Texte intégral
Le Journal du dimanche : Tony Blair a remporté une victoire écrasante sur les conservateurs. N’est-ce pas un mauvais signe pour vous ?
Alain Juppé : Au contraire. Les travaillistes anglais ont gagné parce qu’ils ont eu le courage de changer, comme l’a dit Tony Blair le jour de son élection. Les socialistes français, eux, n’ont pas changé : ils n’ont tiré aucune leçon du passé.
Le Journal du dimanche : N’empêche que c’est le parti de gauche qui vient de l’emporter outre-Manche.
Alain Juppé : Aujourd’hui, en France, au-delà d’un clivage droite/gauche, il s’agit plutôt d’un clivage entre les anciens et les modernes. En France, ce sont les idées proposées par la majorité présidentielle et l’union RPR/UDF qui sont modernes : elles tiennent compte de la réalité du monde qui nous entoure et elles allient l’initiative et la solidarité.
Le Journal du dimanche : John Major était très impopulaire. C’est aussi votre cas...
Alain Juppé : Oublions les personnes. C’est l’avenir de la France et des Français qui est en jeu. Il s’agit de choisir un projet, de donner un élan au moment même où l’on voit que l’essentiel des efforts a été fait et où il faut aborder une nouvelle étape.
Le Journal du dimanche : Cette impopularité vous blesse ?
Alain Juppé : Vous savez, quand on choisit la politique, ce n’est certes pas pour se faire plaisir mais bien pour servir son pays.
Le Journal du dimanche : Les Français ne sont pas passionnés par cette campagne. Qu’en pensez-vous ?
Alain Juppé : C’est ce qu’on dit à chaque élection. Il est vrai qu’il faut entrer davantage dans l’exposé des vrais problèmes. Nous sommes face à de vrais choix, entre ce qu’on appelle « la droite et la gauche ». Un choix de stratégie économique, un choix de modèle social, un choix sur la vision que nous avons de l’État, un choix européen. Dans ces quatre domaines, il y a de vraies différences entre ce que proposent le RPR et l’UDF et ce que propose l’alliance du PS et du PC. Regardez, en matière de stratégie économique, nous proposons l’emploi par la croissance, la croissance par l’initiative, l’initiative par la baisse de l’impôt. De l’autre côté, c’est la relance artificielle par la dépense publique et donc la hausse des impôts. C’est la rigueur assurée à terme d’un an.
Le Journal du dimanche : Lionel Jospin parle de choix de civilisation. Vous le suivez sur ce terrain-là ?
Alain Juppé : Je dirais plutôt un choix de société. En matière sociale, par exemple, on peut opposer la société de participation que nous défendons et qui fait reposer la solidarité sur la responsabilité à une vision plus bureaucratique, plus dirigiste qui pervertit, hélas !, la solidarité qu’elle transforme en assistance. Sur la vision de l’État, nous croyons plus à la liberté, à l’initiative, à l’entreprise, à l’esprit de conquête individuelle quand les socialistes croient plus à la vertu de la norme, de la réglementation, ce qui finit toujours par tourner en dirigisme et en bureaucratie.
Le Journal du dimanche : En gros, c’est le débat entre le capitalisme et le socialisme ?
Alain Juppé : Le terme de capitalisme a une charge de dureté et d’absence de l’État qui ne correspond pas du tout aux idées que nous défendons. L’autre jour, Édouard Balladur disait : « nous sommes pour un libéralisme ordonné » ; nous sommes en effet pour une société de liberté qui prend pleinement en compte notre modèle social. Je suis gaulliste, je crois à la liberté, à la solidarité, à l’humanisme, à la République et à la patrie. En revanche, les socialistes français, s’ils partagent bien sûr les valeurs de la République, montrent à nouveau qu’ils sont enfermés dans une idéologie rigide qui n’est pas adaptée à notre époque et qui a déjà conduit à l’échec.
Le Journal du dimanche : Vous parlez d’Édouard Balladur. En lui succédant à Matignon vous avez déploré l’état « calamiteux » des finances qu’il vous avait laissé. Regrettez-vous ce mot ?
Alain Juppé : Je l’ai dit, mais ce n’était pas une pierre dans le jardin d’Édouard Balladur qui avait commencé un effort de redressement méritoire. J’avais insisté à l’époque sur le bilan désastreux de quatorze années de présidence socialiste. On a oublié la situation de 1993. Si le PS s’est alors littéralement effondré, c’est qu’il avait échoué dans des conditions jamais vues, échoué économiquement, socialement et moralement. Ce n’est pas en deux, pas même en quatre ans qu’on remonte une telle pente.
