Interviews de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, à Europe 1 le 28 et à France 2 le 29 avril 1997, sur les propositions du PS en vue des élections législatives.

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Média : Europe 1 - France 2 - Télévision

Texte intégral

Date : Lundi 28 avril 1997
Source : Europe 1/Édition du matin

J.-P. Elkabbach : Cette semaine, on entre peut-être dans le fond des choses. Change-t-on également de couleur, de rythme, de ton ?

L. Jospin : Oui. Je crois que c’est une nouvelle semaine. Les Français ont d’abord cherché à comprendre pourquoi il y avait cette dissolution surprise. Leur sentiment, à 80 %, c’est que c’était une manœuvre politique.

J.-P. Elkabbach : Ils ont changé, depuis ?

L. Jospin : Je crois qu’ils sont passés à autre chose, tout en gardant cela à l’esprit. Ils ont raison. Moi aussi, je passe à autre chose. Cette première semaine a aussi servi à chacun à choisir son ton. M. Juppé avait parlé d’un ton brutal : hier, visiblement, il a voulu corriger cette image. Cette semaine, doit commencer à nous permettre, en tout cas, je vais m’efforcer de traiter, de poser les grandes questions pour la France que cette élection législative devrait aider à trancher, parce que l’enjeu, c’est quand même cela.

J.-P. Elkabbach : Les sondages sont contradictoires et convergents : ils indiquent 36-38 % d’indécis, des scores serrés mais un avantage qui resterait à la droite. La surprise que vous annonciez à plusieurs reprises, ne serait-ce pas la victoire de la droite ?

L. Jospin : Nous sommes partis avec une gauche dominée. C’est déjà un changement d’état d’esprit et peut-être d’intention que la droite ne soit plus assurée de sa victoire, même si les sondages la donnent en tête, parfois relativement largement en sièges, parfois de façon plus serrée. La campagne n’est pas terminée. Il faut savoir qu’un déplacement d’un point d’intentions de vote, c’est 30 sièges ; 2 points, 60 ; 5 points, 90, et la majorité bascule. Donc, tout est en réalité relativement indécis. C’est ce qui fait au fond, au moins à partir de maintenant, la beauté de cette campagne : on peut penser qu’une vraie conviction, une façon de toucher les gens, de leur indiquer une voie à suivre peut faire changer les choses. C’est pourquoi j’aime la démocratie.

J.-P. Elkabbach : En 1991, vous alliez avec beaucoup de panache dans la présidentielle, vous avez eu des résultats qui ont surpris beaucoup de gens et avez eu une défaite tout à fait honorable. Peut-être n’y croyiez-vous pas alors. Mais aujourd’hui, vous dites que vous y croyez ?

L. Jospin : Oui. Je pense qu’aujourd’hui, c’est possible. La situation est différente. Les données objectives en 1995 ne le permettaient pas. Les données objectives mais aussi subjectives : le sentiment des Français après quatre ans de gouvernement de droite, deux ans de pleins pouvoirs avec la présidence. Je crois que le changement est désiré par les Français.

J.-P. Elkabbach : Mais c’est une France qui est traditionnellement à droite : par quel déclic ou miracle allez-vous convertir les Français à la gauche ?

L. Jospin : Je ne crois pas que les Français aient envie d’être qualifiés comme étant traditionnellement à droite. Ils ont d’ailleurs donné à la gauche, pendant toute une période historique récente, des responsabilités.

J.-P. Elkabbach : C’est exceptionnel.

L. Jospin : Ils ont renouvelé ce mandat au bout d’un septennat. On oublie toujours cette coupure qu’a été le peuple qui réfléchit, qui dit : « Bon, j’ai eu la droite, non », et a remis la gauche. Donc, les choses sont ouvertes. Tout le monde ressent ce désir de changement. M. Juppé hier a essayé de dire : « Nous ne changeons pas la majorité, mais nous allons changer de politique ». Tout le monde est conscient qu’on ne peut changer profondément les choses – nous disons « changer d’avenir » – que si on change de majorité.

J.-P. Elkabbach : Chacun réclame le leadership du changement. Vous avez fait plusieurs fois allusion à A. Juppé dans l’émission d’A. Sinclair hier soir. Vous venez de perdre votre cible préférée puisqu’il se défend d’être candidat à sa propre succession. L’avez-vous cru ?

L. Jospin : Non ! Bien sûr que non. Il a dit, au fond, sentant qu’il était impopulaire et qu’il n’était pas forcément le meilleur objet de désir pour les Français, il a été jusqu’à dire : « Votez pour nous puisque je ne serai peut-être pas là ». C’est vous dire un peu où ils en sont dans l’utilisation des arguments !

J.-P. Elkabbach : Oui, mais il vous enlève l’argument « Voter RPR-UDF, c’est voter cinq ans de plus pour Juppé !

L. Jospin : RPR, c’est clair : le président est RPR ; le précédent Premier ministre, M. Balladur, était RPR, et l’est toujours ; M. Juppé est RPR : on a une vie politique dominée par le RPR. On a même un État dominé par le RPR. Ce n’est pas fondamentalement le problème de M. Juppé qui me préoccupe : le problème, c’est la politique qui est suivie. Pourquoi n’y croyais-je pas ? Comment pouvait-on dire à la fois : « Je ne suis pas candidat à ma succession » et proposer un programme de 40 jours ? ! D’ailleurs, je voudrais revenir sur ce programme de 40 jours qui fait un peu sourire !

J.-P. Elkabbach : Qui vous fait sourire !

L. Jospin : Qui fait sourire tout le monde, parce qu’on se dit : « Comment ? ! Ils ont eu 1 600 jours, 800 jours depuis l’élection de J. Chirac, ils auraient 5 ans devant eux et tout d’un coup, ce gouvernement qui est là en continuité, qui dit qu’il va continuer en continuité, dit aux Français : « Mon problème, votre problème, c’est ce que je vais faire en 40 jours » ? !

