Texte intégral
C’est une mission à la fois agréable et importante qui me revient aujourd’hui.
Elle m’est agréable parce que vous êtes, Christian Gérondeau, un ami, un homme dont j’ai eu la chance d’apprécier les qualités aussi bien personnelles que professionnelles.
J’ai donc été très touché que vous m’ayez choisi pour parrain, ce qui me donne, ce soir, le plaisir de vous rendre, du fond du cœur, l’hommage qui vous est dû.
Mais la mission qui m’est impartie est également importante.
D’abord parce que, comme j’aurai l’occasion de le dire, votre carrière se confond, pour une large part, avec la politique des transports dans notre pays depuis plus de 20 ans, politique que vous avez marquée, profondément ; mais aussi parce qu’à travers la carrière et l’action qui sont les vôtres, vous illustrez remarquablement des notions très françaises, aujourd’hui parfois mal comprises : celle de « grand commis de l’État » et celle, tout simplement, « d’honnête homme », au sens classique du terme.
Qu’y soient associées les qualités d’intelligence brillante, de vaste savoir, de promptitude d’esprit, je m’en voudrais presque de le rappeler, tant ces traits sont vôtres à l’évidence.
Mais il s’y ajoute d’autres caractéristiques : le sens de la continuité et, en même temps, la volonté novatrice ; une vision à la fois large et synthétique des problèmes ; le sens du bien commun ; enfin, l’indépendance de jugement et d’esprit.
Il n’est pas de meilleure façon d’illustrer et de développer ces thèmes que de retracer, cher ami, votre carrière.
Le sens de la continuité ne vous a pas été mesuré : vous représentez en effet la quatrième génération d’une lignée de polytechniciens et ingénieurs des Ponts et Chaussées.
Votre arrière-grand-père et votre grand-père ont fait leur carrière dans ce qui était alors le mode de transport moderne par excellence : les chemins de fer.
Vous voilà donc issu d’une famille toute imprégnée de tradition, d’une tradition liée à notre histoire et à celle de l’État, puisque les transports ont largement contribué à la mission unificatrice de celui-ci. Est-il besoin de rappeler, en outre, que l’École nationale des ponts et chaussées est la plus ancienne école d’ingénieurs du monde ?
Homme de tradition, certes, mais plus encore, novateur. Très tôt, vous choisissez, au sein du ministère de l’Équipement, de vous intéresser au domaine du trafic routier, alors fort peu connu. Vous avez, d’emblée, pressenti le développement formidable qu’il va prendre, et vous l’exprimez dans des publications prémonitoires sur l’importance des autoroutes interurbaines.
En 1969, à 31 ans, vous êtes nommé conseiller pour les questions d’équipement, de logement et de transport auprès de Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre.
Vous allez pouvoir mettre en œuvre les idées novatrices qui sont les vôtres.
D’abord en obtenant un accroissement très sensible du budget des investissements routiers, ce qui permettra de porter de 100 à plus de 300 par an le nombre de kilomètres d’autoroutes interurbaines réalisées.
Ensuite en étant à l’origine du R.E.R. parisien, prouesse technique et équipement vital pour l’agglomération, mais aussi, on l’oublie un peu aujourd’hui, exploit psychologique et culturel : car c’est vous qui avez l’idée de l’interconnexion entre le réseau de la RATP et celui de la SNCF – deux « maisons » qui jusqu’alors s’ignoraient superbement !
Ainsi, s’est mis en place l’un des plus puissants réseaux de transports régionaux du monde, qui fut ensuite imité par d’autres pays.
Mais revenons à la route, et au dossier majeur auquel vous vous attaquez en 1972, pour ne plus lâcher de sitôt : celui de la sécurité routière.
À cette occasion, vous allez pouvoir donner la pleine mesure de votre esprit visionnaire, de votre sens du bien commun, et vont être mises en évidence votre détermination et votre indépendance d’esprit.
Lorsque vous devenez, en juin 1972, délégué interministériel à la sécurité routière – un poste dont la conception vous revient –, la responsabilité de la lutte contre les accidents de la route est partagée entre une douzaine d’administrations au moins ; le nombre de tués progresse au rythme d’un millier par an, jusqu’à atteindre, en 1972, plus de 17 000 ! Personne n’est véritablement en charge, ni doté des moyens d’agir. Le sentiment presque universellement partagé est celui de l’impuissance devant le fléau.
