Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, à Radio France et à la radio néerlandaise le 15 mars 1997, sur la situation de guerre civile au Zaïre, les relations entre la France, l'Afrique et les Etats-Unis et la situation en Albanie.

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Circonstance : Réunion informelle des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne à Apeldoorn (Pays-Bas) le 15 mars 1997

Média : Emission Face à Radio France - Presse étrangère - Radio France

Texte intégral

L’Afrique est coupée en petites zones de colonisations selon des règles d’ailleurs qui n’ont guère de rapport avec la géographie physique et encore moins humaine de l’Afrique qui est un territoire immense et dont par conséquent la stabilité menace une partie importante de la planète, je dirais l’Afrique centrale pour simplifier. Forcément, cette instabilité aura des conséquences, donc nous sommes attachés à la stabilité du Zaïre. Nous considérons en fait qu’elle est importante.

Question : Est-ce que vous pensez que le président Mobutu va rentrer au Zaïre ou est-ce qu’il va rester en France ?

Réponse : Non, je crois que le président Mobutu a des problèmes de santé et qu’il compte vivre en France. Je crois aussi qu’il faut faire preuve d’un certain bon sens et tenir compte des réalités politiques zaïroises. Ne portons pas de jugement. Cela n’est pas autre chose qu’une appréciation réaliste des choses et ce qui est donc important au Zaïre, c’est le respect de l’intégrité territoriale, c’est-à-dire le retrait définitif des troupes étrangères qui s’y trouvent et le soutien apporté par certains pays voisins à la rébellion interne.

Question : Est-ce que vous avez l’impression que ce soutien diminue ?

Réponse : Non. Et c’est d’autre part le respect du processus démocratique qui a été prévu sous la bénédiction des Nations unies et d’ailleurs avec le concours notamment de l’Europe qui vient de désigner le chef de son unité électorale, qui est un Portugais à qui nous avons décidé de prêter pas mal d’argent puisqu’il s’agit de 40 millions d’écus ; L’organisation de ces élections est en effet à la fois prévu par la Communauté internationale et paraît très important pour que le Zaïre puisse retrouver un fonctionnement régulier de ses institutions, appuyé sur la masse populaire. Voilà les éléments de la stabilité.

Question : Est-ce que les vues de Paris et de Washington sont convergentes sur cette question d’élection ?

Réponse : Oui, sur ces deux questions, les vues sont convergentes. Comme vous le savez, nous avons pris l’initiative à la suite de la venue de Mme Albright. En réalité, tout cela a été organisé avant que Mme Albright arrive et dans la perspective des travaux préparatoires à sa venue. Nous avons organisé ici une réunion des directeurs d’Afrique français, américains et nous avons invité le directeur d’Afrique néerlandais dans le cadre de la présidence européenne et aussi les pays directement concernés : l’Espagne, la Grande-Bretagne, la Belgique. Nous avons ensuite fait partager nos vues aux quinze de l’Union européenne, nous nous avons observé que dans cette discussion, les directeurs d’Afrique étaient tout à fait réunis. Nous avons les mêmes vues et d’ailleurs c’est si vrai que ce sont les directeurs d’Afrique eux-mêmes qui ont décidés de sortir une déclaration commune naturellement à laquelle j’ai donné mon accord et je suppose que le Département d’État américain a été sollicité pour donner son accord, mais ils ont spontanément élaboré un document commun.

Il y a eu, il y a quelques mois, à la suite de quelques maladresses qui viennent de France, l’idée qu’il y aurait des problèmes franco-américains en Afrique. Je vous dis franchement non. Qu’il y ait je dirais des liens américains plus forts avec quelques pays d’Afrique notamment de langue anglophone et nous-mêmes des liens particuliers avec des pays d’Afrique francophones bien évidemment. Il n’empêche que nous exerçons nos relations avec l’ensemble des pays d’Afrique et au sommet franco-africain de Ouagadougou, au mois de décembre dernier, tous les pays d’Afrique étaient là. Tous les pays d’Afrique ! Sauf les trois ou quatre qu’on ne voulait pas voir. Il y a ceux qui posent problèmes, sinon tous les pays d’Afrique étaient là, tous. Ce qui montre que la vocation française n’est pas de défendre je ne sais quel « pré carré français », mais que c’est un dialogue entre la France et l’Afrique et que d’une même façon je trouve tout à fait naturel que les États-Unis aient des relations avec les pays africains. Il n’y a que des avantages.