Le Journal du dimanche : Cette campagne peut-elle effacer toutes les séquelles de l’élection présidentielle de 1995 ?
Alain Juppé : Les plaies sont bien refermées. 1995 est déjà loin. Depuis deux ans de gouvernement, nous avons vécu des moments difficiles – je n’ai pas oublié –, mais la majorité fonctionne très bien. Elle l’a prouvé en s’engageant sur toutes les réformes présentées au Parlement. Voilà d’ailleurs longtemps qu’on n’avait pas vu une campagne électorale avec un tel rassemblement de tous les responsables de la majorité sans exception.
Le Journal du dimanche : Appréciez-vous les soutiens de Charles Pasqua qui réclame « un changement de politique », de Philippe Séguin qui trouve qu’on ne parle pas assez du chômage, d’Alain Madelin qui appelle au tout-libéralisme ?
Alain Juppé : Toutes les propositions sont bienvenues. Il y a toujours plus d’idées dans deux têtes que dans une.
Le Journal du dimanche : Édouard Balladur est le plus populaire à droite.
Alain Juppé : … Je m’en réjouis pour lui… C’est un atout pour notre majorité.
Le Journal du dimanche : Quel est le bon usage de cette popularité dans cette campagne et ensuite ?
Alain Juppé : Son avenir est important dans cette majorité dont il est un des leaders.
Le Journal du dimanche : Souhaitez-vous un engagement du Président dans la campagne ? Sous quelle forme ?
Alain Juppé : C’est à lui d’en décider. Je constate que sous la Ve République, le général de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, à plusieurs reprises, s’étaient exprimés dans une campagne législative. Il est normal que le Président dise ce qu’il pense et souhaite.
Le Journal du dimanche : Vous accusez la gauche d’archaïsme, elle vous renvoie le compliment. N’est-ce pas la politique qui est archaïque ?
Alain Juppé : Il y a sans doute des progrès à faire. À l’heure d’internet, quand vous avez 80 % d’une classe d’âge qui a le bac, on ne gouverne plus comme il y a quarante ans, comme quand les gens quittaient l’école à 14 ans. Les temps ont changé. Les Français ne veulent plus être gouvernés d’en haut, de manière dirigiste et bureaucratique. Ça, c’est l’archaïsme socialiste. Les Français sont adultes ! Rendons-leur l’initiative, faisons-leur confiance. Laissons-les participer aux décisions qui les concernent dans l’entreprise, dans la vie locale. C’est la condition pour que notre pays ait un nouveau souffle, un regain d’activité et de création. Un nouvel élan.
Le Journal du dimanche : Même quand vous ressourcez la vieille rengaine des ministres communistes ! Ils vous font encore peur ?
Alain Juppé : Il faut savoir moderniser ses peurs ! Les communistes ne me font évidemment pas peur.
Ils ne font plus que 25 % des voix avec, derrière eux, les orgues de Staline et le mur de Berlin. Tout ça c’est du passé. En revanche, clans leur tête, je ne suis pas sûr qu’ils aient assez changé ! Ils veulent toujours nationaliser. Ils sont hostiles non seulement à l’euro, mais aussi à l’Europe. Si j’ai peur de quelque chose, c’est de voir la France retomber dans les vieilles ornières.
Le Journal du dimanche : Pourquoi l’Europe n’est-elle pas au cœur de la campagne ?
Alain Juppé : Mais elle l’est ! Jacques Chirac a été très clair sur les décisions essentielles à venir et c’est l’un des quatre axes sur lesquels François Léotard et moi-même avons lancé la campagne. La France doit être en position de force pour défendre ses intérêts lors des prochains rendez-vous européens !
Le Journal du dimanche : Tout compte fait, n’êtes-vous pas assez proche de Lionel Jospin sur l’Europe ?
Alain Juppé : Je le pensais mais le PS est très divisé et Lionel Jospin vient de prendre un virage très net, un virage électoraliste qui amènerait la France à tourner résolument le dos à l’Europe. Ce serait une lourde responsabilité.
Le Journal du dimanche : Reprenons quelques conditions de Lionel Jospin sur l’euro. La première : la participation de l’Italie et d’autres pays ?
Alain Juppé : Je suis d’accord. Le Président l’a dit il y a plusieurs mois.
