Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "Le Monde" le 24 novembre 1999, sur les différentes réformes du système éducatif, l'éducation lors des prochaines discussions de l'OMC, Internet à l'école, le système mutualiste et l'affaire de la MNEF.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Pourquoi êtes-vous si silencieux depuis quelques mois ?

Claude Allègre : Je m’exprime normalement. Les réformes se mettent en place, les unes après les autres, à des vitesses différentes. Ce que j’avais annoncé l’année dernière se fait et ne je n’ai pas de raison spéciale de commenter au fur et à mesure. La réforme des lycées est en cours, l’expérimentation sur l’école du XXIe siècle fonctionne, la déconcentration du mouvement est faite, le programme « Nouvelle chance » va permettre de faire décroître le nombre de jeunes qui sortent sans rien du système éducatif.  En ce qui concerne l’enseignement professionnel intégré - vous n’apprécierez peut-être pas la difficulté de la situation -, nous allons réussir une chose qui était impensable il y a quelques années : avoir une journée de « l’entreprise à l’école ». Cette réconciliation de l’école et de l’entreprise est essentielle. Beaucoup avant moi s’étaient cassé le nez sur ce dossier.

Le Monde : La période des déclarations fracassantes est donc terminée ?

Claude Allègre : J’avais besoin de « passer » par rapport à un certain nombre de blocages. A partir du moment où ces blocages n’existent plus, il n’y a pas de raison d’insister. Il fallait faire les choses difficiles dès le début, car je ne veux pas de conflit quand on arrivera au moment des échéances électorales. Pendant cette période offensive, il y a sûrement eu des maladresses. Le fait d’avoir réduit les heures supplémentaires, par exemple - ce qui, sur le fond, était une bonne décision-, a provoqué une réaction terrible. On en a moins tiré des enseignements au niveau gouvernemental. Martine Aubry ne parle plus de prendre sur les heures supplémentaires pour créer des emplois. Mais on a aussi fait un certain nombre de choses dans la discrétion, comme la réduction des effectifs de l’administration centrale de 500 personnes environ. Quant aux absences de professeurs, même si tout n’est pas parfait, on a fait diminuer le nombre de classes sans enseignants de moitié par rapport à 1998. Je ne crois pas aux réformes profondes qui se feraient dans le consensus général.

Le Monde : Finalement, vous vous retrouvez devant un paysage syndical atone, incapable de vous apporter la contradiction. Est-ce souhaitable ?

Claude Allègre : Je ne pense que le rôle des syndicats de fonctionnaires soit de s’opposer systématiquement aux ministres. Le rôle d’un syndicat est très important quand il est en situation de proposition. Vous avez publié dans le Monde une tribune des deux secrétaires généraux de la Fédération syndicale unitaire (FSU), qui disaient en substance : « on en a assez de voir les semelles du ministre, on a décidé de courir devant ». Cela reste un vœu pieux, mais c’est quand même un changement assez extraordinaire et positif. Je ne peux pas vous dire mieux. J’ai des relations très cordiales et constructives avec la plupart des leaders syndicalistes, qui, je crois, comprennent mieux ce que nous voulons faire, tant mieux. Ce n’est pas à moi de commenter cette situation, vous en déduisez ce que vous voulez. Les syndicats doivent jouer leur rôle et moi le mien, qui est de réformer toujours en pensant à l’intérêt général.

Le Monde : Vous avez promis à plusieurs reprises que les enseignants seraient « gagnants » grâce à l’aménagement de leur temps de travail. A quelle échéance ?

Claude Allègre : J’ai dit que cette année, nous allions occuper des personnels : conditions de travail et notation des enseignants, rénovation des corps d’inspection, carrière et conditions de travail des chefs d’établissement, notamment des jeunes, réforme des IUFM. Nous sommes convenus avec les syndicats de mettre en place des groupes de travail et une négociation, à partir du 8 décembre, au lendemain des élections professionnelles.
Il n’y aura pas de réduction du temps de travail des enseignants, mais un aménagement entre le travail en classe pleine et le travail en petits groupes. Les professeurs des écoles pourraient se spécialiser un peu en fin de primaire, de manière que le contraste entre l’école et le collège soit moins grand. Cette négociation sera menée par deux inspecteurs généraux, Sonia Heinrich et Gilbert Pietrzyk. Nous discuterons aussi d’autres sujets dont personne n’a traité depuis de nombreuses années : la manière de se loger, de s’équiper, de sortir de l’enseignement quand on a envie, de suivre une formation continue efficace et gratifiante.
Je suis favorable pour l’essentiel aux propositions du rapport Monteil sur l’évaluation des enseignants, mais nous irons plus loin que les rapports. Je voudrais que, dans les promotions, on tienne compte de la difficulté du métier. Aujourd’hui, on observe souvent l’inverse. Le talent et le dévouement des enseignant doivent être mieux reconnus.
La réforme des instituts universitaires de formation des maîtres est aussi essentielle : il faudra proposer beaucoup plus de stages, y compris dans des ordres d’enseignements auxquels les enseignant ne se destinent pas, et plus d’encadrement. Les jeunes professeurs continueront, pendant leurs deux premières années d’exercice, à venir une fois tous les quinze jours à l’IUFM pour discuter de leur expérience avec un tuteur. Les inspecteurs ne les noteront pas, mais les aideront. Pour se présenter aux IUFM, il faudra faire un stage obligatoire d’un mois dans une classe.

