Interviews de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, avec le "Business Times" le 12 février 1997 et avec la presse française le 13, sur la coopération politique et économique entre l'Union européenne et les pays de l'ASEAN et le développement du partenariat entre L'Europe et l'Asie (ASEM).

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Circonstance : Voyage à Singapour à l'occasion des réunions ministérielles ASEM, Union européenne et ASEAN du 12 au 14 février 1997

Média : Business Times - Presse étrangère

Texte intégral

Entretien avec le Business Times, à Singapour - 12 février 1997

Business Times : Quels sont les projets concrets qui ont été accomplis depuis le sommet de Bangkok de l'année dernière ?

Hervé de Charrette : Nous avons mis en place la Fondation Europe-Asie, nous avons lancé le forum des hommes d'affaires qui a eu lieu à Paris, puis cette réunion ministérielle. Ce n'est pas mal. Beaucoup de sujets concrets ont été évoqués, à la fois sur le plan économique et politique. Maintenant, il faut laisser travailler les experts dans les différents services compétents.

Je suppose qu'à partir de la déclaration que nous avons adoptée, il y aura une série de travaux menés sous l'égide de la co-présidence.

Business Times : Est-ce qu'on négocie un nouvel accord de coopération d'une nouvelle génération ou bien est-ce qu'on enrichit l'actuel ?

Hervé de Charrette : Ce qui compte, plus que les textes, c'est une opportunité pour nous, de nous voir, de nous parler, de nous rencontrer, d'une façon régulière, selon une méthode qui n'est pas très européenne mais plutôt asiatique. Une façon de travailler tout à fait différente et qui, je crois, est bonne. Nous avons tous à y gagner.

Business Times : Qu'est-ce que vous attendiez concrètement de cette réunion UE/ASEAN ?

Hervé de Charrette : Nous attendons principalement d'avoir fixé une série de sujets sur lesquels nous pouvons progresser. Nous attendons une dynamique, la possibilité de nouer une certain nombre d'accords techniques. C'est ce que j'entends par coopération. Nous n'attendons pas de résultats concrets. Ce qui est important, c'est de faire en sorte que la relation euro-asiatique devienne intense, naturelle, que cela ne soit pas cantonnée aux experts et aux ministres, que cela concerne les entreprises, les étudiants, les universitaires, les chercheurs, etc. C'est ça que je crois le plus utile.

Comme l'a dit à plusieurs reprises le Président de la République et moi-même, l'Asie est la nouvelle frontière de la diplomatique française. Cela signifie que nous devons tourner une grande partie de notre attention, de nos efforts, de nos actions vers l'Asie. Cela concerne nos ambassades qui, aussi bien au niveau de l'ASEAN qu'au niveau de l'ASEM, sont l'un des nombreux moyens. C'est pour la France une priorité économique : il y a en Asie un grand mouvement de nature économique qui est irrésistible et qui sera la marque des vingt années qui viennent. Il est très important que la France et l'Europe en général prennent leur place. La position française progresse mais pas suffisamment : nous devons nous tourner vers ces pays et multiplier les initiatives, les actions, le développement des courants d'échanges. Il ne faut pas se cantonner dans un domaine. Il ne faut non plus que ce soit uniquement l'affaire des ambassadeurs. En Chine, par exemple, nous avons passé une série de grands accords pour la vente d'Airbus, un accord d'une très grande portée. Ce faisant, je le rappelle au passage, nous défendons l'économie française, nous promouvons les entreprises françaises. C'est un tournant.

Business Times : Quelles sont les natures des problèmes pour les intérêts de la France ?

Hervé de Charrette : Il n'y a pas de problèmes mais il faut un axe stratégique qui sont le développement, l'intensification à tous les niveaux, de la place de la France en Asie. Je prends un exemple simple : demain, nous allons échanger des vues sur les questions de sécurité ; nous allons parler de ce que nous faisons, de nos problèmes, de nos difficultés respectives en matière d'architecture de sécurité. Ce dialogue est ainsi l'une des marques d'intérêt que chacun porte à l'autre, de l'importance mutuelle sur les questions de sécurité. La sécurité en Europe, c'est une question qui intéresse l'Asie, la sécurité en Asie, c'est une question qui intéresse l'Europe, parce que demain la sécurité sera globale ou ne sera pas. Il existe une relation très active transatlantique, il existe un partenariat entre l'Asie et l'Amérique du Nord. Ce qui manque, c'est le troisième côté du triangle qui est très faible. II n'est pas nul mais il est faible.

