Texte intégral
Date : 10 janvier 1997
Source : L’Hebdo des socialistes
L’Hebdo des socialistes : Un an, tour pour jour, après la disparition de François Mitterrand, quel est ton sentiment ?
Jean Glavany : Le temps et la mort permettent le recul, et donc la sérénité. On y voit plus clair et, en particulier, on sort de l’émotion ou de la polémique pour commencer à regarder le bilan. Et, franchement, si j’en crois la perception qu’en ont les Français, il n’y a pas de quoi avoir honte ! C’est le Figaro Magazine qui le dit pour avoir réalisé un sondage, paru il y a quelques jours : 73 % des sondés considèrent que, pendant les deux septennats, la place de la France dans le monde a été sauvegardée, 67 % pensent que François Mitterrand était un homme qui avait une vision de l’avenir, 65 % gardent un bon souvenir des années Mitterrand, 53 %, estiment que son action a été positive, 31 % le tiennent pour « le meilleur président de la Ve République » après de Gaulle (39 %), mais loin devant ses deux autres prédécesseurs et son successeur. Ce n’est pas mal, non ? En tout cas, il n’y a pas de quoi avoir honte… Et ces 300 000 personnes qui ont fait le déplacement à Jarnac en un an, c’est le signe de quoi ? D’un rejet ?
L’Hebdo des socialistes : Tu sens donc autour de toi que les gens ont envie que ça recommence…
Jean Glavany : Ce qui frappe effectivement, c’est qu’autant François Mitterrand est rapidement « sorti du jeu » quotidien de la vie publique et déjà entré dans le passé – peut-être dans l’histoire ? – autant une grande ferveur autour des différentes commémorations des inaugurations de stèles, de places, de rues portant son nom montre que « le peuple de gauche » a envie que « ça » recommence. « Ça », c’est l’histoire collective de la gauche, que Mitterrand a incarnée pendant tant d’années mais qui est la nôtre, collectivement. Bien sûr, « ça » sera différent. Mais le peuple de gauche est intelligent et le sait : les époques sont différentes, les hommes et les femmes aussi. Mais l’espoir reste le même.
L’Hebdo des socialistes : « L’époque mitterrandienne » est née de la rencontre d’un homme au charisme exceptionnel avec une génération avide de changements. Faudra-t-il que cette rencontre se produise de nouveau pour que recommence une telle aventure ?
Jean Glavany : Bien sûr ! Une armée a besoin d’un chef, une équipe a besoin d’un capitaine. Avec Lionel Jospin, nous l’avons. Mais elle a besoin aussi d’une dynamique de groupe, de solidarité active, de fidélités, de symbolique affective, d’une part d’utopie collective, de rêve. Voilà ce qui reste à construire. Mitterrand avait mis des décennies à le construire et ça ne vient pas en un jour. Raison de plus pour s’y mettre ! Car, avant de penser au futur gouvernement de la gauche, à la répartition des postes, à la gestion, pensons d’abord à gagner. C’est d’abord cela la leçon de Mitterrand : il nous a menés à la victoire par deux fois.
L’Hebdo des socialistes : Comment as-tu ressenti le « devoir d’inventaire » de Lionel Jospin ?
Jean Glavany : En dehors du langage notarial que je n’ai pas trouvé particulièrement chaleureux, je n’ai pas imaginé une seconde que Lionel Jospin pouvait « hurler avec les loups » à l’instar de ces bons intellectuels parisiens qui relançaient pour la centième fois, pour la dernière fois, une histoire vieille de 50 ans, et j’ai encore moins pensé qu’il s’agissait de sa part de se décharger sur Mitterrand des seuls aspects négatifs alors que toute cette aventure était collective, puisque le genre de Lionel est plutôt d’assumer, chacun à sa place. Alors sur le fond, j’ai été tout à fait d’accord ! Toute œuvre humaine a ses forces et ses faiblesses – celles de Mitterrand comme celles de chacun d’entre nous –, et dresser ce bilan est utile ! Et j’en tire une leçon : si les Français en général et le peuple de gauche en particulier ont un jugement positif sur ce bilan, les socialistes, s’ils s’en démarquaient à l’extrême, feraient une faute politique. Ils seraient en décalage par rapport à l’opinion. À titre personnel, je regrette que nous n’ayons pas dressé ce bilan collectivement, que ce regard lucide, responsable et global reste à effectuer. Dans mon coin, j’essaye de mettre cela noir sur blanc, pour une contribution constructive au débat.
L’Hebdo des socialistes : Que penses-tu des proches de François Mitterrand qui brisent, par leurs dires ou leurs écrits, la règle de l’intimité ou du silence ?
Jean Glavany : Mépris pour « la course à l’échalote » des droits d’auteurs acquis par le pseudo-scandale, la pseudo-révélation. À qui fera-t-on croire que l’on sert Mitterrand, ou l’histoire, ou la gauche, en dévoilant des souffrances intimes, des regards rêveurs sur Juliette Binoche ou un repas d’ortolans ? Mépris pour l’absence de rigueur historique et d’honnêteté intellectuelle, qui consiste à ne retenir qu’une partie des propos ou pire, à les déformer. Voilà qu’on fait parler les morts, chacun à sa façon ! Mépris.
