Interview de Mme Dominique Voynet, ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement, à France-Inter le 4 mars 1998, sur le mouvement des chômeurs, l'emploi des jeunes, les dépenses budgétaires et l'immigration clandestine.

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Intervenant(s) : 
  • Dominique Voynet - ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement

Média : France Inter

Texte intégral

Q. Le plan contre l’exclusion que présente M. Aubry aujourd’hui en Conseil des ministres est-il la prise en compte officielle d’un changement de société ? En 15 ans, en France, le nombre des pauvres - c’est-à-dire de personnes bénéficiant des minima sociaux - a augmenté de 70 %. Au moment où les indicateurs économiques annoncent une reprise de la croissance, la question du partage de cette croissance va donc se poser de façon aiguë. Le récent mouvement des chômeurs et le soutien d’opinion dont il a bénéficié, montrent à quel point la réduction de la fracture sociale ne peut plus être qu’un slogan politique, mais une révolution à entreprendre, à droite comme à gauche.
D. Voynet, est-ce que cette question du partage de la croissance, c’est une bonne question pour les régionales ?

R. « C’est une bonne question en général, et c’est une question à laquelle doivent répondre évidemment tous les candidats aux élections, puisqu’ils auront demain à gérer de l’argent public, et à faire des choix. Je souhaite qu’ils soient capables, à la fois, d’être raisonnables, et de ne pas dépenser par avance de l’argent qui n’a pas encore été gagné. »

Q. Là, vous parlez comme M Jospin...

R. « Mais en même temps je souhaite qu’ils soient capables demain, de faire des choix qui privilégient systématiquement la création d’emplois et la réponse aux besoins de la population ; ce qui n’a pas toujours été le cas par le passé. »

Q. Mais sentez-vous aujourd’hui la pression de l’opinion sur cette question du partage de la croissance ? Est-ce qu’elle s’exprime, est-ce que les politiques en ont une conscience réelle ?

R. « Je crois qu’il faut être très lucide ; le mouvement des chômeurs n’a pas été un mouvement de masse, mais il bénéficie d’un courant de sympathie tout à fait important, parce que chacun de nous, au fond de lui-même, sait bien que le chômage et l’exclusion, il peut connaître demain. Il y a encore quelques années, nous étions convaincus d’être à l’abri, nous qui avions un emploi ; et puis cette conviction-là je crois qu’elle est de moins en moins partagée. J’ai souvent eu l’occasion de discuter avec des chômeurs qui me disaient on est tellement mal reçus dans les ANPE ! Je me suis un peu interrogée sur le pourquoi ? Est-ce que les agents de l’ANPE seraient désignés pour avoir de la morgue, de l’indifférence à l’égard des chômeurs ? Je ne crois pas. Je crois simplement qu’après des années, après des années et des années pendant lesquelles ils ont cherché à rassurer, à suggérer des solutions, ils sont aussi - pour beaucoup d’entre eux -, découragés ; ils ne croient plus eux-mêmes aux encouragements, à « la rassurance » qu’ils essaient de donner. Je crois que c’est ça aussi l’installation dans le chômage de longue durée pour beaucoup de personnes. C’est la difficulté finalement à retrouver leur place, et à avoir en face d’eux des interlocuteurs qui y croient, eux aussi, un petit peu. »

Q. Mais le plan Aubry de ce matin justement, c’est bien - d’ailleurs qui est le prolongement de ce qu’avait commencé Juppé, et qui n’avait pas pu exister à cause de la dissolution -, c’est quand même le signe que les autorités politiques de ce pays - et pas simplement en France d’ailleurs -, prennent conscience du fait que le monde... 70 % - c’est énorme -, 70 % de pauvres en plus, en 15 ans ! Il y a quand même une réalité politique à prendre en compte !

