Texte intégral
Hélas, la fracture sociale reste intacte
J'essaie de ne pas trop calculer mes gestes politiques. » Gilles de Robien est toujours aussi réservé que son ton. Pourtant, il dit des choses fortes. En 1996, le député-maire d'Amiens, vice-président de l'Assemblée nationale, président également du groupe parlementaire UDF, a surpris son monde. Au moins deux fois.
D'abord, le 11 juin, en déposant une proposition de loi visant à favoriser la réduction de temps de travail (RTT). C'est la fameuse « loi Robien », qui, en mariant astucieusement allègement de charges embauches et organisation nouvelle du travail, a donné un sacré coup de pouce à tous ceux, de plus en plus nombreux, qui cherchent des pistes nouvelles pour combattre le chômage. Et qui a fortement indisposé un CNPF très conservateur en la matière. Puis, au mois d'aout, en recevant, en plein blocage gouvernemental, les délégués des sans-papiers qui occupaient l'église Saint-Bernard dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Cette fois, ce sont les ultras sécuritaires de la droite que Gilles de Robien a énervés.
Cinquante-cinq ans, huitième d'une famille de 11 enfants, le maire d'Amiens détonne dans le monde politique. D'abord, par son extrême disponibilité, une sorte de politesse naturelle. Né aristocrate, grandi libéral, ce centriste dans l'âme évolue de plus en plus en « chrétien social ». A tel point que certains de ses amis politiques l'accusent, mezza voce, de jouer contre son propre camp. « Vous voulez dire par là que je serais le gaucho de la majorité, sursaute-t-il. Non, j'essaie d'être fidèle à la conception que je me fais de la politique. Un blocage, c'est toujours un échec. La beauté du geste politique, c'est finalement d'arriver à mettre autour d'une table des gens aux opinions différentes et de trouver une solution. Notre société a besoin de conciliateurs, de médiateurs. Je suis pour une vraie démocratie, basée sur le dialogue social, qui ne soit ni démagogique, ni arrogante. Vous savez, il y a un beau mot dans notre vocabulaire : c'est la tolérance. On l'a trop souvent confondu avec la faiblesse, voire l'angélisme. Pour moi, la tolérance, c'est d'abord l'écoute des autres.
Un soleil hivernal inonde les bureaux de la mairie d'Amiens d'une douce lumière. Entre un rendez-vous avec un responsable de Mélodie en sous-sol, une association d'initiation à la musique basée dans les quartiers Nord de la cité picarde, et un autre accordé à un habitant d'Amiens, marocain et... sans papiers, Gilles de Robien, un des hommes politiques de l'année 1996, a bien voulu commenter 12 mots-clefs, choisis par la rédaction de La Vie. De A comme Attentats à V comme Vache folle, en passant par E comme Euro, sur le thème 1997 : demain la France. Avec un regret : celui de ne pas avoir eu la possibilité d'aborder F comme Femmes. Mais, comme le confie dans une boutade Gilles de Robien, auteur d'une proposition de loi (rejetée) sur la parité féminine pour les élections à la proportionnelle et organisateur des dernières journées parlementaires de l'UDF sur le thème Le XXIe siècle sera-t-il féminin ?: « La réponse n'est pas prévue en 1997... »
ATTENTATS
En Algérie comme en France, ce sont des attentats lâches mais pas aveugles. Je me souviens ce que nous avait dit une fois Amine Gemayel, l'ancien président du Liban : « En démocratie, on se croit fort, alors qu'en réalité on est très faible. » Dans les attentats que subit notre pays, c'est la démocratie qui est visée. Ceux qui posent des bombes veulent nous déstabiliser et introduire, si ce n'est l'anarchie, en tout cas le chaos. Après la chute du mur de Berlin, Fukuyama, un historien américain d'origine japonaise, nous avait promis dans un ouvrage célèbre, La fin de l'histoire, une économie libérale mondialisée, donc pacifiée. Tragique illusion. En réalité, nous entrons dans une ère de turbulences et de confrontations, où la prophétie de Malraux, « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », a aussi une face cachée : la montée des conflits locaux, extrêmement violents et imprévisibles, à forte dominante culturelle et religieuse. On le voit en Algérie avec l'intégrisme islamique, mais aussi dans l'ex-Yougoslavie ou encore en Tchétchénie. En France, on ne peut ignorer qu'une partie de cet endoctrinement intégriste peut se nourrir d'un terreau de désespérance et d'inactivités dans nos banlieues.
COMMUNICATION
C'est l'éternel débat de l'homme confronté à la technique. Qui va maîtriser l'autre : est-ce l'homme ou va-t-il en être le jouet ? Internet et les chaînes numériques sont autant de nouveaux réseaux dont on ne peut savoir à l'avance s'ils favoriseront le lien social, l'échange ou, au contraire, le repli sur soi. Il y a d'ailleurs un fort paradoxe : jamais l'homme n'a disposé d'autant de moyens pour communiquer, pour s'informer, et, dans le même temps, jamais il ne s'est senti aussi seul. D'où le succès, inattendu et récent, des « cafés de philosophie », où l'homme, pris peut-être de vertige par ces nouvelles technologies, essaie de donner un sens à son existence.
