Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, dans "Elle" le 23 décembre 1996, sur sa personnalité, intitulée "Depuis que je suis au pouvoir j'intéresse plus les femmes...".

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Circonstance : Publication du livre d'Alain Juppé intitulé "Entre nous" aux éditions Nil, décembre 1996

Média : Agence Chine nouvelle - Elle

Texte intégral

Marie Darrieussecq : Etes-vous gourmand ?

Alain Juppé : Très gourmand. Ne m’entraînez pas sur le thème de la gourmandise, nous n’en sortirions pas… Je ne me lasse pas de raconter mon dernier festin gascon, il y a deux mois. Nous étions dans une palombière à la limite des Landes et de la Gironde, et je suis resté à table de 1 heure à 6 heures de l’après-midi !

Marie Darrieussecq : Si si, racontez-nous !

Alain Juppé : Nous avons commencé par une garbure landaise, puis on nous a servi l’inévitable foie gras sur des toasts, un civet de lièvre et des petits pinsons à l’ail et au persil. Ensuite, nous avons continué avec une palombe grillée, des alouettes et, enfin, des ortolans. Heureusement, j’avais une grande serviette autour du cou, car les ortolans, afin de garder leur saveur, il faut les mettre tout entier dans la bouche.

Eve de Castro : C’est dégoûtant !

Alain Juppé : C’est très vilain, mais vous savez, ce sont des rites typiquement landais. Ce qui est amusant au sujet des ortolans, c’est qu’il est interdit de les chasser et de les commercialiser, mais dans les bons endroits, on en trouve toujours…

Marie Darrieussecq : Vous chassiez lorsque vous étiez enfant ?

Alain Juppé : Non, pas du tout, mais j’accompagnais les gens à la chasse. Les palombières sont plutôt pour moi synonymes de bouffe. C’est drôle, contrairement aux apparences, la nourriture occupe une très grande place dans ma vie.

Eve de Castro : Dans votre livre précédent, « La Tentation de Venise », vous parlez beaucoup de votre mère et peu de votre père…

Alain Juppé : Mon père est un homme discret, plutôt timide. Il n’aime pas que je dise cela, mais il est un peu bourru. Nous avons toujours eu du mal à communiquer, mais je l’adore, et c’est réciproque.

Marie Darrieussecq : Comment vos parents vivent-ils vos nouvelles fonctions ?

Alain Juppé : Mal ! Chaque fois qu’ils allument leur télévision et qu’ils voient tout ce qui me tombe dessus, ils sont affolés.

Eve de Castro : Que font vos frères et sœurs ?

Alain Juppé : J’ai une sœur aînée qui habite toujours Mont-de Marsan, et qui est mariée avec un imprimeur. Mon frère qui est à la retraite, était ingénieur, et ma sœur cadette est professeur d’espagnol.

Marie Darrieussecq : Vous parlez espagnol ?

Alain Juppé : J’ai dû le parler… J’ai beaucoup voyagé en Espagne, car mes parents avaient, à une certaine époque, un petit appartement près de Bilbao où nous allions en vacances. Mon premier grand choc est lié à l’Espagne : c’est la Semaine sainte à Séville et à Cordoue, à laquelle j’ai eu la chance d’assister. Ma passion pour l’Espagne correspond à une période de ma vie où j’étais très mystique. J’ai été élevé dans la religion, ma mère est très croyante et j’ai été enfant de chœur jusqu’à l’âge de 15 ans.

Eve de Castro : On vous imagine très bien… Vous êtes très sensible aux rites ?

Alain Juppé : Oui, je suis allé, il y a quelque temps, assister à la grand-messe dans la cathédrale de Bordeaux. C’était magnifique… Je n’aime pas les messes froides, j’aime les belles musiques et l’odeur de l’encens.

Eve de Castro : Dans le fond, vous êtes plutôt quelqu’un d’extrêmement maîtrisé.

Alain Juppé : Je le cache bien, mais, en fait, je suis très fleur bleue.

Marie Darrieussecq : Les églises, ça apporte une certaine sérénité, c’est sûrement important avec la vie que vous menez…

Alain Juppé : Hélas, j’arrive à un âge où, lorsqu’on va à l’église, c’est le plus souvent pour un enterrement…

Marie Darrieussecq : Vous avez le temps de penser à la mort ?

Alain Juppé : Quand j’avais 30 ans, l’idée de mourir m’était insupportable. Vingt ans après, cela m’angoisse moins.

Eve de Castro : La vie vous est peut-être plus précieuse maintenant qu’il y a vingt ans…

Alain Juppé : Curieusement, non. L’âge venant, on devient sage, on n’a plus ce sentiment de révolte…

Eve de Castro : Avez-vous le sentiment d’avoir une mission ?