Le Journal du dimanche : La deuxième : un gouvernement économique ?
Alain Juppé : D’accord, je l’ai proposé moi-même il y a un an et demi.
Le Journal du dimanche : La troisième : davantage d’Europe sociale ?
Alain Juppé : Oui. Le Président a été le premier à proposer à nos partenaires un mémorandum sur l’Europe sociale.
Le Journal du dimanche : Donc, vous êtes d’accord sur l’essentiel !
Alain Juppé : Non, parce que la grande différence entre lui et nous c’est que le programme socialiste, s’il était appliqué, empêcherait tout simplement la France de réussir son grand projet européen. Lionel Jospin sait qu’il ne pourra pas tenir ses promesses, qui engagent des milliards, et faire l’euro en même temps. Mais, il le cache aux Français, il n’est pas réaliste. Ma conviction est que si l’on s’affranchit des exigences du bon sens en matière budgétaire, c’en est fini de l’euro. Or, l’euro est une chance qui nous est donnée d’être à égalité avec le dollar et le yen.
Le Journal du dimanche : Que pensez-vous de la proposition socialiste de transférer sur la CSG les cotisations qui pèsent sur les salaires ?
Alain Juppé : Les bras m’en tombent. Ce n’est pas une proposition socialiste, c’est un élément essentiel du plan engagé le 15 novembre 1995. Et ce transfert sur la CSG a déjà commencé. Sur vos fiches de paie, il s’est déjà traduit pas un gain de 0,45 % pour ceux qui n’ont que le revenu de leur travail. Ainsi, cela compense pratiquement le RDS. Et l’on va continuer. Mais, l’inquiétant dans la proposition socialiste, c’est qu’elle est un plagiat mal digéré. Elle est surtout d’une injustice flagrante. Nous, nous ne touchons pas au minima sociaux, alors que le PS, par une franchise sur les deux mille premiers francs, arrivera à faire payer 180 francs de plus par mois à un couple de RMistes avec deux enfants, et 110 francs par mois aux titulaires du minimum vieillesse qui n’ont que 3 200 francs pour vivre. C’est très antisocial et très injuste.
Le Journal du dimanche : Comment réagissez-vous au programme socialiste qui propose, par exemple, de relever le barème sur l’impôt sur la fortune, de rétablir le contrôle administratif de licenciement et de supprimer les lois Pasqua-Debré ?
Alain Juppé : Le programme socialiste ne tient pas compte des réalités d’aujourd’hui et des véritables aspirations des Français ; il présente des propositions démagogiques qui aboutiraient à poser une chape de plomb fiscale sur tous ceux qui par leur travail créent des richesses et donc de l’emploi. Il propose un modèle dirigiste et bureaucratique. Il tourne le dos à l’avenir de l’Europe. Quant à l’abrogation des lois Pasqua-Debré, ce serait irresponsable, alors que nous avons trouvé, conformément à nos traditions républicaines, un dispositif équilibré pour empêcher l’immigration clandestine, tout en protégeant les étrangers qui respectent nos lois.
Le Journal du dimanche : Vous n’avez pas envie d’embaucher 700 000 jeunes comme le propose le PS ?
Alain Juppé : Si nous en avions les moyens, oui !... Mais la solution au problème du chômage ne relève pas de la dépense publique. Car la dépense publique c’est toujours plus d’impôts. Aujourd’hui, il faut redonner de l’oxygène à l’emploi privé. Notre seule chance de prospérité réside dans l’innovation, l’invention de produits nouveaux, l’intelligence. C’est dans l’entreprise qu’on les trouvera, à condition que l’on allège ses charges, 700 000 emplois sur fonds publics, ce sont des centaines de milliers d’emplois détruits demain dans nos entreprises, par l’impôt. Comme en 1981-1983.
Le Journal du dimanche : Quelles mesures pourraient symboliser ce grand élan ?
Alain Juppé : Ce nouvel esprit, c’est d’abord une nouvelle équipe qui doit l’incarner avec une organisation gouvernementale profondément rénovée. Pour la majorité, cette équipe doit avoir pour tâche d’engager un débat immédiat d’orientation budgétaire pour fixer le cadre d’évolution des dépenses et recettes sur cinq ans, c’est-à-dire à quel rythme baisser les impôts. Il y aura aussi des mesures d’encouragement fiscal sur la création et la transmission d’entreprise, une évolution de la taxe professionnelle, un redéploiement des aides à l’emploi devenues improductives et inefficaces. L’argent investi dans la création de très petites entreprises devra être exonéré. Et l’on ne peut pas provoquer de nouvel élan économique sans manifester en même temps sa solidarité. Nous reprendrons donc la loi de cohésion sociale immédiatement.
