Texte intégral
Regards : À plusieurs reprises, depuis votre entrée au gouvernement, vous avez tenu à préciser que plutôt que ministre communiste, vous préfériez vous considérer comme communiste ministre. Au-delà des mots, est-ce pour vous une question de fond ?
Jean-Claude Gayssot : Dès notre entrée au gouvernement, nous étions souvent les seuls ministres à être qualifiés par notre étiquette politique. Ce qui pouvait donner à penser que nous serions des ministres à part du gouvernement de Lionel Jospin. Ce n’est pas le cas. Les Français jugeront notre activité d’abord comme ministres, positivement ou négativement.
En devenant ministre, on n’abandonne pas son combat pour contribuer aux transformations indispensables, mais il ne s’agit pas non plus de se substituer au rôle et à l’activité de son propre parti que Robert Hue impulse et anime avec talent.
Donc, pour répondre directement à votre question, je m’efforce d’être communiste au sens le plus profond, comme l’exprime la mutation de mon parti, sans lequel il n’y aurait pas de majorité plurielle.
Regards : Cela signifie-t-il que le militant communiste Jean-Claude Gayssot qui combat le capitalisme et se fixe l’objectif de dépasser ce système ne met en aucune façon entre parenthèses cet objectif ?
Jean-Claude Gayssot : Le dépassement du capitalisme, c’est-à-dire de la domination de la loi de l’argent pour l’argent, du maintien de l’aggravation de toutes les formes de privilèges : ceux de la fortune, du pouvoir et du savoir, ne peut être mis entre parenthèses. Démocratie et humanisme, liberté et solidarité constituent des valeurs fondamentales qu’on ne saurait renvoyer à d’hypothétiques attentes, à des temps meilleurs. Un monde meilleur, plus juste, plus solidaire est à construire.
Regards : Vous récusez donc l’idée selon laquelle les communistes, y compris ministres, navigueraient à vue sans ligne de conduite ?
Jean-Claude Gayssot : Cette idée n’a pas de sens. Il n’est que de voir les initiatives et les objectifs démocratiques des communistes.
Ne tournons pas autour du problème. Si le grand soir, la voie étatique, autoritaire et administrative, ont démontré leur échec irréversible, l’ultralibéralisme fait aussi la démonstration de son incapacité à se présenter comme la fin de l’histoire. Il est vrai que les obstacles sont énormes pour changer les choses. Ils tiennent aux rapports de force bien sûr, mais aussi aux mentalités. Agissons au quotidien et travaillons à nourrir l’espoir si l’on veut les franchir. Pour cela nous devons nous appuyer sur l’intervention citoyenne et ne négliger aucun point d’appui. Ces points d’appui sont à rechercher dans les mesures concrètes mais aussi dans les contradictions qui ne manquent pas de surgir. Prenons l’image de l’alpiniste. Il peut parfois gravir rapidement 10 mètres, si le point d’accroche est solide pour le faire. Quand c’est plus délicat il ne franchit qu’un mètre. Mais il n’abandonne pour autant. Quelques fois même il attend un peu pour reprendre des forces. Mais son objectif demeure : réussir l’ascension.
Regards : Venons-en à la ligne de conduite du ministre des Transports. Les dossiers dont vous avez la responsabilité (SNCF, Air France, transports routiers…) sont tous au cœur de la concurrence souvent sauvage et nécessitent tous en même temps des coopérations internationales. Comment concrètement contribuez-vous à la réorientation de la construction européenne ? Quels sont les principes qui vous guident ?
Jean-Claude Gayssot : Ce ne sont pas seulement les dossiers des transports qui sont concernés par la concurrence sauvage et plus généralement par la résistance à la loi de l’argent pour l’argent. C’est vrai pour tout ce qui touche mon ministère : équipement, transports, logement, tourisme et au-delà. Vous avez raison de souligner que tous posent la question d’une orientation de la construction européenne en termes novateurs. Constructifs et nouveaux à la fois.
Au départ, il y a un problème objectif, que personne ne peut éluder : l’espace européen est de plus en plus une réalité et faciliter les échanges et les coopérations au sein de cet espace est une nécessité. Mais à ce problème réel, il y a deux réponses opposées : l’une est celle de l’ultralibéralisme, qui rejette toute autre loi que celle exclusive du marché, prône la déréglementation et la concurrence sauvage. L’autre est celle des forces de progrès. Elle reste encore pour partie à élaborer ; mais elle doit s’appuyer sur la recherche de nouvelles règles, de nouvelles formes de régulation négociées entre les États, attentives à l’intérêt des peuples, en bref sur de nouveaux espaces de démocratie respectueuse des droits des peuples et de leur souveraineté. Il nous appartient évidemment de peser en faveur de la seconde.