Il n’y a pas de compétition, encore moins de confrontation, franco-américaine en Afrique, et pour tout vous dire, en Afrique les uns et les autres, nous avons beaucoup plus de devoirs que d’intérêts. Les devoirs ça se partage, les intérêts ça se dispute.

Question : Est-ce que vous et Mme Albright avez discuté des crises africaines et d’abord du Zaïre ?

Réponse : C’était surtout une prise de contact bien que nous ayons abordé beaucoup de questions. Mais je dirais que c’était plutôt une revue d’inventaire, avec notamment ces questions des moyens pour assurer la stabilité, le règlement des conflits éventuels en Afrique que l’on a abordé sur le fond. Mais là encore, il n’y a pas de divergence franco-américaine, il peut y avoir des discussions sur les modalités : des projets américains ont déjà fait l’objet d’une discussion et d’une concertation franco-américaine. Je crois que cela peut convenir à quelques ajustements réciproques, nous avons dans l’idée que nous devons en effet avec l’OUA et l’ONU trouver les moyens qui permettent aux Africains d’assurer leur propre sécurité.

Dans l’affaire du Zaïre dont vous parlez, nous sommes tombés d’accord sur le respect des frontières, le processus électoral, et évidemment le troisième point qui est la Conférence des Grands lacs. Nous travaillons désormais ensemble sur ce projet. Je crois franchement qu’il y a de grandes convergences. La volonté de travailler en commun et d’associer nos efforts, et c’est ce qui a fait d’ailleurs que depuis une quinzaine de jours on peut dire que les choses ont bougé. Sur le plan international, il y a désormais convergence des efforts français, européens, américains, africains dans une direction commune : … la Conférence Nairobi III préparatoire à ce que pourrait être la Conférence des Grands lacs. Il n’empêche que sur le terrain des choses restent pour l’instant préoccupantes parce que l’intervention étrangère se poursuit.

Question : J’allais dire que les choses ont bougé sur le terrain aussi. Je ne vois pas pourquoi les rebelles accepteraient de cesser le combat maintenant, sauf s’il y a une pression qui à mon avis n’est pas là pour l’instant, n’est-ce pas ?

Réponse : Oui, enfin elle existe mais ce sont plus les États-Unis qui ont les moyens d’exercer cette pression. Ce sont les États-Unis qui probablement ont plus de moyens que nous de combattre, encore qu’en Afrique tout est différent d’ailleurs, il ne faut jamais oublier cela. Le général de Gaulle disait d’ailleurs qu’il ne faut pas voler avec des idées simples vers l’Afrique car elle n’obéit pas aux canons de Westminster ni de Washington. Il faut comprendre et connaître si c’est possible ce qu’est l’Afrique pour pouvoir comprendre les éléments.

Question : Je crois que l’avancée de M. Kabila est inévitable.

Réponse : Vous savez quand vous voyez la guerre qu’il y a dans l’est du Zaïre, partout ailleurs cela passerait pour une blague. Il doit y avoir 5 000 rebelles, les forces zaïroises sont carrément des forces de comédie. C’est tragique mais de comédie. Quand on parle de bombardement, cela doit être un petit « coucou » qui repart, l’exercice des mercenaires a été une farce incroyable.

Question : Alors, cela vous inquiète ou cela ne vous inquiète pas ?

Réponse : Oh ça me rassure un peu si je me dis que cela fait avancer M. Kabila. Il avance, il peut arriver à Kinshasa et s’il arrive à Kinshasa cela ressemblera à une farce aussi, mais il peut aussi bien reculer, rentre chez lui.

Question : Donc le système n’est pas en péril, je veux dire le système de frontière, de gouvernement.

Réponse : C’est possible. Je ne traite pas cela en dérision, pas du tout car ils ont quand même trucidé des centaines de milliers de personnes. C’est simplement que les choses sont plus mobiles et moins simples qu’elles ne peuvent le paraître.

Question : Peut-être la dernière question sur ce sujet. Il n’est pas d’hypothèses maintenant d’une force étrangère, ce n’est même pas discutable dans les conditions actuelles, même si Kabila marche sur Kinshasa, on est obligé de l’accepter.

Réponse : Pour l’instant nous cherchons avec détermination à trouver une solution à la crise par des voies politiques fondées sur le respect des frontières, le retrait des troupes étrangères, le processus électoral, la Conférence des Grands lacs. Évidemment, avant tout cela ; le cessez-le-feu et si c’est possible la discussion entre le pouvoir central et les rebelles qui peut-être une discussion confidentielle de ce point de vue.