J.-P. Elkabbach : Mais après, il dit qu’il y a de nouveaux chantiers. Vous allez nous dire ce que vous ferez en 40 jours ou en cent jours.

L. Jospin : Regardez ce qui se passe après 40 jours avec eux ! On est quand même en droit de se poser cette question !

J.-P. Elkabbach : A. Juppé est-il ou non le chef de la majorité ?

L. Jospin : Je n’en sais rien. Je constate que M. Pasqua dit depuis trois jours qu’il faut mener une politique économique totalement différente de celle que préconise M. Juppé. Je constate que M. Madelin est rentré à Redon et que M. Séguin boude à Épinal. À partir de là, je ne sais plus trop quoi vous dire en ce qui concerne ce que je n’appelle plus la majorité, car il n’y a plus de majorité : c’est la droite. Ce sont les Français qui décideront qui sera désormais la majorité.

J.-P. Elkabbach : A. Juppé est donc favorable, à la fin des fins, entre les deux tours, à un face-à-face avec vous. Cela vous convient-il ?

L. Jospin : Je vois qu’il commence à bouger, c’est-à-dire, à revenir au point de départ. Le point de départ, c’est que toutes les chaînes nous ont proposé cela. Je ne veux rien accaparer au profit de tel ou tel. Je constate quand même qu’on annonce, sur une chaîne, un débat entre M. Delors et M. Balladur : personne n’a pensé à mettre M. Zarka à côté de J. Delors et M. Tiberi à côté de M. Balladur ! Cela a paru naturel qu’ils débattent en tête-à-tête, face-à-face et seul à seul. Faisons un débat des huit ou dix représentations politiques.

J.-P. Elkabbach : Avec vous ?

L. Jospin : Nous verrons. Chaque formation politique décidera de qui la représentera. Mais représentons toutes les formations politiques dans un débat, et puis après, faisons un débat à deux. Je vois que M. Juppé y vient. Donc, on voit qui refusait et qui, peut-être, ne refuse plus.

J.-P. Elkabbach : Vous attendriez l’entre-deux-tours, à ce moment-là ?

L. Jospin : Essayons pour le moment de dire aux Français quelles sont les grandes questions que nous mettrions dans ce débat plutôt que de mener un débat sur le débat.

J.-P. Elkabbach : Demain, PS et PC se réunissent avec vous et R. Hue pour conclure l’accord préparé entre vous. Est-ce un accord électoral ou un accord de gouvernement ?

L. Jospin : Non. C’est un accord électoral. C’est un texte qui traduira, si nous y parvenons – la rencontre n’a pas encore eu lieu – notre façon d’aborder cette campagne électorale et les thèmes sur lesquels nous sommes d’accord, à la fois dans la critique de la droite et dans la sensibilité, l’approche des problèmes.

J.-P. Elkabbach : Vous ne reprenez pas tout ce que le PC a proposé avant-hier ?

L. Jospin : Vous le verrez le moment venu. Vous vous ferez votre opinion assez vite.

J.-P. Elkabbach : On attend demain ?

L. Jospin : Absolument. De toute façon, c’est un texte de déclaration commune à propos des élections. Ce n’est pas un accord de gouvernement. D’ailleurs, si un gouvernement se faisait, ce serait un gouvernement de diverses sensibilités de la gauche et des forces de progrès.

J.-P. Elkabbach : Qui n’exclurait pas, même si l’argument est rouillé, qu’il y ait des ministres communistes ?

L. Jospin : M. Juppé parle de modernité : c’est là où on voit que leur pensée à droite est terriblement archaïque. Ce n’est pas un problème de principe, le problème de communistes dans le Gouvernement. Les Français le comprennent très bien. Le seul problème qui est posé est un problème de cohésion, ou plutôt, de cohérence gouvernementale : s’il y avait un gouvernement des forces de gauche et de progrès, ce gouvernement ne pourrait se faire que sur une seule orientation politique, sur une orientation politique claire sur tous les sujets, y compris sur l’Europe. C’est cela, le seul problème. Mais s’il y avait une telle majorité, il y aurait, dans une future majorité de progrès, avec un changement décidé par les Français, il y aurait des socialistes, des communistes, des radicaux socialistes, des gens du MDC et des Verts. Dans un gouvernement éventuel, il y aurait aussi cette diversité. Donc, j’ai dit qu’en tennis je jouais en simple ; mon autre sport, c’est le basket : ça ne se joue pas à deux, mais à cinq !

J.-P. Elkabbach : Tout à l’heure, vous disiez que l’accord avec le PC n’est pas un accord de gouvernement mais un accord électoral et que s’il y a un gouvernement après une victoire d’une majorité de gauche, il y aurait toutes les tendances qui seraient représentées, donc, aussi des ministres communistes. En 1981, cela a été possible parce que le Président de la République était F. Mitterrand. Si le Président Chirac refusait, dans l’hypothèse de votre victoire, qu’il y ait des ministres communistes, qu’est-ce qu’il se passerait ?

L. Jospin : J’espère que c’est une plaisanterie que de poser cette question. Au nom de quoi refuserait-on que ce courant politique soit représenté dans un gouvernement si une majorité existait, plurielle, pluraliste et si un Premier ministre, pressenti par le Président de la République, lui faisait cette proposition ? Si ce thème venait dans la campagne, il donnerait, quand même, à celle-ci un tour nouveau. Mais, je ne crois pas du tout à cette hypothèse. Je la prends, de votre part, comme une hypothèse d’école.

