Texte intégral
Valeurs Actuelles : Comment analysez-vous les résultats du sommet de Dublin, et la stratégie choisie par la France avant et pendant ce rendez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Le sommet de Dublin consacre une fois de plus une victoire de la conception allemande : celle d’un euro aussi fort que le mark.
Sans doute le principe du « pacte de stabilité » était-il déjà inscrit dans le traité de Maastricht. Mais l’essence même de l’accord intervenu à Dublin consiste à faire prévaloir des mécanismes automatiques et chiffrés, et à restreindre les marges d’appréciation politique de ce qu’il faut faire face à une récession.
La France est prise dans ses contradictions. Elle rêve encore d’une Europe politique alors que celle qui se dessine n’est, à l’évidence, qu’une prolongation du modèle monétariste allemand…
En acceptant le pacte de stabilité imposé à Bonn, le gouvernement a renoncé à l’essentiel ; la défense de la croissance et de l’emploi…
Valeurs Actuelles : Selon vous, la France a donc échoué dans son ambition de rééquilibrer politiquement la mécanique monétaire européenne…
Jean-Pierre Chevènement : Obtenir qu’éventuellement, en cas de récession comprise entre 0,75 et 2 % du PIB, on puisse discuter sur le point de savoir s’il y a lieu ou non de frapper les contrevenants d’une lourde amende, je n’appelle pas cela une ambition !
Sous prétexte de « ficeler » le géant allemand – de « l’arrimer », comme disent nos diplomates -, la France, quelles que soient les équipes au pouvoir, s’est toujours, in fine, soumise aux conditions de Bonn.
De ce point de vue, Dublin est une étape, et en aucun cas un tournant : de Pierre Bérégovoy à Alain Juppé, les gouvernements creusent la même ornière.
On a accepté à Maastricht de construite l’Europe sur la monnaie, donc de transformer la future banque centrale européenne, indépendante du suffrage universel, en gouvernement de fait ; on a ensuite accepté que cette même banque centrale s’installe à Francfort, et qu’au nom des critères de convergence elle prive les États de la moindre marge de manœuvre pour lutter contre le chômage ; et pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, on a coup sur coup abandonné l’écu – qui n’avait pas l’heur de plaire aux Allemands – pour l’euro, puis entériné le principe de sanctions très lourdes dirigées contre ceux qui ne feraient pas preuve de suffisamment de rigueur …
Pour meurtrier qu’il soit en termes d’emploi, cet engrenage a le mérite de la cohérence et de la clarté.
Il était naïf de prétendre l’infléchir par des déclarations d’intention, comme Jacques Delors avec son livre blanc : qui peut croire sérieusement que le Conseil européen, qui se réunit deux fois par ans et réunit des États aux intérêts divergents, disposera d’assez de poids, d’influence et de volonté, pour équilibrer un pouvoir monétaire à la fois unitaire et permanent ?
Valeurs Actuelles : Comment expliquer cette dérive ?
Jean-Pierre Chevènement : Ceux qui l’ont acceptée se disent sans aucun doute que la construction européenne est à ce prix, et que, sans de solides contreparties, l’Allemagne n’aurait jamais accepté d’abandonner son mark.
Mais cette « hystérie » de la stabilité communiquée par la Bundesbank n’explique pas tout.
Que le deutschemark joue un rôle symbolique dans l’idée que l’Allemagne se fait d’elle-même est évident. Mais, dans cette affaire, les réalités sont au moins aussi fortes que les symboles.
Mark ou pas mark, la monnaie européenne telle qu’on accepte de la faire servira les intérêts de l’Allemagne, et c’est la véritable raison qui a conduit le chancelier Kohl à brusquer quelque peu l’amour-propre de ses compatriotes…
Avec un euro fort, l’industrie allemande se délocalisera davantage encore dans des pays où le niveau de salaires peut-être jusqu’à dix fois inférieur à celui pratiqué en Allemagne ! Je pense à la république tchèque, mais aussi à la Hongrie, ou aux régions anciennement allemandes de Pologne.