Le Monde : Vous assuriez, en octobre 1998, qu’il y aurait moins de problèmes de nominations de professeurs cette année, grâce à la déconcentration. Or on était loin de la rentrée zéro défaut ; 7000 contractuels et il y a encore des professeurs sans postes…

Claude Allègre : C’est faux. Nous avons eu une rentrée administrativement presque sans défauts. C’est la première fois que tous les postes étaient attribués avant la rentrée. Il y a des gens qui ne sont pas venus et il faut les remplacer, mais ce n’est pas la gestion prévisionnelle qui a failli, elle a été traitée comme jamais. Nous avions tous nos postes deux mois avant la rentrée. J’ai dit que le taux des grossesses avait augmenté de 30% et je le maintiens. Les absences, honnêtement, je n’en connais pas les raisons. Nous avons demandé une inspection générale pour savoir.
Pour le reste, nous avons fait pour la première fois un bilan réel des postes. Nous avons 5000 professeurs en trop et 2000 qui manquent. Par exemple, il y a un trop-plein de professeurs de maths dans le Nord-Pas-de-Calais : je ne peux pas les muter dans le Midi. Il n’y a pas eu de gestion prévisionnelle des emplois depuis des années. Humainement parlant, je ne peux pas mettre zéro poste de maths au concours de recrutement. Je ne peux que réduire graduellement les postes mis en concours, par honnêteté vis-à-vis des étudiants qui préparent ces concours et ont fait de gros sacrifices pour cela !

Le Monde : La charte pour l’école primaire est une expérience menée dans 1800 écoles. Est-ce un projet suffisamment ambitieux pour une école dont plus de 25% des élèves sortent sans vraiment avoir acquis la lecture, l’écriture et le calcul ?

Claude Allègre : C’est un début. Et ça réussit. J’en veux pour preuve que les syndicats viennent d’en demander l’extension. Je ne crois pas à la circulaire qui impose sur tout le territoire à 60000 écoles la même chose, en même temps ; c’est une méthode qui ne marche pas. Ce qui marche, c’est la méthode de la tache d’huile. Je crois beaucoup plus à l’initiative des enseignants qu’aux circulaires, sauf que dans cette maison, l’habitude est : « ça doit venir du haut. » Je tiens à dire que, s’il y a un secteur où cela ne se passe pas mal, c’est notre école primaire. Beaucoup de pays nous envient notre école et l’état d’esprit des instituteurs reste pour beaucoup d’entre eux analogue à celui d’autrefois… alors ne bouleversons pas tout, trop vite.
Quant aux évaluations passées, je les ai arrêtées, parce qu’elles n’étaient pas significatives. Le conseil scientifique de l’évaluation que j’ai mis en place a admis qu’elles étaient mal faites et proposera bientôt un autre système.

Le Monde : Il a été question que l’éducation fasse partie des domaines de la discussion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle le 30 novembre. Cette hypothèse vous a-t-telle inquiété ?

Claude Allègre : Nous sommes à un tournant historique. Deux nouvelles m’ont inquiété. Il y a eu récemment à Upsala une réunion sur l’implantation des universités américaines en Europe, à laquelle nous n’étions pas conviés, comme par hasard. Il y a eu ensuite la tentative d’inclure l’éducation dans les champs de négociation discutés par l’OMC, ce qui a été refusé, notamment par l’Europe.
On voit donc actuellement des volontés de privatiser l’enseignement. Pour ma part, je suis attaché d’une manière indéfectible au service public d’enseignement, je dirais même un service public avec ses spécificités nationales, même si l’on met en place une harmonisation européenne. Pourquoi. Parce que c’est le fondement de la République. L’égalité des chances pour tous est essentielle. Ce sont nos repères culturels, historiques. L’enseignement uniformisé conduirait à un monde uniforme « one teaching, one thinking ». Que nos étudiants aillent étudier aux États-Unis, en Angleterre, etc., c’est absolument souhaitable, mais que les Américains installent leurs universités dans le monde entier, toutes sur le même modèle avec le même cursus, ce serait une catastrophe. Nous préparons la contre-attaque, y compris dans le domaine de l’enseignement à distance.

