Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à Europe 1 le 18 octobre 1999, sur les enjeux de la création de la société EADS née de la mégafusion entre Aérospatiale-Matra et Dasa pour le maintien de l'indépendance européenne dans les domaines stratégiques de l'aéronautique et de l'armement, les synergies possibles avec Dassault et Thomson, ses répercussions pour Airbus et le projet d'avion A3XX et la politique de défense en situation de cohabitation.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - C'est une grande semaine de la défense qui commence avec les conséquences pour l'Europe de la naissance du troisième géant mondial né de la fusion Aérospatiale-Matra-Dasa valorisé à 20 milliards d'euros ; avec demain, le Président de la République à Saint-Maixent-l'Ecole ; vendredi, le Premier ministre à l'IHEDN – Institut des hautes études de défense nationale -, à Paris ; et ce matin le ministre de la Défense, A. Richard, qui est un peu en retard et que, finalement, on a au téléphone.

Que se passe-t-il Monsieur le ministre ?

- « Une erreur. »

Q - Une erreur de réveil ?

- « Pas du tout j'étais prêt, mais j'avais pensé à l'émission pour demain, donc la faute est à 100 % de mon côté. »

Q - On va aller sur le fond des sujets les plus importants. J'ignore si la mégafusion franco-allemande était prévue de longue date, elle est faite. Est-ce que l'intérêt national est bien défendu et renforcé ?

- « Il l'est doublement, parce que, d'une part, pour l'avenir nous avions besoin qu'une société – sur les domaines stratégiques de l'aéronautique et de l'armement – soit vraiment européenne, que cette structure permette de dire : elle est européenne de façon définitive et elle ne peut pas être rachetée de l'extérieur. Et d'autre part, nous avions besoin qu'une société européenne respecte pleinement les intérêts et les acquis technologiques français. La fusion Aérospatiale-Matra-Dasa remplit ces deux conditions, et c'était loin d'être acquis. »

Q - Il paraît qu'il valait mieux ne pas tarder. Sinon que se passait-t-il ?

- « Oui, vous avez raison de le dire. Dasa, comme Aérospatiale-Matra avait un problème de taille pour être vraiment de niveau mondial. Dasa avait le choix de se vendre aux Etats-Unis, en tout cas de mettre Dasa sur le marché – les actionnaires Daimler et Chrysler avaient le choix de mettre Dasa sur le marché – auquel cas, au plus offrant, il y avait toutes les chances que ce soit acheté par une firme américaine qui avait évidemment le plus grand intérêt à avoir un grand tentacule en Europe. Nous, nous n'avions pas ce choix puisque naturellement c'était complètement exclu pour Aerospatiale. Donc, si nous n'avions pas réussi cet accord de fusion, on aurait risqué de garder Aerospatiale-Matra insuffisamment grandi et consolidé et d'un autre côté, un grand industriel américain possédant une firme européenne. »

Q - Il y a eu la double volonté industrielle, deux amis, J.-L. Lagardère et J. Schrempp pour relancer le projet, la volonté politique d'un gouvernement de gauche. Mais en quoi, Monsieur le ministre, est-ce un progrès qui justifie ce cocorico général qu'on entend ?

- « C'est ce que je disais tout à l'heure, c'est-à-dire que maintenant nous avons une assurance, incorporée à la structure de la société, de maintien d'une indépendance européenne. Et franchement cela n'allait pas de soi. La plupart des autres formules comportaient un risque, un jour ou l'autre, de rachat par une firme américaine. L'idée n'est pas de rompre complètement toute communication avec les sociétés américaines, mais aujourd'hui il faut constater deux phénomènes ; le premier, c'est que les sociétés américaines ne font de fusions égalitaires, elles rentrent en général sous la forme d'une absorption. Et d'autre part, pour encore un certain temps – nous espérons les convaincre – mais pour le moment, le Pentagone ne donne pas de marché significatif à une société à base européenne. »

Q - Vous, vous suiviez naturellement, je suppose, les tractations secrètes. Avez-vous poussé…

- « On peut dire ça, oui. »

Q - Avez-vous poussé à l'accord, vous ?

- « Totalement, oui. »

Q - Est-ce qu'entre Français et Allemands, chacun tire un avantage équivalent ?

- « Dans mon sentiment oui, dans la mesure où l'Allemagne, en tant que société, en tant que nation est, avec nous, un des moteurs de la construction européenne. Et cela correspond à son projet de réaliser des grandes fusions européennes équilibrées comme celle-là. »

Q - L'Europe de l'armement va faire progresser l'Europe de la défense – on le pense -, mais de quelle façon, Monsieur Richard ?

- « Les deux choses progressent côte-à-côte car, au plan purement politique, il y a depuis un an et demi une réelle volonté, un élan commun de beaucoup de gouvernements européens et notamment de nos amis Allemands, Britanniques et nous-mêmes pour créer des étapes concrètes en matière de capacité européenne de défense. On a eu en juin une déclaration du Conseil européen – c'est-à-dire les chefs d'Etat et de gouvernement – qui trace un programme pour les prochaines années et nous sommes en plein travail. Aujourd'hui je reçois mon nouveau collègue britannique puisque… »

Q - Qu'allez-vous lui dire : de se rapprocher d'Aerospatiale-Matra-Dasa-Eads et de ne pas aller vers les Américains ?

- « Sur le plan industriel, il ne faut pas avoir trop d'illusions du côté britannique. Le Gouvernement a peu d'influence sur les grandes sociétés. Elles sont très internationalisées et leur capital n'est même pas vraiment britannique, il est complètement international, seuls leurs dirigeants sont britanniques. Et donc, ce que je souhaite vis-à-vis de mon collègue, c'est simplement que nous restions capables de nous entendre sur des commandes en commun. »

Q - Les Européens devront sans doute harmoniser, coordonner, intégrer les productions d'armement. Peut-on prendre quelques exemples : il y a le Rafale français, l'Eurofighter. Souhaitez-vous que la prochaine génération d'avions de combat les rapproche ?