Plus qu’une zone d’influence historique – qui existe déjà -, c’est une zone de production allemande élargie qui, de fait, va entrer dans l’Union européenne, alors même que, pour des raisons géographiques aisément compréhensibles, la France sera hors d’état de faire de même.
Voit-on nos entreprises, même si elles en avaient la volonté, travailler en flux tendus avec des sous-traitants tchèques ou polonais ?
Grâce à son emprise sur la Mitteleureupa, l’industrie allemande sera en mesure, dans un proche avenir, de faire chuter ses coûts de production de 25 à 30 %, non sans disposer, le chômage aidant, d’un argument très fort pour imposer à ses syndicats des concessions en matière de flexibilité.
J’ajoute que si l’euro fort sert l’Allemagne et dessert la France, il ne gêne nullement les États-Unis : ils voient d’un très bon œil l’élargissement de la zone mark, qui pérennisera la compétitivité internationale du dollar.
Valeurs Actuelles : Et la France, dans tout cela ?
Jean-Pierre Chevènement : Elle va, immanquablement, se trouver prise entre le marteau et l’enclume. Car en acceptant le pacte de stabilité, nous nous résignons du même coup à laisser en dehors du « premier cercle » de l’euro – celui de la « coopération renforcée », qui n’est rien d’autre que le « noyau dur » cher à M. Lammers – l’Espagne et l’Italie, qui auraient pu faire contrepoids à l’Europe germanique.
C’est, à mes yeux, un contresens politique doublé d’un drame économique.
D’un côté, nous acceptons que notre tête-à-tête avec l’Allemagne s’organise suivant une règle du jeu unilatéralement fixée. Et de l’autre, nous nous privons d’alliés qui, maintenus en dehors du système, auront tout le loisir de nous tailler des croupières puisqu’ils ne sauront pas tenus eux-mêmes disciplines que nous !
C’est aussi pour la France une erreur politique, en particulier vis-à-vis de l’Italie.
Que dit l’article 109K du traité de Maastricht ? Qu’une fois constitué le noyau fondateur des pays participant à l’euro, au terme d’une décision prise à la majorité qualifiée des Quinze, seuls pourront rejoindre la monnaie unique les pays qui en auront été jugés dignes par les États du premier cercle s’exprimant à la majorité des deux tiers.
En d’autres termes, si l’Italie et l’Espagne ne prennent pas le premier train – et elles ont toutes les chances de rester sur le quai si le gouvernement français se résigne à une simple fusion franc-mark -, elles se mettront, pour monter dans la deuxième, à la merci du bon vouloir allemand !
Et en admettant même que la zone euro englobe le Danemark et l’Irlande – soit huit pays, avec la France, l’Allemagne, l’Autriche et les trois pays du Benelux -, cette décision serait loin d’être acquise.
Sur les quarante-trois voix ainsi représentées, il suffirait que l’Allemagne dispose du renfort d’un ou deux « petits pays » pour obtenir les quinze suffrages nécessaires au blocage du processus !
C’est dire si leur absence dans le premier cercle a toutes les chances de barrer aux pays latins la route d’une intégration ultérieure compatible avec leurs ambitions !
Valeurs Actuelles : Le Mouvement des Citoyens que vous présidez négocie en ce moment avec le PS pour les législatives. Êtes-vous satisfait que le PS plaide pour une monnaie unique ouverte à tous ?
Jean-Pierre Chevènement : Tout le monde sait que l’idée même de monnaie unique m’a toujours semblé incompatible avec l’intérêt bien compris de l’Europe, qui est de retrouver, dans son entier, le chemin de la croissance. Je tiens même le traité de Maastricht pour profondément anti-européen puisque, sous couvert d’union économique et monétaire, il dresse les peuples les uns contre les autres…
Cela dit, je suis familier des conditions posées en matière européenne par le PS, tout comme des sonores proclamations du RPR, je crains que si, demain, un soupçon d’intransigeance risquait de gripper la sacro-sainte mécanique de l’euro, le PS, comme ses prédécesseurs, ne passe encore une fois sous la table !