Comment contribuer par exemple à faire vivre et fructifier – ce qui a été initié au sommet européen pour l’emploi – des choix progressistes en faveur des millions de femmes, d’hommes, de jeunes qui souffrent dans cette société parce que privés d’emploi, de moyens. Comment l’Europe peut-elle leur ouvrir une perspective ?
Ce qui me semble important et nouveau, c’est, d’une part, que le gouvernement français entend peser aujourd’hui de manière positive dans le débat, et naturellement, en tant que ministre de l’Équipement, des Transports et du Logement, je m’efforce d’y apporter une contribution. Et c’est, d’autre part, la convergence plus importante des forces qui, en Europe même, peuvent se retrouver dans le camp du progrès. Être euro-constructifs, c’est rechercher ensemble dans la construction européenne des réponses plus efficaces que celles que pourrait apporter chaque pays séparément.
Regards : Prenons les transports routiers, et l’ouverture totale prévue au 1er juillet 1998 du cabotage routier en Europe. Où en est l’harmonisation sociale que vous préconisez ?
Jean-Claude Gayssot : Dans le domaine des transports terrestres, l’Europe doit aider à rééquilibrer les différents modes et doit combattre le dumping économique et social, facteur de régression sociale et de faillites.
Dès ma première réunion du Conseil des ministres européens, en juin dernier, j’ai fait deux interventions : l’une en faveur de l’harmonisation sociale par le haut dans le transport routier, l’autre pour opposer à la libération des chemins de fer une logique de développement du transport ferroviaire européen basée sur la coopération des réseaux internationaux. Cela s’est traduit par le dépôt d’un mémorandum français sur l’harmonisation européenne des règles sociales et de sécurité dans le transport routier, d’une part. D’autre part, nous avons mis en place des corridors de fret ferroviaire répondant à une logique totalement différente de celle proposée par le livre blanc de la Commission. Il faut bien comprendre qu’en agissant ainsi nous relevons un vrai défi. Nous devons maintenant démontrer que cette orientation alternative marche et que nous sommes capables de développer le trafic ferroviaire européen.
Regards : En prenant vos fonctions, vous avez proposé une réforme de la réforme de la SNCF ?
Jean-Claude Gayssot : Vous le savez, j’ai, sur ce sujet, ouvert une large concertation – elle est en cours – avec les syndicats, les associations d’usagers, les groupes parlementaires, les directions. Je ne peux que vous rappeler les principes qui fondent notre démarche !
Il ne peut y avoir de retour en arrière, ni de statu quo. Pas question de revenir à une politique de surendettement à la charge de la SNCF. Mais dire cela ne suffit pas. C’est pourquoi j’ai ajouté clairement que je souhaitais que ce soit confortée l’unicité du service public de transport ferroviaire et que j’étais pour une certaine séparation entre la fonction de propriétaire des infrastructures et les fonctions de gestionnaire et de transporteur entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage.
Nous avons besoin d’une nouvelle maîtrise par la nation du développement de son réseau ferroviaire, dans une optique d’efficacité économique et sociale, d’environnement, d’aménagement du territoire. Les changements intervenus ces derniers mois, les résultats positifs dans le trafic de marchandises et voyageurs, la réduction supplémentaire de la dette que j’ai engagée en 1997 constituent autant de signes prometteurs pour placer résolument l’avenir de la SNCF, du rail, sur une perspective de conquête. Mais beaucoup reste à faire.
Regards : Le développement très prometteur d’Airbus est menacé par Boeing-Mac Donnell Douglas avec l’appui des États-Unis. Comment le gouvernement compte-t-il y faire face ?
Jean-Claude Gayssot : Airbus est une réussite industrielle éclatante et un symbole politique des liens que des pays européens ont su créer entre eux. La compétition internationale s’avive et les constructeurs américains utilisent l’ensemble des moyens dont ils disposent pour imposer une guerre commerciale et affaiblir Airbus. La fusion Boeing-Mac Donnell Douglas recèle un risque grave pour l’aéronautique européenne. Nous devons agir de telle sorte que cette dernière soit préservée et qu’Airbus puisse continuer à se développer.
Le développement d’Airbus civil suppose une politique des produits et des structures efficaces. Il faut qu’Airbus puisse compléter sa gamme de produits. En ce qui concerne les structures, nous sommes engagés dans la constitution d’une société Airbus de plein exercice. Pour autant, il convient de ne pas dissimuler les problèmes que pose une telle réforme, et que nous devons résoudre sans attendre si nous voulons avancer.