J.-P. Elkabbach : Si le Président de la République participe à deux ou trois meetings, vous pensez qu’il reste dans son rôle de Président de la République ?

L. Jospin : Il est libre de s’engager de la façon qu’il souhaite et, naturellement, le degré de son engagement mesure son degré de responsabilité. Mais, ce n’est pas un problème institutionnel, ce n’est qu’un problème politique.

J.-P. Elkabbach : Il y a un moment où il passe la frontière ?

L. Jospin : Non. Ce n’est pas un débat, pour moi.

J.-P. Elkabbach : Tout à l’heure, vous avez souri pendant la revue de presse, quand on a évoqué le journaliste qui disait que, hier, M. Juppé avait pratiquement, pillé ou copié le programme du PS.

L. Jospin : En écoutant M. Juppé, hier, je me suis dit quand même qu’une des grandes questions de cette campagne, pas une question de fond au sens des orientations économiques, européennes, sociales, de vie quotidienne, mais de ce qu’est vraiment le débat public et de ce que devraient être la démocratie et une élection : c’est la question de la vérité. Et, j’ai eu l’impression que M. Juppé prenait de grandes libertés avec la vérité. Déjà, nous sommes issus d’une situation politique née de l’élection 1995, qui nous a montré qu’entre les promesses faites en 1995 et la politique conduite ensuite, il y eu un écart formidable. Donc, il y a eu un leurre, une mystification dans cette campagne et j’ai l’impression que les hommes de la droite et l’ancien Premier ministre, hier – enfin le Premier ministre – a essayé de recommencer l’exercice de 1995. C’est-à-dire, escamotant le problème du bilan, de se mettre à nouveau en situation de promesses. Il l’a fait dans un certain nombre de domaines en faisant carrément de la vampirisation du programme socialiste – ce qui est étrange quand même. Le Gouvernement restreint – qu’après tout J. Chirac aurait pu, lui-même, composer – c’est moi qui l’ai proposé en 1995. La limitation du cumul des mandats, y compris d’un mandat, par exemple exécutif d’une mairie, d’une grande mairie et être Premier ministre ou ministre – je rappelle, pour rendre crédible cette proposition, que M. Juppé est président du RPR, président de la communauté urbaine de Bordeaux. La limitation du cumul des mandats, conditionnalité de l’aide aux entreprises, diminution de la durée du travail. Et même, pour faire bon poids, j’ajoute parce que c’est révélateur – c’est un détail, mais il est révélateur – la proposition sur les cantines, c’est un amendement socialiste dans le récent débat sur l’exclusion qui a été repoussé par la majorité. C’est-à-dire qu’il y une attitude de ruse avec la vérité.

J.-P. Elkabbach : Non, mais on prend les bonnes idées, là où elles sont.

L. Jospin : Non, on cherche à réduire si on le peut une distance et ensuite, si on est réélu, on mène une politique totalement différente. Je crois que cette question de la vérité est essentielle et que les Français doivent aussi juger ceux qui viennent devant eux, ceux qui leur parlent à l’aune de ce sentiment qu’ils ont, qu’ils sont face à des hommes de vérité.

J.-P. Elkabbach : C’est ce que vous voulez dire quand vous parlez d’un mode de gouvernement différent ou autrement ?

L. Jospin : Oui, quand j’entends M. Juppé dire que nous créerions 700 000 emplois publics alors que le programme jeunes c’est 350 000 emplois publics – pas des emplois de fonctionnaires, je le reprécise – et 550 000 emplois privés. Lorsque je l’entends dire que le chômage a très peu augmenté et qu’il ne précise pas que la base de calcul a changé, c’est peut-être la contrevérité la plus grave, hier.

J.-P. Elkabbach : À la fois que le chômage avait augmenté et que créerez moins d’emplois que n’en ont été créés entre…

L. Jospin : Ce n’est pas là-dessus que j’interviens. C’est pour dire qu’il ne dit pas aux Français que la base de calcul a changé et que 500 000 chômeurs ont été rayés des statistiques par rapport à la référence précédente. Cela, c’est quelque chose de considérable. On ne peut pas mener le débat public de cette façon, je vous le dis. Oui, il faut gouverner autrement, c’est-à-dire autour d’un langage de vérité, en assumant de ce qu’on a fait, en faisant des promesses que l’on tiendra et puis en se comportant vis-à-vis de nos concitoyens de façon beaucoup moins distante, beaucoup moins autoritaire, en utilisant le dialogue. Cela, c’est la démarche que je préconise.

J.-P. Elkabbach : Vous disiez vous même qu’hier le ton avait changé, qu’il était plus humble même. On sent bien que vous portez en vous le débat avec lui. Attendez de l’avoir en face de vous, vous aurez probablement beaucoup de choses à vous dire.

L. Jospin : En disant cela, le débat avec les Français parce que j’oppose deux styles et je ne pense pas que ce soit la caractéristique seulement de l’ex-Premier ministre, je pense que c’est une conception plus large. Moi, je préconise de rompre avec la culture du cynisme et je préconise d’avoir une culture de la vérité dans le Gouvernement. C’est comme cela qu’on restaurera le crédit des responsables politiques, c’est comme cela que l’on restaurera aussi la démocratie qui est fragilisée, vous le savez, en ce moment.

J.-P. Elkabbach : Vous dites souvent : je ferai, je déciderai, etc. Vous tombez sous le sceau de la critique du « jeu-perso ». Alors que vous avez, vous aussi, des alliés qui ne sont pas forcément dans la même ligne que vous ?

L. Jospin : Non, d’abord je parle pour moi et en règle générale, si vous m’écoutez, je dis très souvent : nous. Parce que je suis aussi l’expression de quelque chose de collectif, ne serait-ce même que chez les socialistes. Pour nous, les propositions que nous faisons ne sont pas décidées dans un cabinet, elles sont discutées collectivement. Nous avons aussi des partenaires potentiels et nous tenons compte de ce qu’ils nous disent.