Les problèmes qui se posent doivent être plus ou moins sérieux aussi bien pour eux que pour nous. On en parle. Je préférerais aujourd'hui mettre plutôt dans la perspective ce qui est essentiel, c'est-à-dire les relations entre deux grands ensembles régionaux. Il y a des aspects très importants de ce monde multipolaire qui est en train de s'organiser et que nous attendons un dialogue, des structures de discussions.

Business Times : Vous avez parlé des questions de sécurité, aviez-vous parlé avec eux des problèmes de la non-présence de la France et de la Grande-Bretagne au sein de l'ARF ?

Hervé de Charrette : Oui, nous en avions parlé lors d'un dialogue bilatéral. Ce n'est pas un sujet facile. D'ailleurs, de notre point de vue, nous avons avancé des arguments, notamment sur le plan du Conseil de sécurité et d'autres institutions.

Business Times : Comment expliquez-vous leur réticence ?

Hervé de Charrette : Je crois que la bonne explication est que l'Europe y est présente.

Business Times : Leurs problèmes, c'est leur équilibre qui peut se dessiner après la guerre froide en Asie orientale face à la Chine, au Japon et face à l'alliance ou au traité de coopération entre le Japon et les États-Unis. Le fait qu’il pourrait avoir une présence européenne élargie dans le seul forum qui existe sur les questions de sécurité en Asie, c'est un argument qui les séduit ou non, ou c'est un argument que vous n'avancez pas ?

Hervé de Charrette : C'est un excellent argument. C'est évident que nous pensons que c'est dans leur intérêt d'avoir deux pays du Conseil de sécurité, avec les moyens de contribuer à la sécurité de leurs amis. D'ailleurs s'il se passait quelque chose de grave, dans cette partie du monde, on pourrait être impliqué. On le serait certainement au Conseil de sécurité mais il me semble que précisément ils se sentent bouleversés par la présence de tous les grands de ce monde. Ils reportent la décision, à l'asiatique, mais ils ne disent pas non. Ce sera long et cela prendra du temps.

Business Times : Les souvenirs des empires français et britannique jouent-ils ou pas ?

Hervé de Charrette : Ce n'est pas impossible, mais je ne peux pas vraiment répondre à votre question. Il est vrai que, très franchement, l'Europe a eu, en Asie, une assez mauvaise démarche historique. Nous avons été tantôt indifférents, tantôt colonisateurs, le plus souvent d'ailleurs aux marches, c'est-à-dire nous contentant de présence de comptoirs. Assez rarement, les moments constituent des éléments d'un dialogue. Il n'y a pas de raisons de ne pas considérer l'Asie pour ce qu'elle est, c'est à dire un monde où la technologie, la puissance, le développement économique n'ont rien à envier à personne. Donc une relation vraie, moderne, saine. En même temps, côté européen, côté français, on regarde tout cela avec une certaine inquiétude. Ce qui se passe en Thaïlande démontre en réalité le progrès économique accéléré que connaissent ces pays, qui va provoquer des réactions de transformation fortes. Mais, en même temps, cela va dans le bon sens qui rend cette croissance économique plus familière, moins inquiétante.

 

Point de presse avec la presse française, à Singapour, le 13 février 1997

Question : J'ai cru comprendre que vous aviez eu un déjeuner « birman » ?

Hervé de Charrette : En effet, ce n'est pas un secret puisque les Singapouriens l'ont annoncé publiquement ce soir. D'une certaine façon, ce déjeuner a été un événement et probablement au fond l'un des moments les plus intéressants et les plus nouveaux de cette réunion de l'Union européenne et l'ASEAN. Le fait est que, comme vous le savez, au moment des préparatoires, sont apparues des difficultés sérieuses : les pays de l'ASEAN avaient annoncé leur intention de s'élargir à trois pays dont deux auxquels nous sommes très attachés et dont nous considérons comme très positive leur entrée dans l'ASEAN, à savoir le Laos et le Cambodge, ainsi que la Birmanie.