Le Journal du dimanche : Comment sera la France à la mi-juillet après les « 40 jours » ?
Alain Juppé : Je souhaite que la France, forte des acquis des deux dernières années, entre avec confiance dans une nouvelle étape. Elle a des atouts formidables qu’il ne faut pas oublier : son commerce extérieur, malade durant des décennies, est florissant aujourd’hui. La production industrielle a connu un boum en février. L’inflation est durablement éradiquée. Je me souviens de conversations avec Alain Madelin en 1995 sur les taux d’intérêt à court terme. « Ah ! si nous pouvions les baisser à 4 % », rêvions-nous alors. Ils sont à moins de 3,5 % aujourd’hui. C’est important pour tous ceux qui empruntent. Il y a inversion de la tendance du chômage. La querelle sur les chiffres lancée par Lionel Jospin n’est pas digne. À chaque législature, les socialistes ont augmenté de 700 000 le nombre de chômeurs, quand nous, en 1986/88 et depuis 1993, nous avons stabilisé le chômage et créé des emplois. Cela montre qu’ils n’ont pas grand-chose à dire ni à proposer sur le fond.
Le Journal du dimanche : Mais qu’y aura-t-il de changé à la mi-juillet ?
Alain Juppé : Je ne dis pas que tout sera transformé en quarante jours, mais un nouvel élan sera donné. Nous avons aussi un autre délai, six mois, pour l’ouverture de grands chantiers tels la décentralisation et la déconcentration, le statut de la toute petite entreprise, le temps de travail et un cadre pour l’évolution du temps partiel, un grand programme sur les nouvelles technologies de la communication, la réforme de la justice. Le nouvel élan marquera une prise de responsabilité nouvelle dans tous ces domaines.
Le Journal du dimanche : Que pensez-vous de l’engagement des patrons dans la campagne ?
Alain Juppé : Je les ai bien entendus. Ce que je voudrais surtout, c’est qu’ils tiennent vite leurs engagements de janvier dernier sur l’embauche de 400 000 jeunes en contrat d’alternance. Je sais que c’est leur volonté.
Le Journal du dimanche : Comment bien comprendre votre rôle dans cette campagne, tantôt seul en première ligne, tantôt en retrait ?
Alain Juppé : Arrêtons de tout ramener à moi. Il n’y a que Jospin pour penser qu’une élection législative désigne le Premier ministre. C’est un contresens. Aujourd’hui, je me bats de toutes mes forces car je suis convaincu que le programme socialiste n’est pas bon pour le pays. En 1995, Jacques Chirac a fixé au pays un cap qui est à la fois retrouver l’esprit de conquête et réduite la fracture sociale, c’est-à-dire donner plus de liberté d’initiative et renforcer les solidarités. Il faut poursuivre dans cette voie.
Le Journal du dimanche : Votre loi sur le cumul des mandats vous obligera à choisir entre Matignon et la mairie de Bordeaux ?
Alain Juppé : Je souhaite bousculer la tradition française trop cumularde. Un seul mandat parlementaire associé à une seule fonction exécutive me paraît plus équilibré que l’idée socialiste d’interdire tout cumul. Il faudra réformer la Constitution car les incompatibilités avec la fonction ministérielle y sont inscrites. Le prochain Premier ministre, s’il est dans cette situation, devra s’y soumettre quand la loi sera votée.
Le Journal du dimanche : Que diriez-vous à un jeune de 18 ans pour l’inciter à voter pour la majorité actuelle ?
Alain Juppé : Je lui dirais que derrière Jacques Chirac, avec nous, la France a les meilleures chances d’être un pays moderne qui compte en Europe, un pays qui sait s’adapter, qui n’a pas peur de l’avenir, tout en restant solidaire et généreux, alors que les autres voies conduiraient notre pays à l’asphyxie, empêcheraient vigueur et dynamisme. Je lui dirais qu’il s’agit d’un choix de jeunesse et de modernité. Ce que nous voulons, c’est une France fraternelle, une économie qui crée davantage d’emplois, une société qui protège mieux ses enfants, où les décisions se prennent au plus près de ceux qu’elles concernent, dans la concertation et la participation. Bref, une France d’initiatives et de responsabilités et pas une France dirigiste et bureaucratique.