Qu’ont dit les socialistes quand Valery Giscard d’Estaing a eu l’honnêteté d’exprimer son inquiétude sur les effets pervers d’un système qu’il avait, plus que tout autre, contribué à mettre en place ? La même chose que le RPR et l’UDF, à savoir qu’il se rendait coupable d’un sacrilège !
Depuis qu’en 1983 j’ai vu des socialistes préférer la parité franc-mark à l’emploi, je n’ai plus beaucoup d’illusions sur la capacité de résistance de ces formations dites « de gouvernement », dont la caractéristique la mieux partagée est d’avoir justement renoncé à gouverner…
C’est pourquoi le sursaut ne peut venir que d’un acte démocratique, venus des profondeurs du peuple…
Valeurs Actuelles : D’où le référendum que vous préconisez, avec d’autres personnalités qui n’appartiennent pas toutes à la gauche… Pensez-vous vraiment obtenir gain de cause ?
Jean-Pierre Chevènement : Primo : il s’agit d’une promesse électorale du candidat Chirac.
Secundo : il faut être atteint de cécité pour ne pas constater que le pays s’enfonce chaque jour d’avantage dans uns crise sociale, morale et civique des plus profondes, qui peut déboucher sur des soubresauts d’une extrême gravité.
Pourquoi la France serait-elle le seul grand pays d’Europe occidentale à ne pas consulter le peuple directement ou indirectement sur l’acte des plus décisifs des cinquante dernières années : le transfert irréversible de sa souveraineté monétaire vers une instance incontrôlée et incontrôlable aux termes même du traité ?
La Cour constitutionnelle de Karlsruhe fait obligation au gouvernement allemand de solliciter l’avis conforme du Bundestag ; les Britanniques vont organiser un référendum ; le protocole numéro 12 annexé en 1993 au traité de Maastricht prévoit qu’il y aura un référendum au Danemark ; la Suède a fait entériner par le Conseil européen un plan de convergence où il est spécifié que son parlement devra se prononcer… Et la France serait la seule à se priver du droit qu’elle reconnaît aux autres ? La seule à se tenir coite quand il s’agit d’abandonner le franc, qui remonte à Philippe le Bel, dont le cours légal a été fixé par Napoléon, et qui, par-delà les régimes, a toujours été l’instrument essentiel de la souveraineté de la France, donc de la liberté des Français ?
Qui a prévenu les contribuables français ?
Valeurs Actuelles : Certains vous rétorqueront que la France s’est déjà prononcée sur Maastricht…
Jean-Pierre Chevènement : Mais que reste-t-il des promesses de Maastricht ? Quel défenseur du « oui » a dit aux Français en 1992 que l’union monétaire était un mariage forcé entre le franc et le mark avec le Benelux pour témoin ? Qui leur a dit qu’en lieu et place d’une « démocratie européenne » ils récolteraient une union sans réciprocité ? Qui a prévenu les contribuables français que s’ils n’acceptaient pas de financer de bonne grâce à la rigueur et le chômage on les taxerait de surcroit d’une amende de 45 milliards ?
Valeurs Actuelles : Avez-vous le sentiment que les Français comprennent mieux qu’auparavant le lien que vous établissez entre le chômage et les critères de convergence ?
Jean-Pierre Chevènement : Sans aucun doute ! Ce que les Français pouvaient ne saisir qu’imparfaitement voici encore quelques années - pour partie à cause de la propagande officielle -, ils ont été, si j’ose dire, payés pour le comprendre aujourd’hui.
Des fonctionnaires aux salariés du privé, qui ne voit que, de plans de rigueur en prétendus assainissements, la France vit au rythme d’une politique décidée ailleurs, et pour tout dire, contre ses intérêts ?
Si nos gouvernements persistent à ignorer cette prise de conscience, ils se préparent de solides désillusions : la révolte des peuples européens est inscrite dans le ciel.