J.-P. Elkabbach : A. Juppé a proposé, hier, les quatre domaines des premiers quarante jours puis des nouveaux chantiers qu’il proposait aux Français. Quelles seraient les premières décisions des 100 premiers jours du Premier ministre L. Jospin ?

L. Jospin : Moi, je ne raisonne pas en terme de 100 premiers jours. On ne fait pas une élection et on ne demande la confiance des Français pour 100 jours. On demande la confiance des Français pour cinq ans. Nous verrons bien lorsque nous serons à la fin de la campagne, si l’hypothèse d’un succès possible des forces de progrès s’accrédite, alors peut-être faudra-t-il aussi donner des indications plus précises que sur ce que nous pourrions envisager de faire tout de suite. Ne faisons pas, dans la campagne électorale, le discours d’investiture devant l’Assemblée nationale, ce serait un peu ridicule et donc, moi, mon approche, est de dire : voilà les grandes orientations sur lesquelles je veux m’adresser au pays et faire ensuite des propositions. Ces questions sont assez simples mais fondamentales. Premièrement, est-ce que l’on garde la politique économique actuelle ou est-ce qu’on la change ou, du moins, est-ce qu’on l’infléchit ?

J.-P. Elkabbach : Réponse.

L. Jospin : Je dis : oui. Je constate que, depuis quatre ans, la France est en panne, et en particulier la machine économique est en panne. La droite dit : cela ne marche pas mais continuons la même politique, voire aggravons-la. Moi, je dis : cela ne marche pas, il faut remettre la France en marche. Sur le plan économique cela veut dire, effectivement, de rechercher une croissance plus grande, d’utiliser, notamment, une progression maîtrisée du pouvoir d’achat pour cela, parce qu’actuellement l’économie est grippée. À chaque fois que je rencontre des chefs d’entreprise, dans ma circonscription ou ailleurs, ils me disent tous : cela ne repart pas.

J.-P. Elkabbach : Est-ce qu’ils ne vous demandent pas plus de souplesse, d’introduire plus de mobilité, de flexibilité dans l’économie pour que cela marche un peu mieux ?

L. Jospin : Je crois que les plus novateurs, les plus audacieux d’entre eux savent très bien que ce n’est pas en restaurant les rapports sociaux du XIXe siècle qu’on avancera vers le XXIe siècle. Ils ne veulent pas jouer sur la flexibilité, la précarité, la baisse des salaires.

J.-P. Elkabbach : Ailleurs, cela marche.

L. Jospin : Non, cela ne marche pas. M. Clinton a été élu, aux Etats-Unis, en rupture avec cette conception ultralibérale de M. Reagan. M. Blair va peut-être être élu – certains disent : sans doute être élu – en Grande-Bretagne, en rupture avec cette conception qui était celle de Mme Thatcher et de M. Major. Ce n’est pas au moment où ces deux grands pays amis ont opéré ou vont opérer ce changement que nous devons aller en sens inverse.

J.-P. Elkabbach : Dans ce que dit maintenant A. Juppé vous ne pouvez plus le critiquer et le targuer d’ultralibéralisme, ou d’hyper-libéralisme ? Cela se calme ?

L. Jospin : Bien sûr que cela se calme, mais vous avez bien compris que tout cela est lié.

J.-P. Elkabbach : D’ailleurs, on lui a fait peut-être un procès caricatural là-dessus, parce qu’il n’a jamais employé les termes.

L. Jospin : C’est ce qu’on a entendu pendant les huit jours qui ont précédé la dissolution. On nous a expliqué que c’était cela. Ensuite, ils sont arrivés dans la campagne. Et, je me suis notamment exprimé à 7/7 de façon assez claire. Je crois qu’ils ont compris que cette thématique n’était pas particulièrement attrayante. Ils font faire en permanence des enquêtes d’opinion, ils ont eu des retours, alors ils ajustent. Mais on est loin, là encore, de ce rapport avec la vérité que je voudrais restaurer. Donc, que les Français ne se laissent pas prendre. Ils se sont fait prendre une fois.

J.-P. Elkabbach : Avant de passer avec vous aux questions européennes, vous avez dit qu’il fallait changer la politique économique. Quelle réforme conservez-vous ou remettez-vous en cause ? Gardez-vous la loi Robien ?

L. Jospin : Nous la modifions sensiblement parce qu’elle est très coûteuse pour une efficacité qui existe mais qui n’est pas en rapport avec son coût et d’autre part, elle impose - c’est surtout son principal défaut – aux entreprises des contraintes pour une durée de temps plus faible que le moment pendant la période, qui est du double, pendant laquelle ils recevront des avantages de l’État.

J.-P. Elkabbach : Donc, vous la modifiez ?

L. Jospin : Je crois qu’on la supprimera pour l’intégrer dans notre démarche de diminution de la durée de travail qui est beaucoup plus globale et qui sera beaucoup plus efficace et, en plus, moins coûteuse.

J.-P. Elkabbach : La réforme de la Sécurité sociale ?

L. Jospin : La réforme de la Sécurité sociale, si c’est sous une forme administrative, si c’est sous une forme comptable, si c’est sous une forme collective au lieu de mettre en cause des responsabilités individuelles, nous ne conservons pas cet état d’esprit bureaucratique et tatillon.

J.-P. Elkabbach : Mais vous partez de la réforme Juppé ?

