour ces élections ?
Jean-Pierre Chevènement : Je crois qu’on est encore à quinze jours de l’élection, que la coïncidence avec les cantonales nous donnera plutôt de bonnes surprises. Je pense que les Français doivent être conscients que, au niveau de la région, beaucoup de décisions se prennent, et qui touchent : l’économie, la formation, les lycées, la formation professionnelle et puis l’aménagement du territoire. C’est au niveau de la région que se passe le fameux contrat de plan État-région, et il va y avoir de nouveaux contrats de plan à négocier à partir de l’an 2000. Il y a les fonds européens ; ça représente quand même quelques milliards de francs.
France Inter : Mais tout ça n’est pas très lisible…
Jean-Pierre Chevènement : Alors on ne le dit peut-être pas assez, mais c’est une élection importante. Et je suis persuadé qu’au soir de cette élection, on verra aussi l’impact national. Parce que la gauche a été réduite à très peu de chose ; elle ne dirige que deux régions sur vingt-deux, et elle en gagnera forcément quelques-unes.
France Inter : Vous vous attendez à un bouleversement profond ? Certains commencent à se poser un peu la question, y compris d’ailleurs, dans l’opposition ? Nicolas Sarkozy, vous avez vu ?
Jean-Pierre Chevènement : Oui, j’ai entendu les propos de Nicolas Sarkozy ; pour une fois, je suis d’accord avec lui. C’est un peu tôt pour la droite ; je pense qu’elle n’est pas remise de sa défaite. Elle reste profondément divisée, elle n’a pas de projet. Et par conséquent, il devrait y avoir une poussée à gauche. Alors je ne vais pas vous dire combien – peut-être quatre ou cinq régions –, mais il y aura une poussée à gauche. Je crois aussi qu’on va vers une certaine neutralisation du Front national, du fait des dispositions législatives qui viennent d’être adoptées – le fameux « 49.5 régional ». Globalement, je pense que pour le Gouvernement, ce sera aussi un moyen d’aller de l’avant.
France Inter : Un test d’abord ou pas ? Vous le prendrez comme un test après neuf mois et demi d’exercice ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que le Gouvernement a besoin du soutien des Français. Le Gouvernement est composé d’hommes et de femmes qui font ce qu’ils peuvent, de leur mieux, mais nous avons besoin d’une marque de confiance. Et par conséquent, nous attendons des régionales qu’elles soient aussi un encouragement pour nous à persévérer. Vous voyez quand même, je prends les deux principales préoccupations des Français : l’emploi, il y a quand même un redressement ; la croissance repart ; les 35 heures, les 350 000 jeunes ; tout cela va quand même dans le bon sens. Et en matière de sécurité, personne n’en a entendu parler, mais l’Assemblée nationale vient de rétablir les dispositions d’une loi sage, à la fois ferme et digne sur l’immigration. Des contrats locaux de sécurité se signent un peu partout en France. Enfin, il y a une politique qui se met en œuvre, discrètement mais efficacement, et qui répond aux aspirations des Français.
France Inter : Donc vous dites que ce sera un test national. Est-ce que ce sera un peu comme ce qui vient de se passer – on vient beaucoup d’en parler – en Allemagne : un test régional avec une dimension nationale ?
Jean-Pierre Chevènement : Là, je crois que c’est tout à fait différent, parce qu’on était à la veille d’une confrontation, d’un duel. Il fallait d’abord faire des primaires au sein du SPD, entre Oscar Lafontaine et puis Gerhard Schröder. Et Gerhard Schröder vient de gagner ces primaires ; tout le monde s’était mis d’accord pour dire que ces élections en Basse-Saxe permettraient de départager le candidat qui allait affronter Kohl. Je pense que Gerhard Schröder est le meilleur, c’est clair, tous les sondages le montrent. C’est un visage nouveau, c’est, je crois, quelqu’un qui est représentatif de la jeune génération, enfin de générations plus jeunes.
France Inter : C’est une page qui se tourne ou pas ? Parce que c’est quand même Kohl derrière.
Jean-Pierre Chevènement : Pour moi, c’est une page qui se tourne. C’est une Allemagne plus allemande, mais en même temps plus fiable, avec laquelle nous pourrons bâtir un partenariat plus solide, je le crois, au-delà des mots et des mythes. Nous ne pouvons pas faire que l’Allemagne ne soit pas aujourd’hui une Allemagne réunifiée dont la capitale va être Berlin en 1999.
France Inter : Quand vous dites une Allemagne plus allemande, dont la capitale sera Berlin, est-ce que c’est une Allemagne qui va à nouveau se tourner plus vers l’Est, vers la Mitteleuropa ?
Jean-Pierre Chevènement : En politique, cela n’a pas d’importance, parce que la Mitteleuropa, elle se fait, de toute façon ; elle se fait avec l’élargissement de l’Europe, avec les investissements occidentaux et principalement allemands. Je pense qu’il vaut mieux savoir à qui on a affaire ; je pense que les bonnes constructions sont celles qui s’édifient sur la base de la réalité, donc je forme des vœux pour le succès de Gerhard Schröder.
France Inter : Mais qu’est-ce que ça change à la construction européenne ? Est-ce que ça change quelque chose au mouvement de l’Histoire, à tout ce qui s’est passé depuis de Gaulle et Adenauer ?