Alain Juppé : Oh, ce serait très prétentieux, ça. Je crois à ce que je fais, tout simplement.

Marie Darrieussecq : Vous pensez à la postérité ?

Alain Juppé : J’y ai pensé en d’autres temps, mais mon rêve de postérité c’est ce que vous faites, vous, c’est de laisser des livres.

Marie Darrieussecq : Laissez donc tout tomber, allez-y, partez écrire !

Alain Juppé : J’attends toujours le moment où je pourrai arrêter.

Marie Darrieussecq : Si je puis me permettre, j’ai l’impression que vous n’êtes pas le seul !

Alain Juppé : En fait, je me suis fixé une date-butoir : les élections législatives de 1998. A condition de les gagner, bien sûr. On n’arrête pas sur un échec.

Eve de Castro : C’est drôle, on a vraiment l’impression que vous êtes investi d’une charge, que vous portez quelque chose.

Alain Juppé : J’ai envie de bien faire ce que je fais. Cela vient de mon éducation. Chez moi, on ne faisait pas les choses à moitié. Ma mère avait décrété que, si je le voulais, je pouvais être le meilleur, et que, si je ne l’étais pas, c’est uniquement parce que je ne le voulais pas.

Marie Darrieussecq : Aviez-vous l’impression de porter l’ambition de votre mère ?

Alain Juppé : Totalement. Heureusement, ça ne marchait pas trop mal pour moi à l’école, j’ai même été prix d’excellence durant toute ma scolarité. Je voulais être médecin, mais, au cours d’un voyage en Angleterre, j’ai visité un hôpital. Les instruments de chirurgie, l’odeur du sang mêlée à celle de l’alcool ont achevé de me détourner de cette carrière. Je ne savais plus vers quoi m’orienter, et, un jour, mon professeur d’histoire et de géographie, que j’aimais beaucoup – il était communiste, nous l’avions surnommé Peppone –, m’a mis un fascicule de l’ENA entre les mains. Je lui ai demandé à quoi cela menait, il m’a répondu : au pouvoir. Mais j’ai fait un grand détour. L’école qui m’a vraiment marqué, c’est Normale sup.

Marie Darrieussecq : A 14-15 ans, vous n’avez jamais eu envie d’aller dans les boums ?

Alain Juppé : Non, pas vraiment. Mes premières frasques datent de mes voyages en Espagne, lorsque j’avais 15-16 ans, l’âge des premiers flirts. Je me souviens quand même qu’un soir, lors d’une grande fête dans le Sud-Ouest, avec une bande de copains, nous avons bu, parlé et dansé toute la nuit, et j’ai terminé en allant servir la messe à 7 heures du matin dans la petite église de Saint-Médard. Lorsque je suis rentré chez moi, une heure plus tard, ma mère m’attendait derrière la porte avec un parapluie ! Je m’en souviens encore. L’année d’après, ce fut Paris et la liberté.

Eve de Castro : Vous n’avez pas la sensation de l’avoir perdue aujourd’hui, cette liberté ?

Alain Juppé : Oui, peut-être, mais j’ai l’impression que si je veux la reconquérir cela ne dépend que de moi.

Eve de Castro : Le fait que vous soyez toujours le bouc émissaire ne vous gêne-t-il pas ? C’est quand même vous qui prenez les coups. Comment faites-vous pour le supporter ?

Alain Juppé : Comment faire autrement ? Ce n’est pas de l’indifférence… Contrairement à ce que tout le monde pense, je préférerais de beaucoup être populaire.

Marie Darrieussecq : Vous aimez plaire ?

Alain Juppé : J’adore séduire. Je me fais un peu vieux maintenant, mais en d’autres temps, déjeuner avec deux jeunes et jolies femmes comme vous m’aurait conduit certainement à des excès d’éloquence. J’aime beaucoup la compagnie des femmes, j’ai d’ailleurs toujours dit que je préférais dîner avec trois femmes qu’avec trois copains.

Eve de Castro : C’est drôle parce que vous n’avez pas du tout l’image d’un don Juan… Vous lisez ELLE ?

Alain Juppé : Oui, régulièrement. Je ne dis pas ça parce que vous êtes là, mais j’aime le ton de ce journal, à la fois très convenable et très piquant. Et, surtout, j’adore regarder les photos de jolies femmes.

Marie Darrieussecq : Est-ce que ça fausse les rapports de séduction, une fonction comme la vôtre ?

Alain Juppé : Curieusement, j’ai l’impression que j’intéresse beaucoup plus les femmes depuis que j’ai des responsabilités politiques élevées. C’est peut-être aussi parce que j’ai changé.

Eve de Castro : Ca vous plaît d’être un homme qui incarne des valeurs qui peuvent paraître extrêmement démodées, comme le courage, la dignité, la loyauté ?