- « Pour moi c'est indispensable. Là encore, vous avez un tel effet de série du côté américain : lorsqu'une firme américaine construit une nouvelle génération d'avions de combat, elle est sûre d'en vendre plus de 1 000. Les Européens n'en sont pas sûrs du tout. Et donc il faut assurément qu'à la prochaine génération on ne renouvelle pas le malentendu qui a créé deux avions de combats européens. Mais cela c'est dans 20-25 ans. Les décisions de création du nouveau modèle sont dans 15 ans. Et, d'ici là, il faut que nous soyons capables de gérer intelligemment la coexistence des deux modèles : l'Eurofighter et le Rafale. »

Q - Et qu'un jour il y ait un « EuroRafale », par exemple ?

- « Par exemple. En tout cas, dès maintenant, la nouvelle société EADS est actionnaire à 45 % de Dassault et elle détient 44 % des parts de l'Eurofighter. Donc on a de meilleures conditions qu'avant pour faire les rapprochements. »

Q - Par exemple, on attend dans les deux prochains mois, me dit-on, la signature d'un contrat de production de 152 hélicoptères de transport militaire. Est-ce possible ?

- « C'est déjà bien engagé. Ce qui fait que cela peut prendre encore un peu de temps, c'est que nous avons besoin non seulement de la commande allemande et de la commande française – qui sont acquises -, mais pour que le programme atteigne son équilibre financier, il faut aussi des commande d'un ou deux autres pays qui sont en train de prendre leurs décisions. Mais nous avons aussi des programmes en matière de missiles, qui, on l'a vu au Kosovo, sont un élément-clé de la maîtrise du ciel, et pour lesquels évidemment ce rassemblement Dasa-Aerospatiale nous donne, là encore, l'indépendance technologique. »

Q - Confirmez-vous les propos dans Les Echos de ce matin, de P. Camus – un des deux futurs directeurs de EADS – qui dit que les industriels Dassault et Thomson-CSF ne sont pas invités au capital de EADS ?

- « Les deux situations sont différentes… »

Q - Vous le confirmez ?

- « Je n'ai pas à porter d'appréciation de ce type et je pense que Monsieur Camus ne peut s'exprimer sur ce sujet qu'après une concertation entre les actionnaires français, dont l'Etat fait partie. Mais nous avons déjà des coopérations avec Dassault puisqu'il y a un pacte d'actionnaires entre Dassault et Aérospatiale, et il y aura une recherche –c'est prévu dans l'accord – de synergie avec Thomson. »

Q - Une parenthèse dans le domaine civil avec les effets du géant EADS pour Airbus : est-ce que cela va créer la société intégrée rapidement ?

- « Je pense que toutes les conditions sont réunies. L'une des difficultés jusqu'à présent pour créer les compagnies intégrées, c'est qu'il y avait quatre partenaires du groupement et que chacun évidemment voulait défendre ses intérêts. »

Q - Maintenant on peut ?

- « Maintenant il n'y en a plus que deux, dont l'un, EADS, a 80 % des parts. Et donc le plus vraisemblable c'est que l'on trouvera un accord pragmatique avec le partenaire britannique pour constituer la société dans les tout prochains mois. »

Q - Et donc, l'avion A3XX ?

- « L'A3XX s'est évidemment beaucoup rapproché par cette fusion, puisque non seulement il y a la puissance, mais EADS est visible pour l'avenir, on connaît maintenant sa ligne d'évolution, et puis elle pourra lever des souscriptions d'actions supplémentaires pour financer un grand projet comme l'A3XX dès les prochaines années. »

Q - Cet avion peut être fabriqué à Toulouse ?

- « Cela fait partie de l'accord, oui. »

Q - « Ca fait partie de l'accord » ? Ca n'est pas en bout ? C'est déjà…

- « Les droits de Toulouse seront clairement respectés en vertu de cette constitution de société. »

Q - Très bien de le dire. Partout la question lancinante revient : est-ce que tous ces accords vont supprimer ou créer des emplois ?

- « Je pense qu'ils aboutiront à augmenter les marchés de EADS. Et c'est quand même la plus grande certitude pour constituer des possibilités d'emplois futurs. Il est possible en même temps que, compte tenu de la présence des deux sociétés qui fusionnent, on ait quelques suppressions graduelles d'emplois qui correspondent à des doubles emplois. Mais le solde en finale, notamment avec les grands projets qui sortiront – que ce soit en matière militaire ou en matière de transport civil – le solde sera certainement positif car cela sera une des premières sociétés au monde. »

Q - Messieurs Chirac, dès demain, L. Jospin, vendredi, vont parler défense. Chacun dit : « La défense c'est moi ! »

- « Non, non, il n'y a aucun propos de la part, ni du Président et ni du Premier ministre depuis deux ans et quatre mois qui ait une vocation – comment dire ?– de négation du rôle de l'autre autorité. Je crois que ça a, au contraire, été jusqu'à présent quelque chose de tout à fait consensuel. »

Q - Chacun y a sa part ?

- « Exactement. »

Q - Avec, pour la Constitution, le plus gros morceau, le morceau de choix, au Président de la République ?

- « C'est en effet Le Chef des armées. »

Q - Et vous, le ministre de la Défense, dans cette cohabitation concurrentielle ?

- « J'ai comme mission de faire des propositions aux deux autorités qui permettent à notre politique de défense d'avancer. Jusqu'à présent je n'ai pas à me plaindre de leur réaction. »