L. Jospin : Non, vous plaisantez, nous partons de notre propre démarche, celle qui était la volonté de maîtriser les dépenses de santé que nous avions mise en œuvre dans les derniers gouvernements de la gauche, que M. Chirac avait critiquée pendant la campagne électorale et à laquelle M. Juppé est venu après, de manière brutale. Donc, nous sommes pour une démarche de maîtrise médicalisée des dépenses de santé dans le cadre d’une politique générale de la santé. Dans ce sens, les états généraux dont on a parlé sur la santé, pour peu qu’ils n’aient pas une vision corporatiste, mais qu’ils rassemblent tous les acteurs et traitent tous les problèmes, y compris le problème très important de l’hôpital public, pour lequel je crains la politique gouvernementale, oui cette démarche nous la reprendrons.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous, L. Jospin, renationalisez certaines banques et certaines assurances ?

L. Jospin : Nous avons déjà répondu à cette question et donc donné les assurances. Nous n’avons pas l’intention de renationaliser mais dans la mesure où il se trouve – c’est un effet bienheureux de la dissolution, celui-là – que la privatisation de France Télécom, d’Air France, les intentions à EDF-GDF ne sont pas passées, y compris Thomson, nous ne poursuivrons pas ce processus de privatisation, bien sûr.

J.-P. Elkabbach : À propos de l’Europe, vous parliez de renégocier Maastricht, ou de le rediscuter puisque É. Guigou a nuancé, est-ce en tout état de cause ou seulement si la France n’est pas prête, c’est-à-dire s’il lui faut imposer de nouveaux sacrifices ?

L. Jospin : Je ne crois pas qu’É. Guigou ait eu à nuancer parce que je n’ai pas employé l’expression « renégocier Maastricht ».

J.-P. Elkabbach : Ou négocier, alors comment dites-vous ?

L. Jospin : Je n’ai pas dit qu’il fallait, comme je l’entendais dire tout à l’heure dans la revue de presse, renégocier les critères, personne ne trouvera cela. J’ai dit : il ne faut pas entrer dans le processus de la monnaie unique sans conditions. Puisque certains nous ont dit, qu’il allait falloir donner un tour de vis supplémentaire et mener une politique d’austérité pour respecter les critères de Maastricht, j’ai dit : non. Si j’étais, si nous étions en responsabilité, nous ne le ferions pas, la France ne peut pas se le permettre.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire que si on peut atteindre les critères de Maastricht sans cure d’austérité, vous y êtes favorable, sans avoir à reposer un certain nombre de conditions ?

L. Jospin : Mais les quatre conditions que nous avons proposées ne concernent pas directement, je vous le ferais remarquer, les critères de Maastricht. Il faut le rappeler. Nous avons dit que les pays du Sud, et notamment l’Italie, doivent être d’entrée de jeu dans la monnaie unique. Qui pourrait comprendre que les anciens Allemands de l’Est qui vivent à Dresde seraient dans la monnaie unique alors que les Romains, qui ont fait le Marché commun avec nous en 1956, n’y rentreraient pas. Comment pouvez-vous penser que des grandes nations européennes, qui se sont réunies dans une aventure historique qui s’appelle l’Europe, se préparent à abandonner leur monnaie nationale et qu’elles le fassent uniquement sur des critères comptables dont on sait en plus qu’ils ne seront pas respectés, y compris par des grands pays qui s’en réclament comme l’Allemagne ? Vous avez quand même entendu un certain nombre de responsables allemands récemment dire que pour l’endettement, par exemple, il faudrait intégrer le coût de la réunification allemande pour diminuer la dette, ou dire encore que les 3 % du budget ne seraient pas respectés et qu’il faudrait examiner cela comment ? En tendance. Je propose que cela soit examiné en tendance.

J.-P. Elkabbach : Comme M. Balladur l’a dit hier, comme N. Sarkozy. Tout le monde est en train de se rapprocher.

L. Jospin : Mais attendez. La différence avec l’attitude actuelle du gouvernement, de M. Balladur, M. Sarkozy ou d’autres, c’est qu’eux sont pour entrer dans le processus de l’union sans conditions. Moi, je ne suis pas pour entrer sans conditions. Si nous ne mettons pas en face de la Banque centrale chargée de gérer la future monnaie européenne, un gouvernement économique, cela veut dire tout simplement…

J.-P. Elkabbach : Oui mais, il y a le Conseil européen pour cela.

L. Jospin : Eh bien voilà. On le dit, on l’affirme. Cela veut dire que l’on renonce à notre politique monétaire. Et si on accepte le pacte de stabilité renforcé, qui n’était pas dans le Traité de Maastricht et que les Allemands nous ont imposé, cela veut dire que l’on renonce à notre politique budgétaire, c’est-à-dire, aux deux principaux instruments de politique économique. Je ne propose pas cela. Je ne veux pas dissoudre la France dans l’Europe. Je veux une France qui pèse dans l’Europe et une Europe qui choisisse la croissance et l’emploi, qui cesse de brider sa machine économique pendant que les États-Unis, l’Amérique latine, le Japon, l’Asie, avancent à grands pas. Je crois que c’est clair, c’est cela le choix pour les Français et c’est dans ces termes qu’il faut poser le débat d’aujourd’hui, pas en examinant, en reprenant à son compte un amendement socialiste sur les cantines, que l’on a refusé pendant le débat. Il faut d’abord poser ces grandes questions d’orientation pour la France et pour l’Europe et ensuite décliner des mesures.

J.-P. Elkabbach : Vous n’avez pas le sentiment, L. Jospin, de renier vos convictions européennes pour aller vers un accord avec le PC – vous l’avez entendu pendant la revue de presse – ou vers un accord avec Chevènement, et vous présenter avec une équipe cohérente au nom d’un renoncement à certains principes ?