Alain Juppé : Cela vient de mon éducation, je pense. Chez nous, l’argent ne comptait pas. J’ai été élevé dans des règles d’honnêteté, de travail bien fait, des valeurs paysannes en fait, les valeurs essentielles. Je ne les crois pas du tout démodées.

Marie Darrieussecq : Si vous incarnez de telles valeurs, pourquoi avoir gardé le silence pendant si longtemps, notamment durant les grèves de décembre, l’année dernière ?

Alain Juppé : Mais j’ai parlé ! Seulement je n’étais pas entendu. J’ai même fait un « 7 sur 7 » qui a bien marché, c’est ce que l’on m’a dit en tout cas. Eh bien, figurez-vous que la semaine suivante, je chutais de 10 points dans les sondages…

Marie Darrieussecq : Comment faites-vous pour vous détendre ? Un bon footing ?

Alain Juppé : Je fais comme je peux ! Je n’ai pas le droit de faiblir. Le plus difficile, c’est la résistance physique. J’essaie de me coucher tôt, aux alentours de 11 heures, et je me lève vers 7 heures. J’avoue que Matignon plus la mairie de Bordeaux, c’est très lourd. Ce qui me manque le plus, c’est de ne plus avoir le temps de lire. Au bout de trois pages, je m’endors ! L’avant-dernier livre que j’ai lu d’une traite, celui-là, c’est justement « Truismes », et j’ai adoré…

Marie Darrieussecq : Merci beaucoup, je suis très touchée… Vous prenez combien de jours de vacances chaque année ?

Alain Juppé : Cet été, j’ai passé six jours en Irlande, six jours merveilleux. Je regrette mes années à Normale sup, où il m’arrivait parfois de partir deux ou trois mois. Mon rêve, c’est de pouvoir repartir avec un sac à dos. J’adore les voyages…

Eve de Castro : Vous avez le temps de voir vos enfants ?

Alain Juppé : Ce n’est pas toujours facile. Je vois mon fils qui a 28 ans, environ une fois par semaine, de même que ma fille aînée, qui est étudiante en médecine. Les deux enfants d’Isabelle, ma femme, vivent avec nous, et puis il y a Clara. Je n’en parle pas spontanément. Vous savez, c’est assez dur d’être traqué par les paparazzi. Un magazine nous a surpris, cet été, sur une plage à Hossegor. J’étais fou de rage ! Comme les photos étaient sympathiques, on m’a conseillé de ne pas attaquer. Ma famille est très importante pour moi. Je me souviens que, la nuit des négociations avec messieurs Viannet et Blondel, lors des grèves de décembre 1995, je pouvais apercevoir de la fenêtre de la salle du Conseil ma femme Isabelle, qui était dans notre appartement et qui me faisait des petits clins d’œil. Ça m’a beaucoup aidé.

Eve de Castro : Si vous deviez changer de siècle, où iriez-vous ?

Alain Juppé : En Grèce, au temps de Périclès. Ou à Byzance. Cette ville m’a toujours fasciné, j’aime les périodes décadentes. Je me souviens d’une phrase dans « Le Guépard » : « Il faut que tout change pour que tout demeure. »

Marie Darrieussecq : Est-ce que vous ressentez ça aujourd’hui ?

Alain Juppé : Oui, il faut que les choses changent, nos comportements restent beaucoup trop conservateurs. Lors de mon discours à la fête du RPR, j’ai rappelé les valeurs auxquelles je crois le plus : fidélité, rassemblement et réforme. Fidélité au général de Gaulle qui nous a appris à dire non quand tout le monde s’apprête à dire oui.

Marie Darrieussecq : Vous croyez toucher les jeunes en vous référant encore à de Gaulle ?

Alain Juppé : Ecoutez, il était vraiment difficile de ne pas en parler, surtout devant les jeunes du RPR. Et puis, je crois qu’il est devenu aujourd’hui une référence pour tous.

Marie Darrieussecq : Vous dépendez toujours de ce « père », il serait temps de couper le cordon ombilical, vous ne pensez pas ?

Alain Juppé : De Gaulle a su aussi être dérangeant et même parfois anticonformiste, contrairement à ce que vous croyez.

Marie Darrieussecq : Et vous ?

Alain Juppé : J’essaie de faire des réformes. Beaucoup avancent… Quant à moi, je suis comme je suis. Je crois que l’on ne change pas, ce sont les choses qui vous changent. Cette expérience à Matignon me change, elle me calme. J’ai toujours été impulsif, un peu impérialiste, trop exigeant. J’aime commander, c’est vrai. Cela m’a valu d’ailleurs quelques problèmes, au début, avec mes ministres. Je crois que j’ai appris à déléguer, et je vais apprendre sûrement encore beaucoup…

*Il vient de publier « Entre nous » (éditions Nil).