Le groupe socialiste à l’Assemblée nationale a choisi de rendre hommage à François Mitterrand en reprenant dans sa lettre hebdomadaire quelques morceaux choisis de ses interventions au Parlement. Nous publions ici l’éditorial de Laurent Fabius.
L’Histoire viendra
Épargné désormais par la rumeur du monde, débarrassé des jugements de circonstance et des petits verdicts expéditifs, François Mitterrand commence à apparaître pour ce qu’il fut. Un homme aux talents exceptionnels et aux multiples facettes, un socialiste de parti et de gouvernement, un Chef d’État dont l’histoire dira, toutes scories ayant été traitées, qu’il aimait la France et l’Europe, et qu’il les servit de son mieux. (…)
Concordance, coïncidence ou contingence ? Chacun trouvera dans les 23 années d’opposition que Mitterrand parlementaire accepta et incarné, ce qu’il sera venu y chercher. Pour certains, ce sera l’esprit de combat, le verbe moqueur et la passion du pouvoir. Pour d’autres, frappera la force patiente des idées, le goût de la liberté, le courage de savoir attendre. Ou tout simplement la capacité rare de faire rêver.
Dans l’hémicycle des premières années de la Ve République, combien de signes profonds surgissent déjà ! L’Europe politique qu’il faut batailler pour imposer. Une droite qui concentre tous les pouvoirs et ne sait pas vraiment où elle va. Des hommes réfugiés dans une église pour clamer leurs droits. Et quelques factieux qu’on ose appeler des fascistes. Cela ne rappelle-t-il pas quelque chose ?
Mitterrand aimait l’Histoire. Pas seulement en lettré, mais parce qu’il savait, comme nous, qu’il n’y a pas d’avenir sans mémoire.
Date : 10 janvier 1997
Source : L’Hebdo des socialistes - Lionel Jospin
François Mitterrand nous a quittés il y a un an. Comme un prélude à ses obsèques, familiales et nationales, nous l’avons accompagné nombreux, le 10 janvier 1996, par la présence et la pensée, à la Bastille, avec le peuple qui l’avait aimé et suivi, dans le recueillement et la mémoire des fièvres du passé.
Aujourd’hui, par le livre, le journal, l’image, la confidence échangée, François Mitterrand semble revivre dans l’esprit des Français, par-delà la mort, comme il l’avait lui-même souhaité. Ce temps où il n’est plus porte encore sa marque.
Dans ces évocations, la chronique romanesque l’emporte, quand ce n’est pas le récit pathétique et cruel de ses derniers instants.
Acteur du XXe siècle
Pour ma part, Je me rappelle l’engagement du témoin et de l’acteur dans les longues décennies de drame et d’espérance de ce XXe siècle qui n’en finit pas devant nous de s’achever. Je revis les grands mouvements collectifs qu’il a su rencontrer et souvent incarner pour se hisser au-dessus de lui-même. Je revois l’homme politique ardent, patient, vif et sagace.
Je ne suis pas de ceux qui l’ont connu dans la guerre ou dans la Résistance. J’ai gardé le souvenir de ses initiatives pour la décolonisation, en Tunisie, au Maroc et en Afrique noire. J’ai été frappé par la netteté de l’opposant au de Gaulle de 1958. Je suis venu à sa côtés, avec bien d’autres, pour reconstruire une force socialiste authentique, en rassemblant dans le même élan les formations politiques de la gauche.
Comme lui, nous voulions rénover la vie publique française, rendre de l’élan à notre économie, réduire les injustices, faire résonner mieux le message de la France.
Avec lui, nous avons connu les vigueurs de l’opposition, l’éclat joyeux de la victoire, la réalisation des réformes espérées, l’épreuve du pouvoir dans la durée, les premiers reflux de l’opinion, le jeu subtil de la cohabitation, un nouveau succès présidentiel plus assuré que le premier mais où l’élan manquait. Et puis, nous avons éprouvé cette fin si difficile où à notre affaiblissement politique semblait répondre l’affaiblissement humain de celui qui luttait contre la mort.
Un homme libre
Notre bilan fut contrasté. Certains ont aimé François Mitterrand jusqu’à vouloir en tout acte lui être fidèle. D’autres, comme moi, l’estimaient assez pour pouvoir lui dire ce qu’ils n’approuvaient pas, comme si nous voulions garder surtout de lui ce qu’il nous avait apporté de meilleur. Il y a, là, deux conceptions de l’amitié et de la liberté mêlées, dont chacune existe et entre lesquelles j’ai choisi. Sans doute, parce que comme lui, et parfois autrement que lui, j’étais d’abord un homme libre. Peut-être, parce que je sentais que, par-là, pouvait renaître l’espoir collectif qu’il avait hier incarné.
En France, il y a ceux qui ne partageaient pas ses idées, qui se sont tenus à distance de lui ou même l’ont combattu. Il y a ceux qu’il a touchés et qui l’ont soutenu.
Je sais que les premiers lui feront une juste place dans notre histoire commune. Quant aux seconds, quel meilleur hommage pourraient-ils rendre à François Mitterrand que de tenter à nouveau – leçons retenues, admiration gardée, fierté retrouvée – d’écrire ensemble l’histoire au présent, comme il avait voulu le faire si passionnément.