L. Jospin : Je préfère avoir entendu ce qu’a dit J. Delors à cet égard, lorsqu’il a dit que je m’inscrivais pleinement dans cette tradition. Cela me paraît être un témoignage d’une autre force qu’une revue de presse. Je respecte bien sûr la diversité. Comprenons bien : c’est si on poursuit l’Europe telle que l’on est en train de la faire aujourd’hui, y compris sur le terrain monétaire, que l’on tuera progressivement l’idée européenne chez les peuples, qu’on dissoudra la réalité européenne sous forme d’une zone de grille des changes dans la mondialisation. C’est-à-dire que les vrais Européens, dans toutes les sensibilités et y compris ceux qui sont attachés à une certaine idée de la France, peuvent se reconnaître dans la démarche que je propose parce qu’au lieu de diviser, au lieu de paralyser, elle rassemble et elle donne une dynamique.

J.-P. Elkabbach : Finalement, J. Chirac a bien fait de dissoudre ?

L. Jospin : Vous savez, quand c’est fait…

J.-P. Elkabbach : Cela ouvre un très grand débat ?

L. Jospin : Au moins, essayons d’en faire un débat. Ce n’était pas fait pour cela, c’était fait pour une opération de reconduction, c’était fait pour escamoter le débat. Le peuple s’en saisit, les Françaises et les Français. Eh bien moi aussi, j’en fais partie.

J.-P. Elkabbach : Si vous perdez ?

L. Jospin : Si je perds, je continue. Et si je ne perds pas, si nous ne perdons pas, je continue aussi.


Date : Mardi 29 avril 1997
Source : France 2/Édition du soir

D. Bilalian : Vous allez nous dire, effectivement, comment il faut définir cet accord. Ce n’est pas un programme de gouvernement, est-ce un simple accord de programme électoral ? Donnez-nous la définition exacte de ce qui s’est passé cet après-midi.

L. Jospin : Oui, c’est un accord dans les élections, dans la campagne législative, et c’est surtout un moment d’un mouvement de rassemblement auquel je consacre beaucoup de soins, et d’un rassemblement pluraliste, parce qu’au-delà des communistes et des socialistes, vous le savez, il y a des accords avec les Verts, avec les radicaux socialistes, il y a un processus aussi d’accord engagé avec le Mouvement des citoyens. Donc tous ceux qui sont des candidats du changement dans cette campagne, après avoir débattu, dégagent des positions communes.

A. Chabot : On dit que c’est un faux programme commun ou un programme commun au rabais.

L. Jospin : Non, je pense que ça n’a pas de rapport, et qu’il ne faut pas chercher des formules. Vous voyez, je pense qu’il vaut mieux que des formations différentes assument leurs différences, en débattent devant les Français et puis disent : voilà, sur ces points-là, nous ne sommes pas d’accords mais nous avons des points d’accord sur ceux-là et, au fond, fassent un mouvement d’unité pour éventuellement gouverner si les Français en décidaient ainsi, plutôt que d’avoir un affichage d’une unité de façade comme le fait, je crois, la droite aujourd’hui et, constater que Monsieur Madelin, Monsieur Pasqua ou Monsieur Séguin que nous entendions à l’instant, ont en réalité des points de vue tout à fait différents. Je crois que l’une des questions centrales aujourd’hui en France, c’est la crédibilité de ce qui est dit, de ce qui est annoncé par les responsables politiques. Et pour restaurer cette crédibilité, je crois qu’il faut être beaucoup plus près de l’esprit de vérité que l’on ne l’est parfois dans le monde politique. Et, c’est la démarche qui me guide personnellement.

A. Chabot : Donc, c’est chacun chez soi jusqu’au premier tour. Et après, vous voyez ce que vous faites. C’est cela ?

L. Jospin : Lorsque l’on s’engage sur la perspective de la diminution des 35 heures, lorsque l’on dit que l’on arrête le programme de privatisations, lorsque l’on veut donner une priorité à l’éducation, à la recherche, lorsque l’on affirme les valeurs d’égalité et que l’on propose des mesures très précises dans ce sens, quand on affirme ensemble l’indépendance de la justice, je crois que ce sont des grands principes très clairs, et il y a sur les problèmes européens ou plus exactement sur la question de la monnaie unique, des différences sur lesquelles je peux très bien m’expliquer si vous m’interrogez sur ce point.

D. Bilalian : On va y venir. Mais avant cela, donc, s’il y avait, par exemple, des ministres communistes dans un éventuel gouvernement que vous dirigeriez, cela veut dire qu’ils se seraient rangés à votre opinion. C’est le PS qui est leader ?

L. Jospin : Pour le moment, je ne suis pas en cause, il n’y a pas à aborder des questions de responsabilité de ce type. Posons simplement l’hypothèse d’un gouvernement issu d’une majorité nouvelle le 1er juin. Le problème de la présence éventuelle de communistes – comme d’autres personnalités de gauche ou appartenant aux Verts, aux mouvements des écologistes – n’est pas un problème de principe, ça ne pose pas de problème. Ça n’en posait pas tellement, hier, ni avec le général de Gaulle, ni avec F. Mitterrand, mais c’est encore plus vrai aujourd’hui. Ce qui est en cause, et je l’ai rappelé à mes partenaires, je le rappellerai à d’autres – pour nous en tout cas – c’est la question de la cohésion, de la cohérence gouvernementale. Dans un gouvernement, lorsque l’on prétend diriger la France, on ne le fait, sur des questions importantes, – l’Europe comme d’autres –, que sur une seule orientation. Et c’est cela qui serait le critère, et non pas la question de principe de savoir si telle ou telle force démocratique, dans une démocratie, aurait le droit d’être représentée au gouvernement de la France.

A. Chabot : Donc, comme l’ont dit vos adversaires jusqu’ici : on va parler de l’Europe. Vous n’avez pas honte des communistes ?