Question : Une question à laquelle il est peut-être difficile pour vous, dans ce bureau, de répondre, c’est une question qui me préoccupe. La France avait un rôle en Afrique, plus qu’un rôle en Algérie. Voir ces pays s’effriter, passer à l’instabilité totale, est-ce que cela a des retombées sur la France ?

Réponse : Non je ne crois pas. Vous savez comme je vous l’ai dit au Zaïre comme ailleurs, nous avons plus de devoirs que d’intérêts. S’il y a des intérêts, je ne peux pas vous dire lesquels mais je sais ce que ça coûte, je ne crois pas que l’on puisse dire que nous allons au Zaïre par intérêt. Nous y allons en vertu de la responsabilité internationale qui est la nôtre et de l’intérêt que nous portons au développement de l’Afrique. Mais nous avons de notre politique africaine une vue moderne. Les temps changent et c’est bien ainsi. Je me félicite de constater que le développement de l’Afrique n’est pas ce que l’on croit généralement, mais, depuis quelques années, il y a eu une croissance économique africaine assez forte. Elle est très nécessaire, elle est très souhaitable.

Question : Est-ce que vous pensez que les États-Unis partagent cette idée de devoir, d’intérêt ?

Réponse : En tout cas il ne faut pas ignorer l’Afrique, c’est ma recommandation. L’Afrique est un grand continent, les Européens ont de grandes responsabilités, c’est un continent où les Européens, mais je vais inclure aussi les Américains, ont des dettes morales très grandes.

Question : Qu’est-ce qu’une dette morale dans ce contexte ?

Réponse : Nous avons de grandes responsabilités sur la destruction des élites africaines. Nous souhaitons désormais entraîner les autres dans la voie de la responsabilité qui doit désormais être au cœur des préoccupations de la diplomatie des grands pays et j’observe d’ailleurs qu’aux États-Unis, la diplomatie américaine est souvent marquée par ce sens des responsabilités, cette impression que l’on a des valeurs à défendre.

Question : Pour prendre un cas spécifique, qu’est-ce que l’on peut faire dans ce contexte de responsabilité des grands pays en Algérie ? Est-ce que c’est un cas où il y a des pressions diplomatiques, des soutiens diplomatiques qui peuvent faire évoluer le drame algérien dans un sens positif ?

Réponse : L’Algérie est en face d’un drame d’une ampleur considérable. (…)

Question : Quelques questions sur l’Albanie et ensuite une à deux questions sur la drogue Monsieur le Ministre, pour la Hollande. Qu’avez-vous décidé concernant l’Albanie ?

Réponse : Bien, nous avons passés en effet un long temps sur la question de l’Albanie, je crois que maintenant les pays de l’Union européenne sont d’accords pour un engagement fort de l’Union européenne pour soutenir ce malheureux pays qui est aujourd’hui dans une crise grave et pour lui apporter l’aide civile, la mobilisation économique et financière et sans doute, si c’est nécessaire, une assistance pour rétablir l’ordre dans le pays.

Question : Cela veut dire qu’il va y avoir une déclaration ?

Réponse : Il y aura une déclaration je pense demain matin sur ce sujet, nous avons voulu d’abord recueillir les dernières informations sur la situation en Albanie et d’autres parts quelques indications supplémentaires en provenance de M. Vranitzky l’ancien chancelier autrichien qui s’est rendu sur place.

Question : Connaissez-vous déjà le contenu de cette déclaration ?

Réponse : Elle n’est pas tout à fait terminée, nous sommes encore en train d’en discuter mais je vous le répète il s’agit d’une aide économique, d’un soutien politique et d’une aide humanitaire pour permettre à l’Albanie de sortir de cette crise. L’Europe doit, dans ce cas précis, se montrer capable de soutenir l’un des siens, l’un des pays européens en crise. L’Albanie c’est moins de 3 millions d’habitants. L’Union européenne c’est 350 millions d’habitants. Est-ce que 350 000 d’habitants peuvent aider oui ou non 3 millions d’albanais ? la réponse est évidemment oui.

Question : Et de créer une force de police ou une force d’intervention armée ?

