Interview de M. Michel Rocard, sénateur et membre du bureau national du PS, dans "La Vie" du 5 février 1998, sur la commémoration de l'édit de Nantes, les guerres de religion et l'histoire, l'Islam en France et "L'art de la paix".

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Circonstance : Publication de "L'Art de la paix", associant le texte de l'édit de Nantes et des commentaires de M. Rocard sur la pratique de la négociation pour la paix, aux éditions Atlantica, février 1998

Média : CFTC La Vie à défendre - La Vie

Texte intégral

Q - Que représente l'Edit de Nantes ?

R - Son principal mérite, c'est d'avoir fait la paix, en organisant sur une longue période la coexistence des deux communautés. Ce n'est pas un armistice. C'est une construction de l'art de vivre, qui va tenir 88 ans. Il faudra une extrême volonté de l'intégrisme catholique, venant de Rome, venant des plus réactionnaires des catholiques français, et finalement assumée par Louis XIV, pour le faire sauter.

Q - Les guerres de religion sont finies. A quoi bon une commémoration ?

R - C’est tout le problème du respect que l'on porte à l'Histoire. Dans une période de mondialisation, de crise de civilisation, le souci de confirmer nos identités historique et culturelle est important. L'exercice des commémorations peut y prêter.

L'Edit de Nantes est fondateur dans la vie de la démocratie française. Il est le premier document qui organise le respect mutuel, la liberté de conscience, l'égalité civique devant les charges publiques et l'égalité d'accès à l'école, même si le mot de laïcité n'y figure pas. Il est tout de même fort juste de commémorer ce formidable effort d'organisation de la vie privée dans l'exercice des métiers, dans le respect du calendrier, dans les lois du mariage, dans le fonctionnement de la justice, dans les nominations d'officiers... Car c'est tout ça, l'Edit de Nantes. Tout y est !

Q - Le bicentenaire de la Révolution avait été organisé en grande pompe par l'Etat. Ici, l'initiative revient pour l'essentiel aux protestants et la commémoration sera surtout marquée par des colloques qui risquent de ne pas toucher le grand public. N'est-ce pas regrettable ?

R - C'est vrai, on aurait pu rêver d'une célébration plus officielle. Mais il eût fallu que les Eglises se parlent et soient prêtes à organiser la célébration en commun. Elles ont parcouru les trois quarts de la distance qui les séparait, mais ne sont pas encore allées au bout du chemin. L'Eglise catholique, apostolique et romaine commence seulement à parler de son histoire, de ses difficultés et de ses bavures. Et cette histoire est lourde. Certes, le dialogue œcuménique existe. Mais nous n'en sommes pas encore au point d'assumer ensemble l'Histoire et la manière dont elle fut conclue.
Les célébrations du baptême de Clovis, en 1996, furent entièrement prises en charge par l'Eglise catholique. Je fais partie des protestants qui ont été invités à ces cérémonies, mais dans des formes d'organisation relevant de l'Eglise catholique, qui n'était guère prête à discuter. Cette fois-ci il y aura, sans doute, un service religieux commun Mais pas de coadministration des cérémonies. Elle est lente, la marche en avant des Eglises vers la reconnaissance mutuelle de leur coexistence et de leurs responsabilités...

Q - Henri IV était-il un roi œcuménique ?

R- Il se bat pour que, dans son royaume très catholique, on englobe aussi comme chrétiens ses sujets protestants. Pour l'Eglise catholique de l'époque, ceux-ci ne sont pas loin d'être de purs et simples païens. Cette bataille décisive n'est pas menée par un roi œcuménique mais par un roi converti, catholique. Henri IV n'avait certes pas l'enthousiasme des néophytes, mais sa conversion n'est pas pour autant purement opportuniste.

Q - Faudrait-il, en France, un nouvel Edit de Nantes pour assurer sa place à l'islam ?

R - Ma réponse est non. Je n'aime pas cette référence globale à une négociation entre communautés en guerre. Qu'il s'agisse de trouver des procédures d'écoute mutuelle pour régler pacifiquement un conflit partiel qui peut monter, c'est possible. Mais cela n'autorise pas le parallèle avec l'Edit de Nantes. La République est laïque. Ses lois sont de tolérance. Et la majorité, l'écrasante majorité de la communauté musulmane de France le sait, en convient et les applique.