L. Jospin : Mais la question ne s’est jamais posée de cette façon pour moi, et je trouve insultant la façon dont un certain nombre d’adversaires politiques abordent cette formation et les hommes qui aujourd’hui l’animent, y compris un homme comme R. Hue.

D. Bilalian : Tout à l’heure, vous avez entendu P. Séguin dire : après tout, ce sont les socialistes qui ont signé – en tout cas, F. Mitterrand – les accords de Maastricht, les conditions dans lesquelles on devait y aller. Alors à partir de cela, d’abord., que lui répondez-vous ? Et deuxièmement, quelle est votre position exacte par rapport à Maastricht aujourd’hui ? Est-ce que vous renégociez, est-ce que vous reformatez, est-ce que vous recolmatez ? Soyons clairs pour une fois.

L. Jospin : Comment « pour une fois » ! Je me suis, jusqu’ici, sur ces questions, pour ce qui me concerne, exprimé très clairement, Monsieur Bilalian. Et je vais le faire pour la deuxième fois : je ne comprends pas bien la cohérence de P. Séguin. D’abord, j’ai noté une phrase qui est le bout du reportage, il dit : à Maastricht, on a tout bradé. Alors, je voudrais être clair ici. Si Monsieur Séguin pense que Maastricht a consisté à tout brader, ce serait son honneur de responsable politique que d’y dire non, et que de ne pas approuver un gouvernement qui voudrait appliquer Maastricht. Premier point, le langage de vérité dont je parlais tout à l’heure. Deuxième point, le Traité de Maastricht a été signé. En ce qui me concerne, je suis en cohérence, car à ce moment-là, si vous vous en souvenez, j’avais dit un « oui, mais » à Maastricht. Oui, à un projet qui permettait à l’Europe d’aller plus loin, mais une réticence sur le choix de certaines dispositions. Mais nous sommes aujourd’hui, et non plus hier. Le Traité de Maastricht ne dit pas du tout que l’Italie ne doit pas être dans la monnaie unique puisque c’est de cela dont on parle. Moi, je dis que l’Italie doit être dans la monnaie unique. Je ne veux pas que nous renoncions à notre monnaie pour former un bloc franc-mark avec quelques autres pays. Je veux que les pays du Sud soient d’entrée de jeu dans la monnaie unique. Deuxième point, le Traité de Maastricht ne dit pas qu’il ne faut pas un gouvernement économique, c’est-à-dire, un conseil des ministres traitant des grandes orientations économiques face à la Banque centrale. Au contraire, c’est même prévu dans le traité, à condition que les gouvernements le veuillent. Le Gouvernement de la France, si nous étions aux responsabilités, le voudrait. Troisièmement, dernier…

A. Chabot : L’euro, la date prévue ?

L. Jospin : Oui, attendez ! C’est très important ce que je dis, parce qu’on est au cœur du débat, d’un des débats de cette campagne législative pour savoir si on veut faire la monnaie unique sans conditions, ou si – c’est mon approche – on veut faire la monnaie unique sur la base d’une conditionnalité qui assurera en plus son succès. Troisième exemple : le Traité de Maastricht ne dit pas qu’il faut un pacte de stabilité renforcé sur le plan budgétaire, et je dirais même, pour répondre à P. Séguin, que le pacte de stabilité accepté par le Gouvernement d’aujourd’hui au sommet de Dublin, sous la pression des Allemands, est contraire au Traité de Maastricht. C’est un ajout au Traité de Maastricht. Moi, je dis qu’il ne faut pas un pacte de stabilité renforcée, il ne faut pas juguler la croissance en France et en Europe, qui est déjà trop faible. Il faut au contraire un pacte de solidarité et de croissance. Tout cela est compatible avec les critères. C’est une autre conception de l’Europe et de la monnaie unique.

A. Chabot : Pour être très clair, si vous gagnez les élections, est-ce que oui ou non, la gauche au pouvoir fera la monnaie unique en temps prévu, et en respectant les critères ?

L. Jospin : Vous ne pouvez pas formuler les critères aussi simplement lorsque vous savez, par exemple, que des autorités importantes en Allemagne disent qu’elles ne sont pas sûres que l’Allemagne respectera le critère des 3 % pour le budget. Quand vous entendez les mêmes responsables dire qu’ils ne sont pas sûrs qu’elle pourra respecter le critère des 60 % pour la dette et que, donc, on devrait tenir compte du coût de l’unité allemande en matière d’endettement pour adopter les critères. Cela veut dire que partout, y compris en Allemagne, le débat est ouvert sur la nature de ces critères. Ces critères existent, il n’est pas question de les remettre en cause, mais le problème est de savoir comment on les apprécie. On sait tous que le traité prévoit qu’on peut les apprécier en tendance. Ce qu’il faut, c’est un mouvement de convergence des monnaies qui ne tue pas l’économie, parce que la machine économique française est en panne et que la machine européenne tourne au ralenti par rapport à nos grands concurrents. Il faut un respect des critères pour aider à retrouver un peu de croissance et plus d’emplois en Europe.

D. Bllalian : Revenons à la campagne électorale. Le programme d’A. Juppé, dans un premier temps vous l’avez jugé très libéral. On a vu qu’A. Juppé a fait quelques appréciations différentes, dimanche dernier. Est-ce que vous le trouvez toujours aussi libéral. Il parle de réduction du temps de travail ou tout au moins des heures supplémentaires. Il y a eu un virage de sa part, non ?

