Extraits d'un débat entre M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche et président de Force démocrate, et M. Laurent Fabius, président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale, à France 3 le 30 avril 1997, sur le programme du gouvernement et de l'opposition en vue des élections législatives anticipées.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Laurent Fabius - président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale ;
  • François Bayrou - ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche et président de Force démocrate

Média : France 3 - Télévision

Texte intégral

Les statistiques du chômage

Laurent Fabius : […] Il faut comparer ce qui est comparable. […] Il y a eu des modifications dans l’appareil statistique, mais tous les gens sérieux estiment que, depuis que les partis de droite ont la majorité en France, le chômage a augmenté de 450 000 personnes et depuis que M. Juppé est Premier ministre, de 300 000. Simplement, il y a eu des modifications de statistiques […].

François Bayrou : […] Cette nouvelle comptabilisation, qui pour l’essentiel ne prend plus en compte ceux qui travaillent à temps partiel, est en place […] depuis deux ans et elle a été décidée par le gouvernement socialiste […]. Regardons les grandes masses et les tendances : c’est le sixième mois consécutif que le chômage des jeunes baisse et que le chômage de longue durée baisse aussi. Je ne dis pas que ce soit un miracle, ni même que l’on doive se tresser des lauriers ou se congratuler […]. En tout cas, c’est un signe positif et il faut le prendre pour tel.

Les élections anglaises

François Bayrou : M. Blair […] a rejeté le socialisme à la française, si j’ose dire […]. Il a refusé de créer un impôt sur le capital, il a annoncé qu’il baisserait les impôts et il a refusé les renationalisations. C’est exactement le contraire de ce qu’annonce le Parti socialiste […]. Il y a d’un côté un programme qui prend en compte les nécessités du temps et de l’autre un programme qui les oublie […].

Laurent Fabius : […] Demain, si les sondages sont confirmés, il y aura un élément de plus pour peser en faveur d’une Europe différente : les socialistes français, le Labour britannique et le SPD allemand feront bloc, chacun à leur manière […].

Que peut-on faire ?

François Bayrou : Je ne crois pas que le politique puisse changer les données essentielles, je ne crois pas que le marin puisse changer les climats, puisse empêcher la tempête, nier la mer ou les courants. Mais il peut choisir le cap.

Laurent Fabius : Le politique n’a pas la possibilité de changer la nuit en jour […]. La droite détient un triple record : le record du chômage, le record absolu des prélèvements obligatoires […] et le record de la faible croissance. Ce sont des points sur lesquels le gouvernement aurait pu agir et sur lesquels nous devrons agir dans le futur.

François Bayrou : Une des raisons pour lesquelles l’emploi s’enfuit, c’est qu’il y a des parties du monde où il coûte infiniment moins cher qu’en France […]. Aussi, une augmentation brutale du coût du travail est un handicap qui multipliera le chômage […]. Lorsqu’on propose à la fois, comme le Parti socialiste, d’aller aux 35 heures sans diminution de salaire et d’augmenter les salaires, on crée les conditions pour que le chômage augmente.

Laurent Fabius : […] Il faut relancer le pouvoir d’achat et la consommation parce que c’est nécessaire pour faire redémarrer la machine économique. Il faut limiter les charges sociales et fiscales, il faut engager la réduction de la durée du travail et susciter […] des créations d’emplois nouvelles […].

François Bayrou : Vous proposez des recettes qui ont déjà été essayées, en particulier au début des années 80 […].

Laurent Fabius : La relance de la consommation et du pouvoir d’achat est indispensable, non seulement pour des raisons sociales […] mais aussi parce que beaucoup d’entreprises voudraient tourner davantage mais n’ont pas de marché. […]. En ce qui concerne la réduction de la durée du travail, je suis persuadé qu’on ira beaucoup plus loin. […] Nous connaîtrons des semaines de travail de quatre jours […]. Les 35 heures, c’est la voie de l’avenir.

François Bayrou : Chez Volkswagen, on est passé à quatre jours de travail, mais avec diminution de salaire.

Laurent Fabius : C’est tout à fait exact, mais cela s’est fait rapidement alors qu’en France nous voulons encadrer cela par une loi et procéder par des négociations. Nous sommes réalistes, pragmatiques et ambitieux […].