Le Monde : La généralisation d’Internet dans les écoles ne risque-t-elle pas d’accélérer ce mouvement d’uniformisation ?

Claude Allègre : La deuxième mutation concerne les méthodes d’enseignement. La méthode traditionnelle est celle issue de la pratique religieuse, c’est le prêtre qui décerne son savoir et le disciple qui apprend. Maintenant, c’est l’interaction. La volonté des élèves n’est pas seulement d’écouter, c’est de poser des questions, c’est d’interagir. Et c’est la plus grande difficulté pour les professeurs. Quand vous lisez les témoignages de ce que j’appellerai la tendance archaïque, Finkielfraut étant l’exemple-type, vous voyez : « ils ont qu’à m’écouter, c’est moi qui sais » …  Sauf que c’est fini, les jeunes (et même les très jeunes) n’en veulent plus. Beaucoup d’enseignant ont compris cela, mais pas tous. Et cette évolution va s’accélérer.
Toutes les tâches répétitives du professeur vont être préenregistrées, stockées, mais le professeur sera, lui, essentiel parce que l’enseignement va devenir personnalisé. Il sera un guide, un maître à apprendre, une référence de savoirs. C’est pourquoi, dans notre réforme des lycées, le travail personnel encadré, l’aide à l’élève représentent réellement une brèche. On peut garder la base de l’école républicaine avec un certain nombre de savoirs classiques, fondamentaux, et en même temps introduire des méthodes modernes d’enseignement. On a à faire la synthèse des deux. Le grand enjeu est là. La qualité de notre corps enseignant nous permet d’espérer beaucoup, s’il sait se mobiliser.

Le Monde : Comptez-vous sur le Salon de l’éducation qui s’ouvre mercredi 24 novembre, avec votre soutien, pour faire avancer cette conception ?

Claude Allègre : Nous verrons bien le succès de cette manifestation. C’est une première. L’éducation est un enjeu central pour la civilisation de demain. Elle n’appartient pas seulement aux professionnels, même s’ils sont essentiels et déterminants. Ce salon permettra au moins que tout le monde, parents, élèves, élus et enseignants notamment, dialoguent sous le même toit.

Le Monde : Au vu des derniers développements survenus dans la gestion actuelle de la MNEF, avez-vous des craintes pour la survie du système de sécurité sociale spécifique des étudiants ?

Claude Allègre : Premièrement, je suis attaché au système mutualiste, mais il est menacé au niveau de l’Europe. On essaie de substituer aux mutuelles des assurances. Je vois bien qu’il y a des appétits. Deuxièmement, je suis attaché à ce que les grands problèmes qui concernent les étudiants soient gérés par les étudiants eux-mêmes. Mais je n’ai rien à voir structurellement et opérationnellement avec la MNEF. Je prends position philosophiquement sur ce problème car il touche une certaine vision de l’indépendance des jeunes, de l’éducation et du socialisme.

Le Monde : Votre conseillère politique, Marie-France Lavarini, qui a aussi été la collaboratrice de Lionel Jospin lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale, a été mise en cause par Olivier Spithakis dans l’« affaire »  la MNEF. Elle s’est défendue dans Le Monde (du 14 octobre), parlant d’ « affaire personnelle » et jugeant que les propos tenus relèvent de l’ « invention ». Est-ce que, néanmoins, ces accusations vous inquiètent où vous gênent ?

Claude Allègre : Non, vous ne me voyez pas inquiet. C’est une collaboratrice de grand talent qui m’est très précieuse. Encore une fois, je n’ai personnellement rien à voir avec le MNEF, rien.

Le Monde : Avant la formation du Gouvernement, Lionel Jospin avait pris grand soin de ne pas choisir de ministre qui pourrait être rattrapé par les affaires. Pensez-vous qu’il a été trompé, que la gestion du Gouvernement se trouve perturbée par le départ de Dominique Strauss-Kahn ?

Claude Allègre : Oui, si vous parlez de la perte que constitue le départ de Dominique, non, si vous pensez que cela modifie notre ligne de conduite. C’est une décision personnelle de Dominique Strauss-Kahn. Je regrette son départ et j’espère, dans l’intérêt de tous, qu’il reviendra vite, c’est tout ce que je peux dire.

Le Monde : Vous pensez qu’il a eu tort de démissionner ?

Claude Allègre : Encore une fois, c’est une décision personnelle. C’est son choix.

Le Monde : Lionel Jospin a bâti son image et celle de son gouvernement sur l’honnêteté. Vous pensez que cette image est brouillée ou écornée ?

Claude Allègre : La réponde est, bien sûr, non.