L. Jospin : On a du mal à saisir A. Juppé actuellement. Dans la plate-forme RPR-UDF, qui vient de sortir, je ne crois pas que le thème, peut-être même que le terme « diminution du temps de travail » soit prononcé, pas plus que le mot « croissance » ou que le mot « service public. » Donc, ce qui me préoccupe dans cette plate-forme, c’est que sur ces six pages, le bilan de la majorité, de l’ex-majorité, est résumée en cinq mots, une demie ligne. Normalement, quand même une élection – même au bout de quatre ans, même si on essayait de gagner un an pour sauter un peu la phase du bilan et pouvoir se remettre en position de promesse – cela devrait, pour une majorité sortante, se jouer sur la défense de son bilan ! Cinq mots ! C’est quand même extrêmement frappant.

A. Chabot : Une campagne, ce n’est pas seulement le bilan, mais le projet.

L. Jospin : Oui, mais à quoi servent les élections, à quoi sert d’élire des responsables s’ils ne sont pas responsables au moment où viennent les nouvelles élections ? ! S’ils étaient assurés, plutôt fiers de leur politique, je pense qu’ils s’appuieraient dessus. Mais en réalité, nous sommes face à un échec, un échec en termes d’emplois, un échec en termes de prélèvements fiscaux qui ont augmenté de façon considérable. Et, c’est un deuxième problème de la plate-forme, à mon sens, et qui me ramène à cette question de la crédibilité qui est un peu en cause dans cette campagne. On parle du scepticisme des Français. On lisait cela dans un journal aujourd’hui. Lorsque la plate-forme propose d’accroître la place des femmes dans la vie publique et que le nombre des candidates-femmes représente 8 % pour le RPR et l’UDF, ce n’est pas crédible ! Si, nous, nous le disons, quand cela représente 30 % de candidates alors c’est crédible ! Lorsque la plate-forme propose d’accorder une place importante à l’école, mais qu’on sait que dans le budget de cette année, on a supprimé plus de 1 000 postes, ce n’est pas crédible. Lorsque la plate-forme propose – et c’est même un axe essentiel du gouvernement d’après ce que j’ai compris – de baisser les impôts mais que l’on sait d’une part que les impôts et les prélèvements ont été augmentés de 200 milliards ces dernières années, ce n’est pas crédible.

D. Bilalian : L’immigration, on en parlait beaucoup avant la campagne. Là, c’est un thème qui n’arrive pas. Il y a une déclaration, hier, de M. Debré disant qu’il était assez fier de sa politique de retour au pays des clandestins.

L. Jospin : Si M. Debré, d’après ce que j’ai entendu, s’était contenté de dire cela, je n’aurais pas d’observations à faire. Moi, j’ai vu à la télévision, hier soir tard, rentré chez moi après une réunion publique à Tours, M. Debré raconter une histoire : si les gens viennent chez vous, vous les invitez et qu’ils ouvrent votre frigidaire, qu’ils prennent dedans… Je dois le dire clairement parce que je l’ai ressenti comme tel, cela avait une tonalité lepéniste qui m’a choqué.

D. Bilalian : Les lois Debré, les lois Pasqua, vous les revoyez complètement si vous gagnez l’élection ?

L. Jospin : Oui, nous les reverrons.

D. Bilalian : Vous ne les remplacez pas ?

L. Jospin : Il y aura à ajuster une autre législation. Ce que je voudrais faire comprendre aux Françaises et aux Français, c’est que le problème de l’immigration n’est pas d’abord une question de législation, c’est une question, d’une part, de régulation des flux, c’est, d’autre part, une question d’intégration de ceux qui sont en situation irrégulière. Il faudrait arrêter d’agiter des épouvantails pour traiter, effectivement, de façon humaine, respectueuse de la personne, mais en même temps réaliste, sans nier les problèmes de l’immigration. J’aimerais que l’on parle moins de loi et plus d’actes et de faits.

D. Bilalian : Le début de la campagne n’a pas été clair, visiblement, pour les Français. Sondage Le Monde-Sofres : 38 % des Français sont indifférents ou sceptiques à propos de la campagne. Ils n’ont pas l’air de comprendre ce que vous dites, les uns et les autres. Cela vous inquiète ?

L. Jospin : Cela me renforce dans ma conviction de faire émerger deux choses dans cette campagne législative : la première, c’est faire surgir un certain nombre de grandes questions que la campagne et l’élection doivent servir à poser et à débattre, puis à trancher pour cinq ans et franchir l’an 2000. Est-ce qu’il faut ou non changer la politique économique actuelle ? Je pense que oui. Il faut l’infléchir, vers plus de croissance et plus d’emplois. Est-ce qu’il faut rester dans une vision d’aller à la monnaie unique sans condition ? Je dis non. Il faut poser des conditions positives. Et nous aurons, d’ailleurs, le temps de renégocier avec nos partenaires. Est-ce que l’État doit abandonner ses fonctions ? Je dis non. Je veux moins d’État-RPR, mais je ne veux pas moins de service public. Est-ce que les Français peuvent se rassembler autour de perspectives de valeurs qui leur soient communes, ou est-ce que l’on doit s’abandonner au cours de la mondialisation ? Restons-nous encore un véritable espace où s’exprime une volonté nationale ? Il faut donc poser ces grandes questions. En même temps, il faut partir des préoccupations concrètes dans la vie quotidienne des Français : l’emploi, l’avenir pour les jeunes, l’éducation, la sécurité, les problèmes de santé, les problèmes de logement. Il faut faire en sorte que ces grandes questions posées à la France et que ces multiples problèmes intenses auxquels les Français sont confrontés se rejoignent dans la campagne, prennent un sens et permettent des choix. Voilà, moi, c’est à cela que je vais consacrer mes prochaines semaines. Moi, et les 577 candidats. Parce que les élections législatives, ce n’est pas d’abord des débats entre leaders, même si nous devons remplir notre rôle, c’est aussi des hommes et des femmes que l’on choisira dans des circonscriptions de France.