Quant aux hommes politiques, après les excès de communication des années 80 - où certains ont vendu leur image comme des paquets de lessive -, ils tentent de revenir à plus d'authenticité. D'où l'écho rencontré dans la majorité par des personnalités comme Barrot, Drut ou, toujours, Simone Veil ; ou, à gauche, comme Delors, Strauss-Kahn ou Julien Dray. Les effets de mode sont à la baisse. Les Français sont devenus des « experts » en communication et peuvent démasquer les « plans médias » fabriqués, voir les « coutures » en communication. Tant mieux !
EURO
Le débat lancé par Giscard a été utile, même si l'ancien président a pu apparaître à contre-emploi de sa propre image. En tout cas, des réponses satisfaisantes ont été apportées à ses questions lors de la Conférence de Dublin. L’euro sera une monnaie forte et stable grâce à l'engagement d'empêcher les déficits d'augmenter. Très important : les Etats membres ne seront pas automatiquement sanctionnés si la rigueur budgétaire amenait chez eux des effets trop forts. On n'a pas assez souligné que les fameux critères de convergence du traité de Maastricht permettent ce genre de souplesse.
J'adhère, pour ma part, à la volonté du président Chirac de réintroduire de la politique dans la vie bruxelloise. Il y a d'ailleurs, chez les Français, une attente démocratique vis-à-vis de l'Europe. L’Europe ne doit pas être perçue uniquement comme l'instrument de contrôles tatillons, mais surtout comme un vrai projet de société. Il y a une spécificité européenne qui n'est ni le modèle américain, ni le modèle asiatique. C'est pour nous, Français et Européens, l'enjeu de cette fin de siècle.
FLEXIBILITÉ
C'est le mot tabou par excellence. A prohiber, car il inquiète inutilement et provoque des blocages. Je préfère utiliser celui d'adaptabilité pour : 1) changer l'organisation et le temps de travail (c'est l'objectif de la loi dite Robien) ; 2) toiletter les relations contractuelles du travail (COD, CDI, etc.). Il est juste de dire que notre droit du travail, dont l'essentiel des textes date de l'après-guerre, est devenu trop compliqué. Il faut donc le revoir, dans la concertation. Pourquoi pas après un travail préalable et serein du Conseil économique et social qui réunit l'ensemble des partenaires sociaux ?
FRACTURE SOCIALE
Malheureusement, elle est intacte. Il faudrait être sourd ou aveugle pour ne pas voir ces blessures sociales dans nos villes et nos quartiers. Pour 1997, je place beaucoup d'espoir dans deux dispositifs gouvernementaux. Tout d'abord, la loi Emmanuelli contre l'exclusion, mais il faut que les moyens financiers suivent les bonnes intentions. Ensuite, le pacte de relance de la ville mis au point par Gaudin. On y trouve l'affirmation nette que l'avenir des quartiers en difficulté passe non pas par des mécanismes d’assistance, mais par le développement économique de ces mêmes quartiers. C'est le but des zones franches créées pour inciter des entreprises à s'implanter.
Ma grande inquiétude, c'est le danger d'enlisement du RMI. Il y a aujourd'hui 980 000 allocataires, et, bientôt, nous allons dépasser la barre du million. Comment faire pour que le I d'Insertion ne soit de plus en plus négligé ? Le risque, en effet, est qu'un jour ceux qui travaillent et ne touchent que le Smic se retournent contre les allocataires du RMI en les accusant d'oisiveté. Il faut, de toute urgence, développer des activités de type Contrat-emploi solidarité (CES), pour sortir les érémistes de l’assistance et éviter une nouvelle fracture sociale avec les smicards.
FRONT NATIONAL
F comme Front national, ou F comme Fascisme à la française... Le parti de «l'inégalité des races» fait resurgir le slogan « Ni gauche, ni droite, mais français ! », inventé par Doriot en... 1942. En appelant quasiment à « la révolution nationale », c'est un parti qui cherche l'affrontement et le chaos, fidèle à une ignoble stratégie de la terre brûlée.
Comment y répondre ? On ne sait jamais trop s'il faut parler du Front national ou, au contraire, l'ignorer. Je crois que la bonne réponse passe à la fois par l'affirmation tranquille des valeurs françaises de tolérance et de générosité et par un travail de proximité des élus' républicains, au service de tous. II n'y a, par exemple, rien de tel que, dans une école primaire de quartier, de mettre autour d'une même table des parents d'élèves jaunes, noirs ou blancs, et de discuter de l'application du plan Vigipirate. C'est comme cela que l'intégration avance, au quotidien.
LAÏCITÉ
Le débat sur la laïcité est récurrent dans un pays comme le nôtre, fortement marqué à la fois par le christianisme et la philosophie des droits de l'homme. Deux doctrines qui ne sont pas forcément antagonistes. L’Etat doit rester neutre sur les questions religieuses, ce qui ne veut pas dire indifférent. Notamment, pour des questions de société comme le foulard islamique, les sectes ou encore la bioéthique.