Jean-Pierre Chevènement : Comme Dominique Bromberger [dans sa chronique de 8 h 17, NDLR] l’a rappelé tout à l’heure, Schröder est un homme pragmatique, pas du tout un dogmatique. Il est capable peut-être de privatiser, mais aussi d’étendre le secteur public. Sur l’Europe, ce n’est pas un dogmatique. Il n’était pas un « fana » de l’euro. Je crois qu’avec lui, on pourra discuter sérieusement.
France Inter : C’est un Blair allemand ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, le Blair, il est britannique. Ce sera un Schröder allemand, comme il y a Jospin français.
France Inter : Mais ce sera quand même un peu plus une Europe du chacun pour soi ou pas ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, une Europe plus solide parce que je ne pense pas qu’on puisse faire l’Europe autrement que sur la base des nations. Et je pense que Schröder nous donnera un visage qui correspond mieux à ce qu’est l’Allemagne d’aujourd’hui.
France Inter : On sent déjà un peu la petite différence Chevènement sur l’Europe. On va voir ce qu’il en est de l’Irak. Considérez-vous vraiment que c’est la stratégie de la diplomatie qui l’a définitivement emporté ou pas ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne dirais pas tout à fait cela parce que je pense qu’on a sous-estimé le risque de guerre. Je pense que les États-Unis étaient réellement résolus à une frappe militaire, et qu’on est passé extrêmement près et qu’il s’en est fallu de très peu de chose. C’est le voyage de Kofi Annan et son courage que je tiens d’autant plus à saluer que je n’y croyais pas beaucoup pour ce qui me concerne, mais son courage et sa capacité à s’affranchir des limites qui lui avaient été fixées, ont en définitive obligé les États-Unis à reculer in extremis. Mais je pense que la volonté américaine reste intacte…
France Inter : La volonté de frapper ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que cette négociation qui reprend aujourd’hui au Conseil de sécurité sur les plus graves conséquences et autres formulations, on parle en anglais de « material britch », de violation flagrante, n’ont pour but que de justifier une frappe quasiment automatique. En dehors du Conseil de sécurité, il est extrêmement important de préserver absolument le rôle du Conseil de sécurité si l’on veut s’acheminer vers la paix et vers la levée de l’embargo parce que le peuple irakien a trop souffert. Un million de morts au nom de résolutions votées par la communauté internationale, c’est quelque chose qui doit interpeller chaque Française et chaque Français parce que ce sont les grandes puissances présentes au Conseil de sécurité qui ont reconduit ces sanctions jusqu’au bout. Et très franchement, je ne pense pas que l’enjeu du contrôle des fameux palais présidentiels soit tel qu’il puisse justifier une nouvelle frappe militaire sur un pays qui est déjà profondément détruit et qui a été ramené cinquante ans en arrière par une volonté de fer.
France Inter : C’est une position française dans laquelle vous vous retrouvez plus et mieux qu’au cours de la précédente guerre du Golfe. Certains vous ont demandé si c’était un retour au bercail de Jean-Pierre Chevènement, un retour au PS ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne le formule pas comme ça. Je constate simplement que la France, le président de la République et au sein du Gouvernement, nous ne nous sommes pas inscrits d’emblée dans la fameuse logique de guerre, c’est clair. Et ça a contribué au résultat dans la mesure où Kofi Annan a pu aller à Bagdad.
France Inter : Mais encore une fois, la position du Gouvernement français, celle de Jospin, celle du président Chirac vous inclinent à vous dire que vous êtes moins éloigné du PS que vous ne l’étiez sous Mitterrand ?
Jean-Pierre Chevènement : Ça, je peux effectivement vous le dire, mais c’est visible à l’œil nu. Je pense qu’aujourd’hui, effectivement, la France est très réservée parce qu’on voit bien que ces guerres disproportionnées ne peuvent faire que le lit de l’intégrisme dans le monde arabo-musulman, creuser encore plus le fossé entre l’Occident et l’Europe d’une part, le monde arabo-musulman de l’autre. Il est évident que l’intégrisme se nourrit de l’humiliation, du sentiment de rejet. C’est évidemment la suite de l’anti-occidentalisme que portait le nationalisme arabe ; alors que le nationalisme arabe était un mouvement laïc, l’intégrisme islamique ne laisse plus subsister aucun espace pour le dialogue.
France Inter : Jusqu’où la position française pourra-t-elle aller puisque cette semaine sera une semaine difficile où les Américains vont vouloir faire valoir leur point de vue ?
Jean-Pierre Chevènement : Je crois que la négociation sera très difficile parce qu’il est évident que la résolution britannique est en réalité une résolution américaine.
France Inter : Celle qui consiste à frapper si jamais Saddam Hussein ne respecte pas à la lettre les conditions de l’accord.
Jean-Pierre Chevènement : Oui, et puis dans des conditions qu’eux seuls détermineront. C’est surtout cela qui est important.
France Inter : D’un mot : le dossier corse avance ou pas ? Je sais que c’est l’une de vos préoccupations.
Jean-Pierre Chevènement : Oui, toutes les dispositions sont prises ; elles se mettent en mouvement Ça peut donner le sentiment d’une certaine lenteur, mais croyez-le, il y a une volonté qui ne se démentira pas.