Les États ne peuvent aujourd’hui renoncer au contrôle sur le devenir d’une industrie stratégique pour l’avenir de nos nations et de l’Europe. La future société Airbus doit en conséquence intégrer certaines assurances. C’est-à-dire : maintenir le statut public d’Aérospatiale, conserver les pôles de compétences nationaux et garantir nos capacités de production, veiller à l’indépendance technologique de nos industries et à ce que la stratégie de l’entreprise ne se limite pas à la recherche exclusive de profits à court terme, mais conforte à long terme l’aéronautique européenne.
Regards : On entend souvent dire que sous couvert de mondialisation les marchés financiers seraient tout puissants et que les politiques n’auraient d’autres solutions que de s’y soumettre. On comprend que ce n’est pas votre optique, mais quelle est la marge de manœuvre réelle ?
Jean-Claude Gayssot : Je l’ai dit précédemment, l’alternative est à construire. Elle ne figure donc pas dans un programme déterminé qui commencerait par, article 1 : abolition des marchés financiers ! Ils existent, ils sont puissants, mais le levier que représente les politiques gouvernementales des États, et notamment des plus puissants d’entre eux, n’est pas négligeable. Les réactions mondiales concernant l’AMI en témoignent.
J’écoutais récemment la cinéaste Coline Serreau sur France Inter. Elle disait que l’humanité est en train d’inventer des chemins nouveaux pour s’opposer à sa destruction qui ne manquerait pas d’intervenir si, par malheur, la course à l’argent, au profit financier restait le seul moteur de transformation de la société ! Je crois qu’elle a raison. La marge de manœuvre ne se décrète pas. Elle résulte des crises et des impasses auxquelles conduit l’ultralibéralisme, de la capacité des forces de progrès à intervenir, des points d’appuis que représentent à la fois l’expérience du mouvement social et les politiques gouvernementales des États, en France et en Europe. Des progrès des idées de libération humaine à l’échelle de la planète, enfin…
Regards : Comment situez-vous votre action dans le débat qui présente comme seul alternative la privatisation ou la nationalisation, le « tout privé » ou le tout État, l’ultralibéralisme ou la social-démocratie ?
Jean-Claude Gayssot : Je suis favorable à la recherche, à la construction d’une autre voie. Cette autre voie est, à mes yeux, celle d’une mixité de la société comme perspective neuve qui dépasse les clivages étroits de l’opposition dogmatique entre le « tout privé » et le « tout État ».
Cette mixité doit être pensée dans toutes ses dimensions. Au plan social, parce qu’elle doit s’attaquer aux privilèges du savoir et de la fortune. Sur le plan économique, parce qu’elle justifie à la fois la présence d’un important secteur privé – nous avons besoin d’entrepreneurs – intégrant des formes de régulation sociale et d’un secteur public, moderne et efficace, susceptible d’être compétitif voire, dans certains cas précis, comme par exemple pour Air France, de s’ouvrir à d’autres capitaux que ceux de l’État. Et, sur le plan démocratique aussi, la dimension plurielle de la société comme de la majorité est le reflet d’une diversité profonde, inhérente à notre histoire bien sûr mais aussi à l’absolue nécessité de faire de la liberté le maître mot de toutes les évolutions à venir. En politique, tout ce qui est unique est réducteur et dangereux. La mixité, c’est aussi le refus de s’en tenir à une sorte de caste exclusive de responsables et d’experts fussent-ils très bons.
Regards : Vous avez évoqué l’ouverture du capital d’Air France. Pouvez-vous préciser ?
Jean-Claude Gayssot : L’aérien est un secteur en pleine « libéralisation » dans lequel une concurrence mondiale agressive est conduit par « les poids-lourds », essentiellement américains. Or, Air France a besoin de renforcer son potentiel, essentiellement sa flotte. Son besoin d’investissement, à court et moyen terme, est de l’ordre de 50 milliards. Pourquoi ne pas faire appel à d’autres capitaux que ceux de l’État qui a déjà apporté 20 milliards de recapitalisation ? L’actionnariat salarié est une possibilité. Il peut y avoir aussi des alliances avec d’autres compagnies aériennes. Enfin, des capitaux privés peuvent s’investir à condition que l’État reste majoritaire, et que des clauses de garanties préservent les intérêts des salariés et de l’entreprise publique.
Regards : Il est beaucoup question de rééquilibrage rails-fleuves-routes, routes-autoroutes, de transports combinés, quels sont vos projets en la matière et quels investissements sont nécessaires ?
Jean-Claude Gayssot : Ce rééquilibrage est une nécessité. Si nous poursuivons les logiques antérieures, le transport par le rail continuerait à reculer, le transport fluvial poursuivrait son déclin, et l’hypertrophie du transport routier conduirait à l’asphyxie de la route.