R. « C’est absolument considérable. En même temps, je crois que M. Aubry a bien fait de commencer par mettre en œuvre des politiques de fond : un plan pour l’emploi des jeunes, parce qu’on sait bien que c’est absolument dramatique de voir des jeunes qui n’arrivent pas à commencer leur première expérience professionnelle avant 25 ou 27 ans ; la diminution du temps de travail pour permettre de créer des emplois ; je rajouterai quand même, que nous avons un travail à faire pour identifier de nouveaux secteurs d’activité, et pour permettre finalement, de privilégier chaque fois la création d’emploi sur l’indifférence qui finit par coûter beaucoup plus cher à la collectivité. Et puis bien sûr, pour les personnes qui sont en situation de détresse majeure aujourd’hui, il faut absolument qu’on procède à une redistribution des richesses ; on vit dans un pays extraordinairement riche. »

Q. Alors justement, il y a un gros effort de pédagogie à faire. PIB français : 8 000 milliards ; le plan Aubry c’est quoi ? C’est 21 milliards par an sur trois ans ! Petit, petit...

R. « Je ne veux pas être petit bras, et je veux vraiment prendre ma part du fardeau, mais je dois déplorer une chose : c’est que notre marge de manœuvre dans les ministères soit si lourdement handicapée par le fait d’assumer ce qui a été fait avant. Dans mon ministère, une bonne partie de mon budget consiste à réparer les dégâts d’hier. J’envie beaucoup, je l’ai déjà dit, les ministres des années 50 et 60, qui se contentaient de décider, tout simplement parce qu’ils pouvaient présenter quasiment des budgets en équilibre, sans jamais prendre en compte les conséquences - sociales, environnementales -, de long terme, de ce qu’ils décidaient. Un exemple concret : on a continué à construire jusqu’au milieu des années 80 des collèges ou des lycées avec des verrières phénoménales, avec des couloirs immenses et du chauffage électrique ! Aujourd’hui les collectivités locales ont une bonne partie de leur budget qui est - je dirais - mangé, avant toute décision de réorientation de leurs choix, par le fonctionnement, par la gestion, en assumant les conséquences de ce qui a été décidé hier. Dans mon ministère c’est pareil : on commence par payer la réhabilitation des sols pollués, la réparation des crues - alors qu’on ne trouve pas l’argent nécessaire pour aménager les rivières -, la réparation des incendies de forêts - alors qu’on ne trouve pas l’argent nécessaire pour entretenir les forets -, de la même façon dans le domaine de la santé - on paye l’hospitalisation d’urgence à 4 000 francs par jour de personnes âgées, dont on se désintéresse tous les jours, en n’étant pas capable de leur apporter des soins quotidiens. »

Q. Cela c’est probablement une réalité, sauf que c’est un discours qui ne passe plus. L’opinion a déjà montré qu’elle ne peut plus entendre dire : les hommes et les femmes de gauche qui réparent ce qu’ont fait les hommes et les femmes de droite et réciproquement...

R. « Mais c’est ce que connaissent les exclus pourtant ! »

Q. Et oui...

R. « Ce que connaissent les exclus, c’est exactement ça ; ils sont obligés de payer les intérêts de leurs dettes, ils n’arrivent pas à se remettre à flot. Eh bien l’État, lourdement endetté, ça a été ça aussi. On avait un poids de la dette, très lourd, qui nous empêchait finalement de sortir la tête de l’eau et de faire autre chose. Moi je partage à la fois la prudence de D. Strauss-Kahn qui dit : la dette c’est toujours de l’argent qu’il va falloir effectivement rembourser et qui va nous rogner les ailes pour demain ; mais c’est nécessaire également de dégager une partie du bol d’air de la relance pour permettre de redistribuer des richesses. La redistribution ce sera aussi la réforme fiscale, bien sûr. »

Q. Donc ça veut dire au fond, que cette question du partage de la croissance ça va être un vrai problème de dosage : qu’est-ce qu’on donne, combien, à qui ?

