Texte intégral
Faut-il supprimer le Plan, se demandait récemment Paul Fabra, regrettant que cela n'ait pas été une des premières décisions du gouvernement de Jacques Chirac (le Monde du 8 juillet). Je voudrais plaider qu'en venir à cette extrémité ne serait que céder à l'air du temps libéral en s'appuyant sur des arguments qui sont à côté du problème : je pense en particulier aux erreurs de prévision qui ont pu être commises depuis 1976 par le Commissariat général du Plan dans ses évaluations successives de la « crise ».
La raison d'être du Plan n'est pas en effet de faire des prévisions, même si celles-ci sont bien sûr nécessaires, et j'y reviendrai. Le Plan a pour but, en partant du principe qu'il n'existe pas de déterminisme dans l'évolution de l'économie, d'orienter celle-ci en jouant sur les marges existantes afin de se rapprocher au mieux de certains objectifs souhaités.
Pour les libéraux, une telle vision des choses est inutile, voire dangereuse, car le jeu du seul marché suffit à définir une « évolution optimale ». Mais tous les économistes savent bien qu'il y a dans cette dernière expression une double escroquerie.
Première escroquerie, ce discours suppose que les marchés réels soient parfaits, en particulier, pour se limiter à l'essentiel, qu'il n'existe pas de monopoles - faute de quoi l'optimalité disparaît - et qu'il existe un nombre suffisant (et grand !) de marchés à terme - faute de quoi le marché devient myope. Autant de conditions qui ne sont pas réalisées et ne sont pas près de l'être.
La deuxième escroquerie porte sur le sens du mot « optimal » : celui-ci signifie qu'on ne pourrait améliorer la satisfaction de certains sans mettre en question celle d'autres. Il y a là un signe indiscutable d'efficacité. Mais peut-on réellement considérer par exemple que la situation où quelques individus sont correctement nourris tandis que d'autres meurent de faim est « optimale » ?
* Sélectionner les évolutions
J'ai toujours été de ceux qui ont défendu l'idée que le rôle de régulation du marché était irremplaçable. Mais, avec la même vigueur, je dis qu'il faut compenser ses imperfections et, surtout, se donner les moyens de sélectionner les évolutions qu'il engendre spontanément. Sur ce dernier point d'ailleurs, même les libéraux les plus dogmatiques admettent qu'une marge de manoeuvre est possible puisqu'ils ne récusent, que je sache, ni la politique budgétaire ni la politique fiscale !
Se donner les moyens d'une prospective pluriannuelle est donc essentiel. Celle-ci a pour but de cerner les contours des avenirs possibles à cinq, dix ou vingt ans, contours à l'intérieur desquels on peut alors se fixer des objectifs plus précis... ce qui nous ramène au problème de la prévision.
A cet égard, je pense que, si, de façon évidente, en période non pas de crise au sens traditionnel de ce terme, mais de mutation structurelle, prétendre à une prévision assurée est irréaliste parce que trop d'hypothèses sont aléatoires (ce qui ne retire rien à la nécessité de construire des modèles économiques), néanmoins des mécanismes de planification peuvent faire oeuvre meilleure et plus utile qu'une simple direction de la prévision ou un institut privé de conjoncture. Ainsi, en mettant en présence au niveau national - voire européen - des acteurs sociaux qui, sinon, ne se rencontreraient pas, le Plan peut faire apparaître des problèmes, des verrous, des blocages, qui seraient autrement passés inaperçus.
Mieux encore, il peut contribuer à faire prendre en compte des difficultés reconnues comme objectif par des partenaires qui les auraient sinon refusées. Il y a là une façon de ne pas entrer dans l'avenir à reculons qui donne au Plan une fonction non seulement « réducteur d'incertitudes », comme disait autrefois Pierre Masse, mais aussi de « réducteur d'insécurités » : car un risque dont on discute collectivement est déjà perçu comme bien moins redoutable.
* Se fixer des objectifs
Il reste que le Plan-démarche ne doit pas faire oublier le Plan-objectif, et qu'il faut répondre à ceux qui prétendent que dans une économie ouverte et soumise à des aléas importants ce mot d'objectif n'a de toute façon plus de sens. Aussi je voudrai sur un premier point être très clair : il est vrai qu'une partie de la gauche a, avant 1981, rêvé ; rêvé notamment qu'on pouvait décréter un taux de croissance et ignorer la concurrence internationale.
Mais que cela soit aujourd'hui reconnu par tous comme idéaliste n'empêche que l'on peut parfaitement, même dans le contexte actuel, se fixer des objectifs sinon absolus, du moins relatifs : retrouver un différentiel de croissance positif par rapport à nos principaux partenaires, fixer à notre effort de recherche ou de défense le but d'un certain pourcentage de notre PIB, définir en matière d'inégalités de revenus et de richesse des perspectives raisonnables de réduction. Quel navigateur, parce qu'il s'est trompé dans ses prévisions météo, déciderait de se laisser seulement filer dans le lit du vent !
Ne pas abandonner le Plan donc, mais le rénover. Conserver des mécanismes du IXe Plan ce qui s'est révélé meilleur : les contrats Etat-régions et Etat-grandes entreprises par exemple, ou la nécessaire soumission de certaines orientations budgétaires à une perspective pluriannuelle. Alléger sans doute certaines procédures, y compris législatives.
Mais là je terminerai par un autre désaccord avec Paul Fabra. Alléger l'intervention parlementaire dans l'élaboration et le contrôle du Plan, d'accord ; supprimer cette intervention, certainement pas : car si le Plan est avant tout le reflet d'une volonté collective et, au plus beau sens de ce mot, politique, comment imaginer que le Parlement n'en soit pas saisi ?