Article de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 27 février 1997, sur la crainte des Allemands que les trois pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal) ne fassent "plonger" la future monnaie commune, intitulé "Euro : avec ou sans les Italiens ?".

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Média : Le Nouvel Observateur

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Les Allemands continuent de craindre que la participation des trois pays du Sud – Italie, Espagne, Portugal – ne fasse « plonger » la future monnaie commune. Et pourtant…

Serait-il politiquement incorrect de souhaiter que les pays du Sud aient vocation à faire partie de l’Union économique et monétaire dès le 1er janvier 1999 ? C’est la question que l’on doit se poser à la lumière des débats suscités, en Allemagne fédérale, par une telle perspective.

Rappelons que le traité de Maastricht prévoit que seuls pourront accéder à l’euro les pays qui rempliront certains critères en ce qui concerne le déficit budgétaire (avec le fameux 3 % du Produit national brut comme limite maximum), la dette publique (60 % de ce même PNB), les taux d’intérêt et la stabilité des prix, tous les deux évalués par rapport à la moyenne obtenue par les meilleurs élèves de la classe.

Or force est de constater que l’Italie, l’Espagne et le Portugal accomplissent depuis deux ans des efforts gigantesques pour se rapprocher des critères, sans pour autant les avoir remplis en 1996. Et ces résultats spectaculaires ont été salués par les marchés financiers, lesquels ont, en quelque sorte, anticipé de nouveaux progrès, ce qui a entraîné une baisse des taux d’intérêt pratiqués dans ces pays.

Ces nouvelles n’ont fait qu’aviver le débat déjà extrêmement tendu en Allemagne où la majorité de l’opinion, si l’on en croit les sondages, ne se fait pas à l’idée d’abandonner le deutschemark. Les raisons de cette inquiétude sont désormais bien connues des Français. Le DM est en quelque sorte le symbole de la nouvelle Allemagne et la marque la plus emblématique de la renaissance de l’économie allemande, l’une des trois plus puissantes du monde. Le chancelier Kohl rappelait à « 7 sur 7 », l’émission d’Anne Sinclair, que le DM avait été créé avant même que l’Allemagne ne se dote de sa constitution.

Pour répondre à l’inquiétude d’une majorité des Allemands, les partisans de l’euro s’attachent à expliquer que celui-ci sera aussi fort que le DM et que seront préservés les fondements de la stabilité monétaire, considérée outre-Rhin comme une condition nécessaire de la prospérité économique et du progrès social. D’où l’exigence du gouvernement allemand de garanties supplémentaires, qui s’est traduite par un renforcement de la surveillance budgétaire dans le cadre du pacte de stabilité adopté par les chefs d’Etat et de gouvernement lors de leur réunion à Dublin, en décembre dernier.

Ce pas franchi, on aurait pu penser que les tensions allaient s’apaiser en Allemagne, même si l’UEM est utilisée par certains pour des raisons de politique intérieure. Mais n’oublions pas que des élections législatives auront lieu en octobre 1998 et que la campagne est déjà lancée entre les partis, et à l’intérieur même de ceux-ci, pour le poste de candidat à la chancellerie. C’est ainsi que dans le « Spiegel » de cette semaine, l’un des postulants au poste de chancelier, le social-démocrate Schroeder – très populaire dans les sondages – plaide pour le report de l’échéance de 1999.

La fièvre continue donc de monter. Il est vrai que la conjoncture économique n’est guère brillante, que le chômage atteint des sommets et que l’inquiétude est largement partagée quant à la capacité de l’économie allemande de demeurer compétitive et conquérante. De même, la crise sociale n’est pas terminée et la querelle sur l’avenir du régime des retraites divise la coalition au pouvoir.

Dans une conjoncture assez semblable, les Français polémiquent sur les bienfaits et les contraintes de l’UEM, ses adversaires en faisant le bouc émissaire de toutes nos difficultés. Les Allemands, eux, nourrissent leurs inquiétudes en fantasmant sur ce que les mauvaises langues appellent le « Club Med de l’Europe » – Italie, Espagne, Portugal –, trois pays qui bénéficient largement des aides européennes en raison même de leur retard économique. D’où les arguments qui sont avancés. Si ces pays faisaient partie de l’UEM, disent les sceptiques et les adversaires de la monnaie unique, d’une part la solidité de la monnaie européenne serait compromise, d’autre part l’Allemagne, qui contribue le plus au budget communautaire, devrait ouvrir plus largement encore les cordons de sa bourse.

En présence d’une telle situation, on souhaiterait en appeler, sans se faire trop d’illusions, au sang-froid de tous les responsables, en rappelant deux évidences. Il est politiquement souhaitable que les pays du Sud puissent participer à ce qui est le couronnement de l’intégration économique et la rampe de lancement de l’Europe politique, mais il sera bien temps, en mars 1998, au vu des évolutions chiffrées des économies, de juger s’il est concrètement possible d’entrer dans le phase finale de l’UEM, et de voir qui remplit les conditions requises pour faire partie du premier train.