Déclaration de M. Jacques Chirac, Premier ministre, sur le bicentenaire de la Révolution française, à Paris le 2 février 1987.

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Circonstance : Installation de la mission de commémoration du bicentenaire de la Révolution française et de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, à Paris le 2 février 1987

Texte intégral

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Il m'apparaît hautement significatif de pouvoir installer aujourd'hui la mission de la Commémoration du bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que le comité scientifique placé auprès de son président, M. Michel Baroin, alors que débute l'année de la célébration du millénaire de l'élection d'Hugues Capet en 987.

En d'autres temps, il eût paru sans doute impossible, et peut-être même inconvenant, de convier successivement des Français à célébrer dans un même mouvement de reconnaissance et de fidélité à l'égard de leur histoire plénière des événements que les passions ont présenté comme forcément antagonistes et inévitablement exclusifs l'un de l'autre.

Une telle approche mutilante et polémique a pu contribuer dans le passé à entretenir le ferment d'une sorte de guerre civile latente, toujours prête à s'enflammer à chacune des crises nouvelles venant ébranler l'unité nationale, trouvant ainsi un aliment de choix dans la perpétuation des divisions héritées de l'histoire.

C'est dans un tout autre esprit, mesdames et messieurs, que je vous convie à envisager votre réflexion et vos travaux. Car la commémoration des journées de 1789 qui ont marqué le début de la Révolution et qui culminent à la fête de la Fédération, si elle doit permettre de mieux cerner et de raviver dans la conscience collective des Français la réalité de la vocation moderne de la France, celle qui a permis de faire rayonner au-delà de ses frontières une certaine image de notre pays, celle-là même qui se fonde sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, cette commémoration ne saurait être interprétée comme une manifestation de la méconnaissance des autres traditions légitimes qui composent le patrimoine de la nation.

La fête de la Fédération demeure le symbole de cette quête, jamais atteinte certes, mais toujours nécessaire, d'unité et de réconciliation, que notre peuple, trop souvent déchiré par l'histoire - de nouvelles plaies venant s'ajouter aux anciennes sans jamais cicatriser vraiment -, doit s'efforcer de réaliser en acceptant, dans le respect des traditions qui ont forgé la France, de les assumer toutes sans en rejeter aucune.

Dans un discours prononcé le 6 juin 1973 à Alger, au congrès de la France combattante, le général de Gaulle a excellemment magnifié la permanence, tout au long de notre histoire, de ce qu'il a désigné comme l'instinct vital, le "vouloir vivre" qui a fait émerger puis maintenir la France comme peuple libre et indépendant :

"Du plus profond de notre peuple s'est élevé cet instinct vital qui, depuis bientôt deux mille ans, nous a maintes fois tirés des abîmes. C'est cet instinct qui fit chrétiens les Francs et les Gaulois de Clovis, quand sur les ruines de leur paganisme se précipitaient les Barbares. C'est cet instinct qui incita Jeanne d'Arc et entraîna les Français à bâtir, autour du roi, un Etat centralisé, lorsqu'il parut que l'anarchie féodale nous livrait à la domination étrangère. C'est cet instinct qui, lors de la Révolution, dressa la nation contre ses ennemis et contre leurs complices, et lui dicta, pour la sauver, les grands principes des droits de l’homme et de la démocratie."

L’histoire n'est pas un tissu de drames sans suite, une mêlée, un chaos où l'intelligence ne discerne rien. Un fil conducteur peut nous guider, à condition de considérer chacune des strophes du long poème comme ayant en sa raison d'être, et comme ayant déposé dans la conscience de notre peuple son harmonique singulière qui, désormais, résonnera toujours, plus ou moins, jusqu'au terme même de son existence temporelle.

Il ne s'agit pas seulement d'un dépôt semblable aux alluvions qu'un grand fleuve charrie depuis sa source et qui composent les strates de son lit. L’histoire a cette vertu de maintenir toujours présents les moments privilégiés de la vie d'un peuple, moments qui, s'ils sont révolus, ne sont jamais abolis et viennent par des résurgences souvent inattendues, développer la conscience de soi d'une nation.

Avec le recul de bientôt deux siècles, il est encore plus impressionnant de constater à quel point le grand mouvement de 1789 continue d'imprimer sa marque. Le constater ne contredit certes pas les travaux remarquables entrepris depuis quelques années par de brillants historiens, héritiers d'une vieille tradition historiographique, qui se sont attachés à l'étude de notre Révolution. Il faut en effet souhaiter que celle-ci cesse d'être un enjeu du combat politique pour devenir authentiquement et pleinement objet de science. Le temps de l'histoire est venu, c'est-à-dire celui de la réflexion critique libérée des idéologies.

Mais un tel souci de sérénité et d’objectivité ne remet pas en cause le projet, dont vous devez être les maîtres d'oeuvre, de mettre en valeur ce qui dans notre passé demeure vivant, continue d'informer la pensée et de susciter l'engagement, bref de donner sa forme à la vocation de la France parmi les nations.

Dans cet esprit, il est évident que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen constitue une référence qui en France et dans le monde ne cesse de grandir, non seulement comme un idéal, mais comme un devoir toujours plus exigeant. Cela ne signifie certes pas que la tradition spirituelle et morale qui a forgé notre civilisation n'ait pas, et de façon souvent admirable, contribué au progrès décisif que constitue cette charte solennelle, valable pour tous les hommes et applicable pour tous les temps. Mais en fondant notre ordre juridique, elle constitue l'Etat de droit et elle est ainsi devenue inséparable de notre existence en tant que nation et de notre mission dans le monde. Il serait certes grandement souhaitable que la commémoration du bicentenaire de la Révolution permette de donner corps à la proposition de pédagogie des droits de l'homme. Celle-ci devrait devenir la règle dans toutes les écoles pour que les enfants venant de milieux très divers, par leur degré de culture, par leur origine sociale et ethnique, puissent apprendre à parler ensemble et à constituer pour le troisième millénaire le germe d'une société vraiment humaine.

Bernanos écrivait très justement qu'une civilisation est morte quand les moyens ont achevé de remplacer les fins. La finalité d'une civilisation, c'est la grandeur de l'homme, le respect de sa dignité, l'accomplissement de sa vocation. Or, nous sommes arrivés à un moment dramatique puisque, de plus en plus, dans nombre de pays, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que se répand le progrès technique et matériel qui n'est pas un obstacle, bien au contraire, à la propagation du cynisme et de la violence, les moyens ont tendance à remplacer les fins.

Telles sont, Mesdames et Messieurs, les principes qui doivent guider votre action et qui permettront aux Français, en célébrant comme il sied un grand moment de leur histoire, d’apporter au monde le témoignage qu’il attend.