La TVA

Laurent Fabius : […] Vous avez augmenté la TVA de deux points […]. Si par extraordinaire, vous restez dans la majorité, oui ou non supprimerez-vous cette augmentation ?

François Bayrou : Quand la situation économique sera rétablie, nous la supprimerons […].

La réforme de l’ENA

Laurent Fabius : […] Il y a quelques mois, j’avais proposé la suppression de l’ENA, et son remplacement par une autre formation […]. Il faut un brassage beaucoup plus grand, une méritocratie mais républicaine. Il faut donc changer le système. L’autre jour, le Premier ministre a dit : il faut supprimer l’ENA. Je me suis dit : bravo, il nous entend ! Le lendemain, dans un petit entrefilet du « Monde », son cabinet faisait savoir qu’on avait mal compris et que l’ENA devait être maintenue.

François Bayrou : Il n’y a rien comme les énarques pour vouloir passer l’ENA à la guillotine ! […] Je ne suis pas sûr que la suppression pure et simple de l’ENA soit une solution. Mais il y a un problème réel : on ne peut pas continuer à avoir la même formation pour la haute administration, la vie politique et les entreprises privées […]. Il n’y a pas de pays où il y a une telle concentration de la « diplômite » à la tête des entreprises […]. Je souhaiterais qu’on pose cette question au moins autant que celle, un peu de vitrine, de la disparition de l’ENA […].

L’Europe

Laurent Fabius : […] Il faut faire l’Europe sans défaire la France […]. Oui, il faut aller vers la monnaie unique mais à condition qu’elle serve la personne humaine et le social […]. Il ne faut pas que ce soit le gouverneur de la Banque centrale européenne qui décide à la place des gouvernements. Il faut que ce soit la monnaie de toute l’Europe, sans exclure l’Italie, l’Espagne ou le Portugal. Il faut une monnaie pour la croissance et l’emploi et pas pour les spéculateurs […]. Autre point très important : l’élargissement de l’Union européenne […]. Si, comme l’a proposé le Président Chirac, dès l’an 2000, on fait entrer dans l’Union européenne la Hongrie, la République tchèque, la Pologne, la politique agricole commune est fichue en l’air […].

François Bayrou : […] Laurent Fabius a un problème : l’alliance dans laquelle il est engagée pour gagner les élections comporte presque autant d’anti-européens […] que de pro-européens. Il essaie donc de construire un langage compliqué par lequel il dit : je suis pour mais je suis contre ! […] Il faut que nous arrêtions de présenter l’Europe comme une menace […]. Si la perspective de l’euro n’existait pas, les efforts que nous avons à faire pour remplir les critères seraient beaucoup plus rigoureux, beaucoup plus méchants, brutaux […]. L’Europe nous protège, elle ne nous menace pas.

Vers une nouvelle cohabitation ?

François Bayrou : […] La France sera défendue beaucoup plus efficacement par un pouvoir cohérent entre le président de la République et la majorité, qui aura la même inspiration, qui ira dans le même sens que par la double cohabitation, entre le Président et une majorité qui lui serait hostile et, à l’intérieur de la majorité, entre deux courants principaux […]. Ces élections pour un nouveau siècle doivent privilégier un pouvoir cohérent […].

Laurent Fabius : Les Français voteront comme ils l’entendront. De toutes les manières, si nous l’emportons, la cohabitation sera là. Il y a de l’expérience et chacun respectera les institutions […]. Ce pouvoir avait pris des engagements. Il a échoué […]. M. Juppé dit : donnez-moi mandat pour continuer. Je considère qu’il ne faut pas qu’il y ait une politique « Juppé bis » […].

François Bayrou : J’ai été membre d’un gouvernement de cohabitation et je sais bien que ce n’est pas un système qui entraîne, c’est un système qui freine […]. Je ne souhaite pas qu’au moment où la France a de grandes échéances devant elle, elle se donne ce frein. Il faut au contraire que nous ayons un pouvoir cohérent et qui entraîne.

Laurent Fabius : Le frein principal vient du fait que le gouvernement Juppé n’a pas su orienter le pays comme il le fallait et, quitte à faire sauter un frein, c’est celui-là.