La commémoration du baptême de Clovis, en présence du Pape, a rappelé qu'une partie des Français souhaitaient profiter de cet anniversaire pour approfondir le sens de leur baptême. Je ne trouve rien de choquant en la matière, d'autant plus que Jean-Paul II a, durant son voyage, rendu hommage lui-même à l'état laïque et républicain.
PENSÉE UNIQUE
Oui, il y en a une, et elle m'horripile. C'est celle qui consiste à répondre à des questions hautement politiques par des réponses uniquement économiques. Ainsi, au nom d'une formation financière, certains ne répondent à des problèmes de société qu'avec des chiffres. C'est typique dans la polémique déclenchée contre la loi dite Robien. Où l'on voit le CNPF affirmer, un peu vite, que les emplois ainsi créés ou préservés vont coûter cher à l'Etat. Mais le CNPF a-t-il une seule fois calculé combien coûtent à la collectivité l'indemnisation d'un chômeur ou encore les dégâts psychologiques causés par le chômage ? Aux souffrances d'aujourd'hui, on ne peut pas répondre uniquement par des certitudes économiques (franc fort, réduction des déficits). Le social, la qualité de vie, l'environnement, l'altruisme sont autant de valeurs à prendre en considération. Il est grand temps de remettre l'économie à sa place.
RÉFORME
Avant de décider qui est conservateur et qui ne l'est pas, il faut d'abord s'entendre sur le mot réforme. Si réformer cela veut dire le retour en arrière, la régression sociale - en faisant travailler les Français comme les Vietnamiens, soit plus de 50 heures par semaine pour des salaires de misère -, alors, les conservateurs ne sont pas ceux que l'on dit ! En revanche, si l'on veut signifier par là, comme le sociologue Michel Crozier, que la société française est bloquée par manque de véritables corps intermédiaires qui fonctionnent, alors, le diagnostic me semble plus pertinent.
Les Français vivent une sorte de relation amour/haine avec l'Etat. C'est pour cela qu'il faut continuer dans la voie de la décentralisation, commencée par Gaston Defferre en 1982. Le fossé actuel entre gouvernés et gouvernants serait moins large si on pouvait dire aux citoyens : « Ne vous laissez pas imposer par autrui ce que vous pouvez décider vous-mêmes.
SANS·PAPIERS
J'ai envie d'être sévère avec les pouvoirs publics. Il n'est pas admissible que, plus de quatre mois après les coups de hache dans le portail de l'église Saint-Bernard, il y ait eu, d'un côté, huit expulsions, 117 régularisations et, de l'autre, plus de 200 personnes laissées sans aucune réponse de l'administration. De plus, je constate que, contrairement aux promesses de ne pas séparer les familles, certaines ont été dispersées au Mali. Je ne sais pas d'où viennent ces blocages. Pas du Premier ministre, en tout cas. Je m’en suis entretenu plusieurs fois avec lui.
A propos du débat parlementaire sur l'immigration (les lois dites Debré), croyez-moi, on pouvait craindre le pire. Il y à deux mois, certains ultras de la majorité étaient même prêts à remettre en question le droit du sol ! II a fallu faire un immense travail d'explication en amont peur aboutir à un débat qui, au final, restera maîtrisé. Je compte sur la sagesse du Sénat pour revenir sur certains amendements discutables, déposés, à titre individuel, par des parlementaires. Je crois qu'il faut continuer à dépassionner le débat sur l'immigration. Plus on laissera de temps s'écouler entre les événements de Saint-Bernard et l'adoption des lois Debré, mieux cela sera pour tout le monde.
TÉLÉTHON
Bernard Barataud, président de l'AFM, le répète souvent : « Le Téléthon est une fête nationale. » Du petit enfant à la mamie octogénaire, du garagiste au cadre, du chômeur à la mère de famille, nous avons vu, ici même à Amiens, au centre de promesses et dans la ville, une vague de solidarité que le scandale de l'Arc n'a pas réussi à entamer. Alors qu'on parle de morosité et d'individualisme, le Téléthon continue de montrer, année après année, que les Français ont gardé une capacité de générosité et d'enthousiasme collectif.
Mais il ne faut pas non plus que Planète le succès du Téléthon devienne un prétexte pour que l'Etat se désengage financièrement de la recherche. Un Téléthon, même réussi, cela ne représente que quelques kilomètres d'autoroute, ou encore le budget d'une ville de 40 000 habitants. C'est encore trop peu pour une recherche qui concerne l'avenir de l'humanité.
VACHE FOLLE
Un coup de semonce qu'il ne faut pas négliger. Cela nous montre qu'il ne faut pas se livrer à des actes contre-nature, comme donner des farines animales à des herbivores, La course à l'intensification, à la croissance pour la croissance, à la plus belle bête de concours, a montré ses limites. Une certaine agriculture, sous la pression exercée par des firmes agro-alimentaires sur l’amont de la filière, a été trop loin, Je crois qu'il faut revenir à des pratiques plus raisonnables, comme l'extensification. L’agriculture, elle aussi, doit se garder des péchés d'orgueil.