Interview de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "La Vie" du 16 janvier 1997, sur la réforme du service national et la préparation du débat parlementaire à l'Assemblée, intitulé "Le Chantier du siècle".

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Média : CFTC La Vie à défendre - La Vie

Texte intégral

La Vie : La réforme du service national que vous allez présenter est-elle à prendre ou à laisser ? Ou, au contraire, susceptible d’être amendée par le Parlement ?

C. Millon : La réforme du service national est d’une telle envergure qu’on doit laisser la possibilité au débat parlementaire de respirer et au pays d’en être imprégné. Je chercherai à ce que le débat puisse se développer, afin qu’on évalue ensemble les contraintes dont il faut tenir compte. Le gouvernement a déposé un projet de loi relativement précis, mais il s’agit d’un cadre juridique qui donnera lieu à des expérimentations, donc à des possibilités d’aménagements. Nous voulons que cette loi soit suffisamment réfléchie par la représentation nationale pour devenir un texte de référence.

La Vie : Sur quels points les parlementaires disposeront-ils d’une marge de manœuvre ?

C. Millon : La suppression du service militaire obligatoire est acquise, dès lors que nous avons opté pour une armée professionnelle. La conscription est suspendue, mais elle n’est pas supprimée. Si un jour, c’était nécessaire et souhaitable pour la nation, les jeunes Français pourraient à nouveau être appelés sous les drapeaux. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’objection de conscience n’est pas supprimé elle non plus, mais suspendue.

Donc, sur quoi va porter le débat ? Il portera d’abord sur la nécessité même d’un nouveau service national : faut-il remplacer le service national actuel par autre chose ? Certains répondent par la négative. D’autres préféreraient un service national obligatoire à caractère civil, auquel j’étais personnellement favorable à l’origine. Un tel service présente, à côté de ses avantages, de gros inconvénients : son caractère égalitaire et son efficacité ne peuvent être garantis ; son organisation est quasiment impossible à mettre en œuvre et son coût difficilement maîtrisable.

Le débat portera ensuite sur la durée et le contenu du rendez-vous citoyen et sur le volontariat. Il faudra également réfléchir en termes d’esprit de défense, de civisme et de citoyenneté. Je suis personnellement favorable à ce qu’il y ait, comme le débat sur l’avenir du service national l’a fait apparaître à travers le pays au printemps 1996, un moment de la vie où les jeunes Français ressentent physiquement la certitude d’appartenir à une communauté nationale. Il faut aussi qu’ils aient la possibilité d’exprimer ensuite cette adhésion par un geste volontaire : d’où le choix du gouvernement en faveur d’une période obligatoire, suivie d’une période volontaire.

La Vie : De quelle nature sera la période obligatoire, à savoir le rendez-vous citoyen ?

C. Millon : Elle ne peut revêtir un caractère militaire, sans quoi elle devrait durer au moins six mois pour prétendre être efficace et répondre aux besoins des armées. D’où l’idée d’une période forte, intense, pendant laquelle les jeunes pourront prendre la dimension de ce qu’est la communauté nationale et faire un bilan personnel. Le jeune qui n’aura pas eu, avant ses 18 ans, toutes les possibilités espérées aux plans personnel et professionnel pourra se voir offrir une nouvelle chance à travers les actions de lutte contre l’illettrisme ou la détection de handicaps physiques non identifiés et donc non soignés jusqu’alors, et à travers une nouvelle orientation professionnelle. Ce sera aussi le point d’aboutissement d’un parcours d’instruction civique qui aura commencé à l’école, sur les droits et devoirs d’un citoyen, la vie de la démocratie et l’État de droit.

Compte tenu de nos objectifs, je souhaite donc que ce débat parlementaire soit l’occasion de porter un regard sur notre pays, sur la place de l’armée dans la nation, sur notre système éducatif, sur le rôle du milieu associatif, notamment celui qui travaille dans le domaine de l’insertion sociale.

La Vie : Pourquoi cinq jours, plutôt que quatre ou six ?

C. Millon : Nous souhaitons qu’au terme de ces cinq jours les jeunes gens ne disent pas : « C’est enfin fini ! », mais « C’est déjà fini ? » Les jeunes n’adhéreront pas à la citoyenneté par la contrainte, mais par une volonté et une démarche individuelles. Le rendez-vous avec son pays sera obligatoire et universel : ni exemption, ni réforme, ni retard, ni report. Il sera égalitaire : tout le monde devra participer aux mêmes activités pendant les cinq jours. Si l’on allait au-delà de cette durée, on verrait réapparaître les exemptions et le rendez-vous citoyen changerait de nature. Or, nous ne voulons pas mettre en place de camps de jeunesse, ni imposer une formation militaire édulcorée.

La Vie : N’est-ce pas trop beau pour être possible ?

C. Millon : Cela paraît très riche, très intense, en effet. Une expérimentation donnant lieu à une évaluation débutera au printemps prochain pour que le rendez-vous citoyen fonctionne à plein régime à partir de 1999. Si ça n’est pas possible, on s’en rendra compte.