R. « Mais soyons clairs : la lutte pour l’emploi et contre l’exclusion c’est la priorité du Gouvernement. Ne pas faire chavirer le bateau qui commence à peine à aller droit, c’est une nécessité ; justifier l’immobilisme, l’indifférence ou le cynisme pour des motifs budgétaires, personne n’y songe au Gouvernement. »

Q. Quelle est - on vous a mille fois posé la question donc ça va faire mille et une fois -, votre marge de manœuvre ? On connaît votre caractère et votre tempérament. Je veux dire, par exemple, sur l’immigration, votée hier à l’Assemblée, comment avez-vous vécu ça ?

R. « Les Verts n’ont pas voté, ils n’ont pas pris part au vote. »

Q. Je sais, mais enfin, vous êtes dans le Gouvernement...

R. « Bien sûr, je suis dans le Gouvernement, et j’assume ; j’assume cette participation au Gouvernement ; mais c’est vrai que je me suis sentie à plusieurs reprises plutôt mal à l’aise devant une législation qui, à mon avis, ne résout pas tous les problèmes. »

Q. L’honnêteté en politique. Vous vous dites mal à l’aise mais vous avez pris des positions très fermes y compris avant d’être au Gouvernement sur la question de l’immigration. C’est voté. Comment on fait dans ces cas-là ?

R. « J’admire les certitudes de J.-P. Chevènement mais je dois le reconnaître, je ne crois pas à l’étanchéité des frontières. Et dans un monde où les inégalités sont aussi formidables, je ne sais pas ce qui pourra empêcher des personnes qui ne mangent pas à leur faim et qui n’arrivent pas à regarder leurs enfants dans les yeux dans leur pays d’origine de chercher à venir grappiller quelques miettes de nos gaspillages ici. J’ai du mal à penser que tout ceci tienne la route sur la durée, ou alors évidemment il faudrait donner un vrai sens, un vrai contenu et un vrai budget à la politique de co-développement que J.-P. Chevènement appelle de ses vœux. Un co-développement qui me paraît être la seule solution sur le long terme effectivement. »

Q. Vous avez du mal mais quand même vous l’assumez puisque vous êtes au Gouvernement. Sur d’autres sujets comme la pollution où plus cela va et moins on respire dans ce pays : qu’est-ce que vous dites et qu’est-ce que vous faites ? Vous faites ce que vous avez dit tout à l’heure : vous colmatez les brèches avant d’entamer une vraie politique ? Parce que franchement la pastille verte, ce n’est pas ce qui va nous sauver du cancer du poumon !

R. « C’est du colmatage, c’est clair. La pastille verte consiste simplement à mettre en place les modalités permettant de rouler un peu moins. Quand on constate un pic de pollution, ce qui est une situation particulière, parce qu’on a convenu de fixer la norme à tel niveau, c’est tous les jours de l’année qu’il faut lutter contre la pollution. Cela demande de la volonté politique, cela demande des budgets considérables pour reprendre de la place sur les voitures et mettre des transports en commun en site propre, ou pour restaurer des voies aux usagers non motorisés de la ville. L’idée d’un réseau vert par exemple qui permettait d’aller de l’est à l’ouest de Paris, du Nord au sud, par un réseau de rues dans les quartiers qui seraient réservés à ceux qui n’émettent pas de gaz à effet de serre et de bruit, c’est quelque chose qui fait son chemin. Moi, je crois que les parisiens l’attendent. »

Q. Pas facile quand même parce qu’ils votent les automobilistes. C’est cela le problème.

R. « Les automobilistes votent mais il y a quand même à Paris 60 % des habitants qui n’ont pas de voiture. Je suis sûre que les hommes politiques n’en ont pas pris vraiment conscience. »

Q. Et les vélos. Qui appelle les couloirs de vélo, les couloirs de la mort ? Je crois que c’est P. Meyer.

R. « Tout le monde le dit mais c’est un peu faux. Simplement cela demande effectivement une vigilance de tous les instants. Rouler en vélo à Paris cela reste dangereux dans bien des endroits et notamment lors des intersections. On a vraiment besoin de voies qui soient réservées aux véhicules qui roulent moins vite. On admet qu’il y a des trottoirs pour les piétons et bien il faudra des voies pour ceux qui roulent moins de 30 kilomètres/heure. »