Vous voici investi d’un rôle nouveau pour vous. De la coulisse d’un cabinet, vous êtes projeté sous les feux de l’actualité. Vous êtes « Monsieur sécurité routière ». Et, pendant les neuf années au cours desquelles vous exercez ces fonctions, toutes vos idées, toutes vos initiatives seront fortement médiatisées.
Le public va vous découvrir. Il va découvrir un homme calme, posé, qui a une vision claire de sa mission, et qui sait l’exposer avec conviction et persuasion.
Car vous savez où vous allez. Vous savez que pour renverser la courbe des accidents, il faut avant tout changer les comportements dans trois domaines : réduire les vitesses pratiquées ; lutter contre la conduite sous l’influence de l’alcool ; généraliser rapidement l’usage de la ceinture de sécurité.
Vous allez associer la première et la dernière de ces mesures : l’une aidera à faire passer l’autre. La limitation de vitesse est impopulaire. La ceinture de sécurité, facultative, n’est quasiment pas utilisée, mais un sondage que vous avez fait faire démontre que sa nécessité est comprise, et que son caractère obligatoire serait admis.
Avec le recul du temps, il est difficile d’imaginer ce que fut, en 1973, le retentissement de ces deux décisions. Pendant plusieurs mois, elles seront le sujet dominant de conversation de nos concitoyens.
L’efficacité combinée de leur annonce et de leur suivi vont finalement les faire rentrer dans nos mœurs. Ce n’était pas une partie gagnée d’avance, dans un pays où la liberté d’aller et de venir, surtout au volant, méconnaît trop souvent la limite que lui assigne, pourtant, notre Déclaration des droits de l’homme : ne pas nuire à autrui.
À l’automne 1993, vous êtes l’un des rares à tirer un avantage de l’embargo sur le pétrole : vous faites étendre aux autoroutes la limitation de vitesse. Dans le contexte du moment, cette décision ne suscite aucune protestation.
Et c’est ainsi qu’en moins de deux ans, le nombre de tués sur la route diminua de 20 % !
1978 est l’occasion pour vous d’une nouvelle avancée majeure dans la politique de sécurité routière. Vous faites adopter par l’Assemblée nationale, nouvellement élue, l’une des législations les plus modernes d’Europe à l’égard de la conduite sous l’influence de l’alcool, avec l’introduction de l’alcootest et la possibilité, pour les forces de police et de gendarmerie, d’intercepter les conducteurs indépendamment de toute infraction, afin de vérifier leur éventuelle imprégnation alcoolique.
Cette mesure fit, là encore, baisser le nombre de victimes.
J’ai dit que vous n’hésitiez pas à braver l’impopularité : la réforme du permis moto, initiée par vous en 1980 pour stopper une véritable hécatombe, en est un exemple frappant : cela vous valut un défilé de 10 000 motards dans Paris, réclamant votre démission ! Mais gouverner est aussi parfois braver l’impopularité.
Parallèlement à vos responsabilités dans le domaine de la sécurité routière, vous aviez été nommé en 1974 directeur de la sécurité civile au ministère de l’Intérieur. Dans ces fonctions, vous avez eu, maintes fois, à conduire le combat contre les grands sinistres : marées noires, inondations, feux de forêts, pour lesquels vous avez amélioré profondément les conditions de la lutte. En outre, vous avez créé l’École nationale des sapeurs-pompiers, projet vieux de plus d’un demi-siècle, et qui n’avait jamais encore pu voir le jour…
Lorsqu’à la fin de 1981, vous quittez votre poste de responsable de la sécurité routière, le taux d’accidents a été réduit de moitié par rapport à celui qui existait lors de votre nomination.
À partir de 1982, vous allez vous investir dans des activités différentes des précédentes, mais qui témoignent, là encore, de votre ouverture intellectuelle, de votre vision prospective et de votre liberté de jugement : responsable, jusqu’en 1984, de la planification des Charbonnages de France, vous avez, alors que le prix du pétrole vient de s’envoler à la suite du second « choc pétrolier », la prémonition d’une tendance à la baisse du prix de toutes les énergies – ce que vous démontrez dans un ouvrage intitulé « L’énergie à revendre ».
Cette prise de position non conformiste, qui vous conduit à critiquer le dimensionnement du programme électronucléaire français, ne vous vaut pas que des amis…
Et pourtant, quinze ans après la publication de votre ouvrage, il est frappant de constater la justesse de vos prévisions. Comme dans vos livres consacrés aux transports, on y trouve la marque d’un esprit qui ne se sent pas lié par l’opinion dominante, mais entend s’en tenir, avec rigueur et honnêteté, à une analyse objective et approfondie des faits.