La Vie : Mais cette réforme nécessite d’être raccrochée à d’autres wagons : celui de la réinsertion, celui de la santé, celui de la lutte contre l’illettrisme.

C. Millon : Oui, les réformes devront s’emboîter les unes dans les autres. Cette réforme du service national s’articulera, d’une part avec le projet de loi de cohésion sociale, destiné à lutter contre l’exclusion, d’autre part avec la mise en place des nouveaux programmes d’éducation civique par l’Éducation nationale.

La Vie : Comment définissez-vous le sens civique ?

C. Millon : C’est avoir le sentiment d’appartenir à une communauté, à une histoire, de partager un destin. C’est la sensibilité à une certaine chaleur sociale fondée sur l’échange. Mais cela crée également, pour chacun d’entre nous, des devoirs vis-à-vis de cette communauté.

La Vie : Et le patriotisme, c’est dépassé ?

C. Millon : « Patriotisme » est un très beau mot. « Nation », ça veut dire « nés ensemble ». « Patrie » vient de « pater », le père. L’ironie n’a pas sa place là où l’on se réfère à un projet de vie, à des racines communes. Mieux vaut initier nos enfants à des notions de communauté nationale et de patrie qui soient riches, pour qu’elles ne deviennent pas des lieux d’égoïsme ou de repli sur soi. La jeunesse de France attend que ses aînés lui fassent aimer la nation dans laquelle elle vit. Les jeunes, dans leur métier, leur attitude, leur expression politique défendront d’autant mieux leur pays qu’ils aimeront.

La Vie : L’arrivée prévue des jeunes filles, en 2003, dans le rendez-vous citoyen, suscite-t-elle encore des inquiétudes ?

C. Millon : Je suis étonné que ça puisse poser des problèmes. Il y a des écoles mixtes, des lycées mixtes. L’université est mixte depuis l’origine. C’est vrai qu’il faudra trouver une organisation, mais pas plus que dans un lycée ou un collège. L’arrivée des filles est l’un des grands éléments de la réforme. Toutes les études effectuées par les instituts de sondages montrent d’ailleurs que ce sont elles qui sont le plus favorables à la réforme. L’envie des jeunes d’exprimer leur citoyenneté est bien plus importante qu’on ne le croit.

La Vie : Pensez-vous que, sur ces questions, le débat a réellement eu lieu ?

C. Millon : Ah oui ! La preuve est que l’idée d’un rendez-vous citoyen est apparue à l’occasion de ce débat, avant d’être reprise à l’Assemblée nationale et d’être adoptée par le gouvernement. Moi-même, c’est le débat qui m’a convaincu de l’impossibilité d’organiser un service civil obligatoire.

La Vie : Cette réforme n’est-elle pas imposée aux militaires contre leur gré et peut-elle garantir la sécurité du territoire ?

C. Millon : Toute réforme exige des efforts. J’ai beaucoup d’admiration pour la communauté de Défense. Depuis un an et demi, les militaires vivent une réforme colossale, d’une dimension jamais connue depuis des décennies. Ils la mettent en œuvre avec ténacité et enthousiasme, avec une certaine nostalgie aussi, sans doute. Je ne vous dirai pas qu’ils n’ont aucun regret et que tout le monde est d’accord. Mais je crois qu’ils ont compris les ambitions de la réforme. Plus personne, en tout cas, ne conteste la nécessité d’une armée professionnelle.

Aura-t-on assez d’hommes pour assurer la défense aux frontières et contrer, sur le territoire, la mafia, le terrorisme, les intégrismes ? La réponse est simple : cette réforme est un tout. Il y a l’armée professionnelle, la réforme du service national, les volontariats, les carrières courtes et les réserves, dont le nombre doublera, au bénéfice notamment de la gendarmerie. Enfin, le rétablissement de l’appel sous les drapeaux est toujours possible.

La Vie : N’y a-t-il pas un risque de voir l’armée professionnelle se replier sur elle-même ?

C. Millon : Il y aura la multiplication des carrières courtes, il y aura les volontaires, il y aura les réserves. Si vous voulez concilier efficacité et ouverture, il faut organiser des carrières courtes avec un système performant de reconversion professionnelle. Les échanges entre l’armée et la société civile seront favorisés en permanence.

La Vie : Des associations s’inquiètent des modalités du volontariat : sera-t-il assez motivant pour attirer les jeunes ?

C. Millon : Tout le monde sera indemnisé de la même manière. 2 000-2 500 francs plus, pour certains organismes d’accueil, le logement et les transports.

La Vie : Il n’y aura pas de compétition entre associations ?

C. Millon : Je ne le crois pas. Tout le monde percevra la même indemnité et il s’agira bien d’une indemnité, pas d’un salaire. Nous ne voulons pas que le volontariat puisse être un lieu de refuge pour ceux qui ne voudraient pas affronter la société, mais un lieu où un jeune puisse dire qu’il vient donner à la société quelque chose de lui-même pendant 9, 12, 18 ou 24 mois, dans le domaine de la cohésion sociale, de la sécurité ou de la coopération internationale.