Aussi ai-je commencé à valoriser les différents modes en fonction de leurs atouts respectifs en favorisant le transport combiné, en rééquilibrant le rapport rail-route. Cela se voit dans la loi de finances pour 1998 qui connaît une augmentation de 800 MF des crédits du Fonds d’investissement des transports terrestres et des voies navigables (FITTVN). Ainsi ont été accrus de 33 % les crédits réservés au transport ferroviaire est de 23 % ceux affectés aux voies navigables. Cet effort doit se poursuivre. J’ai d’ailleurs obtenu, lors d’une réunion de ministres présidée par Lionel Jospin, le 4 février dernier, que les ressources consacrées aux investissements ferroviaires passent de 1,3 milliards en 1998 à 2,3 milliards de francs, lors du prochain contrat de plan (2000/2004), et nous faisons la proposition de doter la part de l’État des futurs contrats de plan État-région d’au moins 500 millions de francs par an pour moderniser les lignes classiques autres que les lignes TGV.
Pour ce qui concerne le financement des routes et des autoroutes, un travail du même ordre est en cours. Il ne s’agit pas d’arrêter la construction des autoroutes, mais d’en finir avec la logique qui répond à tout besoin de liaisons nouvelles, par des autoroutes concédées à péage quand d’autres solutions parfois moins coûteuses et plus utiles socialement peuvent être envisagées.
Regards : On vous a vu ces derniers mois vous rendre à un barrage de routiers, rencontrer en avant-première les associations de chômeurs. Ces gestes, peu habituels sous d’autres gouvernements, peuvent-ils tout ? N’y a-t-il pas surtout besoin de nouveaux droits d’intervention et de décisions des salariés, des usagers, des élus ?
Jean-Claude Gayssot : Sans doute, ces gestes ne peuvent pas tout, mais ils ne sont pas rien. Écouter, dialoguer, respecter celles et ceux qui depuis trop longtemps sont ignorés, n’est-ce pas une des dimensions pour sortir de la crise de la politique et de la démocratie ?
Mais, plus fondamentalement, il est illusoire de croire que les pouvoirs conquis par les salariés, les citoyens, au cours du siècle qui s’achève, suffiront pour aborder les questions nouvelles posées à l’humanité. Le développement de la société appelle le partage des responsabilités, des pouvoirs, des savoirs dans de toutes autres conditions que celles que nous connaissons aujourd’hui. Ma conviction est que ces droits nouveaux, pour les élus, les associations, les populations, les syndicats sont indispensables pour permettre à l’humanité de franchir une nouvelle étape.
Regards : Vous avez dit qu’il valait mieux croiser le savoir des experts d’en haut avec celui des experts d’en bas. Jusqu’en juin, vous étiez un « expert dans bas ». L’expérience du militant syndical, politique est-elle un atout pour être ministre et faire réussir la gauche ?
Jean-Claude Gayssot : J’ai dit cela parce que, dans un ministère comme celui de l’Équipement, des Transports et du Logement, vouloir se passer des experts est tout simplement ridicule. Je veux d’ailleurs souligner leur grande compétence, et leur dévouement au service de l’État. Mais, seuls, ils ne transformeront pas une mauvaise décision de l’instance politique en une bonne décision.
Pour que la décision politique soit la meilleure possible, il faut, à mon avis, susciter en permanence les avis des experts de terrain que sont les élus, les associations, les militants, les citoyens, et les croiser avec les savoirs et les compétences de nature différente, qui forgent les convictions des experts d’en haut. Quant à mon expérience syndicale et politique, je crois qu’elle est utile. J’essaie, là où je suis, d’avoir une écoute attentive des femmes, des hommes, des salariés, des militants les plus directement concernés.
Regards : Malgré les mesures positives des premiers mois, des attentes essentielles et urgentes nécessitent des réformes de structure. Êtes-vous optimiste ?
Jean-Claude Gayssot : Les mesures positives dont vous parlez : plan emplois-jeunes, 35 heures, logement social, défense des services publics, développement pour l’entreprise ferroviaire, pour Air France etc. montrent que ce gouvernement travaille dans le bon sens et qu’il faut poursuivre. J’ai la conviction qu’il faut avancer pour des réformes en phase avec les exigences de la société et avec les possibilités : fiscalité, financement des infrastructures, démocratisation de la société, etc., le chantier est vaste.
Regards : Après huit mois d’expérience du pouvoir, pragmatisme et communisme font-ils bon ménage ?
Jean-Claude Gayssot : Je crois que oui, dans le sens de ce qu’est la mutation de mon parti. Ne jamais perdre la visée, les raisons pour lesquelles on est communiste. La transformation sociale, l’épanouissement des êtres humains, la démocratie poussée toujours plus loin, le capitalisme à dépasser par le haut, c’est-à-dire en faisant mieux que lui pour le développement durable de la planète et des peuples. Quant au pragmatisme : c’est l’histoire de mon alpiniste. Elle dit tout de la conception que j’en ai !