Après un séjour aux commandes d’une grande chaîne hôtelière internationale, où vous montrez toujours vos qualités de novateur, vous entrez, en 1987, à la Caisse des dépôts et consignations pour y développer une filiale chargée de la promotion d’opérations touristiques, ce qui vous permet de revenir, progressivement, vers le secteur des transports. En effet, vous allez créer, au sein de la Caisse des dépôts, et avec la participation des instances représentatives des collectivités locales, une Association pour le développement des techniques de sécurité routière. À ce titre, vous participez activement à un « livre blanc » sur la sécurité routière, commandé par le gouvernement, qui, publié en 1989, a constitué un fil conducteur pour la politique suivie en France dans ce domaine, et permis une nouvelle décroissance des accidents.
Ce document est à l’origine d’une commande que vous passa la Commission européenne, en vue d’adapter à l’Europe les préconisations qu’il contenait. Ce sera le « rapport Gérondeau » de 1991, qui est devenu une référence non seulement à Bruxelles, mais dans tous les pays de la Communauté et au-delà. La généralisation, qu’il recommande, de la vitesse limitée en agglomération à 50 km/h aura pour effet une réduction de l’ordre de 20 % du nombre de tués dans les pays concernés.
Vous voici aujourd’hui président de l’Union routière de France et secrétaire général de la Fédération européenne de sécurité routière : c’est-à-dire investi, pleinement, dans ce domaine qui vous passionne depuis toujours ; et toujours à la pointe de la réflexion, toujours vous projetant, loin des idées reçues, dans des analyses à la fois « décapantes » et constructives, dont l’écho est reçu bien au-delà de nos frontières.
J’ai dit que vous étiez un « grand commis de l’État » ; c’est vrai, mais en fait, votre personnalité dépasse les classifications catégorielles, elle est trop riche pour se laisser enfermer dans un rôle prédéterminé. Certes, votre formation scientifique et économique hors pair, votre sens du rationnel, votre goût de l’analyse approfondie et rigoureuse, se conjuguaient pour faire de vous un très écouté « conseiller du prince », mais votre vaste culture, votre imagination créative, vous ont conduit à franchir les frontières des spécialisations, et l’univers quelque peu étouffant des influences feutrées. Vous ne vous êtes pas satisfait d’une belle place dans le monde tel qu’il est, vous avez mis en pratique cette réflexion de Bernard Shaw : « Vous voyez des choses, et vous vous demandez : pourquoi ? mais moi, je rêve à des choses, et je me demande : pourquoi pas ? ».
À quelque fonction que vous soyez, cher Christian Gérondeau, vous êtes celui que les politiques, et de manière générale tous ceux qui subissent la pression de l’immédiat, de l’opinion, de la mode, des courants fugaces brassés par les médias, ont besoin d’écouter et intérêt à entendre. Car vous êtes de ces rares esprits qui, selon ces termes de Descartes, que vous aimez, je crois, à citer, « ne reçoivent jamais aucune chose pour vraie qu’ils ne la connaissent évidemment pour telle » ; Descartes, qui écrivait aussi : « La concordance des opinions n’est pas une preuve, car, lorsqu’une vérité est un peu malaisée à découvrir, il est bien plus vraisemblable qu’un homme seul l’ait rencontrée que tout un peuple… ».
Pour ma part, je tiens à souligner la dette que nous vous devons, la part que comme précurseur et initiateur vous avez prise à la politique, que je m’efforce à présent de poursuivre et de faire progresser, dans un esprit très proche de celui qui vous animait : persuader plus que réprimer ; parler raison plus que contrainte ; équilibrer l’exemplarité de la sanction par celle de la sagesse et du bon sens.
Et je ne doute pas que cette dette, je la partage avec beaucoup d’autres.
Pour cette pensée libre qui est la vôtre, pour cette parole vraie qu’elle inspire, pour cette action déterminée et courageuse qu’elle guide ; pour cette amélioration de la vie quotidienne des Français que vous avez tant contribué à promouvoir ; pour, enfin, ces dizaines de milliers de vies humaines que vous avez préservées, et ce nombre, bien plus grand encore, de blessures et de handicaps physiques que vous avez épargnés ; pour tout cela, vous avez, cher ami, non seulement bien mérité de l’État, mais aussi, simplement mais avec grandeur, bien mérité de la France.
Christian Gérondeau, au nom du président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons officier de la Légion d’honneur.