Réponse : La question reste ouverte. Si c’est nécessaire pour contribuer à aider les Albanais à résoudre leur problème. Oui. Mais pour rétablir la sécurité et l’ordre en Albanie c’est quand même aux forces intérieures, aux forces militaires et aux forces de police albanaises d’y faire face.

Question : Est-ce que les quinze doivent demander le départ de M. Berisha ?

Réponse : Non, ce n’est pas à nous de prendre position, vous savez qu’il y a un gouvernement d’union nationale maintenant dans lequel il y a tous les partis politiques de la majorité et de l’opposition et c’est aux Albanais eux-mêmes de trancher et de décider qui les dirige.

Question : Mais jusqu’à maintenant la France est satisfaite de toutes les discussions de l’Albanie.

Réponse : Je crois que cette discussion a été très riche et très intense, et je crois qu’elle nous a permis de montrer, ce que je crois vous verrez dès demain, c’est-à-dire un véritable engagement de l’Union européenne pour venir au secours du peuple albanais.

Question : Un autre sujet, la drogue, une des priorités européennes de la France concerne la sécurité intérieure et la lutte contre la drogue. Est-ce que selon vous la tolérance sur les problèmes de la drogue aux Pays-Bas reste toujours un obstacle ?

Réponse : Vous savez qu’il y a entre la France et les Pays-Bas un désaccord sur cette question. La plupart des pays européens, la quasi-totalité des pays européens condamnent toutes sortes d’usages de la drogue et je sais qu’en Hollande les choses sont différentes. Cela crée en effet entre les pays au sein de l’Union européenne un sujet de discussion mais, dans le même temps, nous avons beaucoup progressé au cours des derniers mois dans la coopération pour lutter contre les trafics de drogue qui sont l’un des plus grands drames du monde actuel.

Question : Par exemple hier, il y a eu une action commune de la police de trois pays européens, les Pays-Bas, la Belgique et la France. Qu’en pensez-vous ?

Réponse : C’est une bonne chose, c’est ce que j’appelle les progrès que nous faisons pour travailler ensemble pour lutter contre les trafics de drogue. Les trafiquants de drogue sont à mon avis ceux qui méritent les plus lourdes sanctions car ils détruisent notre jeunesse.

Question : Pour vous, est-ce un début ou est-ce déjà suffisant ?

Réponse : C’est un début, il faut continuer, le trafic de drogue n’a pas disparu en Europe parce que nous avons fait une opération utile, efficace. Cela n’est qu’un début qui nous montre la voie à suivre. Il faut continuer à travailler dans cette voie et je me réjouis de ce que nous avons pu faire hier.

Question : Notre ministre de la Justice a aujourd’hui déclaré qu’elle allait essayer de chercher le plus vite possible des moyens juridiques pour interdire la vente de la drogue dans les Coffee-Shops aux étrangers européens. Qu’en pensez-vous ?

Réponse : Ce sera une très bonne chose, ce sera une chose excellente.

Question : Pourquoi ?

Réponse : Mais parce que je déplore, je constate parfois avec consternation que des jeunes Français viennent à Amsterdam, pas pour visiter les musées, mais pour visiter les Coffee-Shops et je le désapprouve totalement.

Question : Monsieur le ministre, les nouvelles en provenance de Kisangani ne sont pas très bonnes, la ville serait aux mains des rebelles menés par M. Kabila. En avez-vous discuté aujourd’hui et quel jugement portez-vous sur cette amplification de la crise zaïroise ?

Réponse : Nous en avons évidemment parlé. La crise zaïroise se prolonge, comme vous le savez la France soutient les efforts très remarquables qui sont fournis par l’envoyé de l’ONU, M. Sahnoun qui est sur place dans la région, et la France apporte son soutien à son action et au plan de paix qui a été voté à l’ONU et qui comprend le cessez-le-feu, que nous continuons de réclamer bien sûr, des négociations et l’ouverture d’une conférence internationale des pays africains de cette région pour résoudre durablement cette situation de crise.

Question : Le Premier ministre l’a encore dit tout à l’heure, la France n’agira pas seule au Zaïre, avez-vous le soutien de vos confrères européens ?

Réponse : Oui, bien sûr. La France n’agit seule part. Elle est plutôt portée sur des actions collectives. C’est vrai en Albanie, c’est vrai au Zaïre, il n’est pas question de l’intervention française, il est simplement question que tous nous appuyions la résolution des Nations unies pour sortir ce malheureux pays d’une situation de crise très grave et qui comme vous le savez a déjà été fait un très grand nombre de victimes.