Nous avons vécu, lors de la guerre du Golfe, une période d'intense inquiétude. Le monde entier, ou presque, faisait la guerre à un pays musulman qui en avait envahi un autre en temps de paix Les rai sons de droit de faire cette guerre étaient claires. Mais il y avait un risque formidable qu'elle soit interprétée, à tort, comme un règlement de comptes entre chrétiens et musulmans. On pouvait craindre une crispation des communautés de base. Celle-ci n'a pas du tout eu lieu. Il existe donc une véritable maturité de l'islam français. Son seul problème est de ne pas être organisé centralement Mais en parler en évoquant un nouvel édit de Nantes laisse supposer une gravité qu'il n'a pas. Quelques individus établissent une connexion avec leur religion pour en sortir un fanatisme ? Mais aplanir ces difficultés n'est pas l'affaire d'un édit de Nantes, c'est l'affaire d'une politique sociale.

Q - Aujourd'hui, de l'Afrique du Sud à l'ex-Yougoslavie, le devoir de mémoire et le besoin de justice semblent très forts. L'Edit de Nantes, lui, commence par décider un oubli général de tous les événements liés aux guerres de religion. Cela parait vraiment anachronique !

R - Le texte contient une petite centaine d'articles principaux plus 54 articles particuliers, plus deux brevets. Seuls les deux premiers articles traitent de l'oubli. Et l'oubli est une conséquence de l'accord. Il ne fait pas partie de la méthode de l'édit de Nantes. Celle-ci consiste à prendre le temps qu'il faut - plus de deux ans – pour s'écouter, pour approfondir la négociation sans sectarisme ni a priori. Henri IV a même fait rédiger des cahiers de doléances des deux côtés.
L'exigence de la méthode, c'est aussi de reconnaître et de traiter comme sérieuses toutes les réclamations de l'autre, qu'elles soient de prestige, de rapport de force, d'argent. C'est, enfin de faire tomber les tabous et d'arriver, de ce fait, à l'élaboration d'un document équilibré que l'on peut signer dans la dignité. Sans doute, dans les cultures et dans les rapports de force d'aujourd'hui, en Bosnie ou au Rwanda, sous la pression internationale et médiatique, on aboutirait à la conclusion que, de toute façon, la justice doit tout fouiller. Mais il ne faut pas mélanger le produit de la négociation - la décision de décréter l'oubli - avec la méthode.

Q - Vous critiquez l'accès d'information. Pensez-vous que, dans nos sociétés, les médias soient un obstacle à la négociation ?

R- Jamais dans l'Histoire une négociation non secrète n'a réussi. Quand, d'étape en étape, on raconte à la presse ce sur quoi on n'a pas cédé, on s'enferme, on se bloque. Ainsi, pour le Gatt, a-t-on mis huit ans pour mener à terme une négociation brutale qui restera une des plus tragiques et des plus mauvaises du monde. Il s'agissait en réalité d'une foire d'empoigne.
Quand une caméra ou un journaliste est quelque part, il change la nature de ce qu'il observe. Et les enchères montent. Il y a trop de photographes et de journalistes derrière ceux qui portent aujourd'hui la négociation sur l'Irlande du Nord. Les négociateurs devraient aller passer dix jours sur quelque île déserte. Les accords d'Oslo entre Israéliens et Palestiniens sont le résultat de neuf mois de secret. Pour la Nouvelle-Calédonie, j'ai eu quinze jours d'approche secrète par correspondance et une formidable nuit blanche de négociation qui, Dieu merci, était elle aussi secrète.
Il se trouve qu'il existe un système d'information omniprésent, convaincu - si l'on refuse l'accès de la presse à certaines délibérations - qu'on a quelque chose à cacher. Ma conclusion est simple : on est tout bonnement en train de naufrager la démocratie. Nos pays deviennent incapables de se réformer.

Q - A la fin de l'art de la paix, vous évoquez votre éducation protestante et votre attachement à une “culture de l'Edit de Nantes”. En quoi consiste-t-elle ?
 
R - C'est une culture de l'ouverture à l'autre, de l'écoute. Une double culture : de la tolérance et de la technique pointue pour traduire cette tolérance, non pas en discours généraux mais en dispositions précises, en écriture d'un droit.

Q - Une culture plus politique que religieuse ?

R - L'Edit de Nantes est produit par un roi religieux mais qui avait toutes les peines du monde à donner la préférence à ses sujets catholiques par rapport à ses sujets protestants. Et qui écrit avec une idée laïque de l'Etat, au-dessus et en dehors des impérialismes ecclésiaux.