Nous leur avons dit en même temps que c'était la fin de l'élargissement de l'ensemble définitif de l'ASEAN qui nous intéresse. Or, nous avons eu une discussion, un échange de vues sur ce sujet d'une façon très informelle et finalement très chaleureuse. On s'attendait que ce soit un problème politique et par conséquent avec des tensions entre certains pays de l'ASEAN et certains pays d'Europe. Et nous avons tous été frappés qu'au contraire, c'étaient des discussions extrêmement libres, sincères et somme toute chaleureuses.

Question : Quelles étaient les explications des pays de l'ASEAN ?

Hervé de Charrette : Je vais y venir. J'ai trouvé que l'essentiel était sans doute dans cette indication d'atmosphère. C'est probablement la première fois, mais je n'ai pas d'expérience de ce sujet, que les ministres des affaires étrangères de l'ASEAN et de l'Union européenne peuvent aborder d'une façon très détendue un problème sans doute compliqué. Bref, nous étions assez contents de ces échanges de vues parce qu'on a pu aborder des problèmes compliqués. Cela démontre qu'entre l'Asie et l'Europe, il peut y avoir une chaleur. C'est très important. La thèse des pays de l'ASEAN, exposée de façon abondante par deux pays en particulier, l'Indonésie et la Malaisie, est que l'ASEAN n'a jamais été fondée sur des critères politiques, n'a jamais eu de conditionnalités politiques, qu'elle réunit des pays aux institutions différentes, y compris disent-ils, un pays communiste alors qu'eux-mêmes se déclarent dans l'ensemble non-communiste.

Les pays de l'ASEAN n'ont pas à discuter du régime du Vietnam. Ce serait de leur part, une innovation considérable de mettre ce sujet comme un critère de conditionnalité. Ils ne l'ont jamais fait et ils ont toujours pris soin de respecter les institutions et la pratique politique de chacun d'entre eux. Il y a une monarchie, un régime spécifique, et a même un pays communiste. Pourquoi feraient-ils une distinction s'agissant de la Birmanie. Ajoutant que d'ailleurs, il est vrai qu'il y avait des critères de conditionnalités pour entrer dans l'ASEAN, mais c'étaient des critères purement économiques : il fallait pouvoir souscrire aux règles de l'AFTA pour entrer dans l'ASEAN. C'est ainsi qu'ils ont toujours fonctionné et qu'à notre époque ils ne voyaient pas pourquoi on leur imposerait d'autres règles. Voilà la ligne, telle qu'ils l'exposent.

Question : Portent-ils des jugements sur le régime ?

Hervé de Charrette : Un peu mais pas vraiment. Ils n'avaient pas envie de se laisser entraîner sur ce sujet.

Question : Alatas avait dit en juillet dernier à l'ASEAN que « ce n'est pas parce que nous prenons la Birmanie que nous approuvons tout ce qui se passera ».

Hervé de Charrette : Bien entendu. Ça fait partie de l'ensemble des règles. Chaque régime a sa spécificité et on ne porte pas de jugement.

La France est à la fois exigeante sur les Droits de l'Homme et respectueuse de la diversité des traditions, des cultures et par conséquent des façons dont cette exigence s'applique et s'organise. Je ne crois pas que tout cela va régler les problèmes. Mais c'est une discussion, pendant deux heures, qui a été ouverte, très détendue où chacun s'est livré. C'était assez remarquable. Et je trouvais assez sympathique que cette discussion ait été publique. Enfin que l'existence de ces discussions ait été publique. Les organisateurs n'ont pas cherché à la cacher, ni essayer de minorer cet échange de vues qui constituera désormais, à mon avis, le temps fort de cette journée de l'Asean, au moins en termes de sensibilité.

Question : De quoi aviez-vous parlé cet après-midi ?

Hervé de Charrette : On a parlé des perspectives, des projets des uns et des autres, de l'élargissement de l'Union européenne, de la création de la monnaie unique. C'étaient surtout des échanges de vues sur l'avenir de nos deux ensembles. Ce qui était intéressant dans cette réunion entre l'Union européenne et l'ASEAN c'est que ces deux ensembles régionaux situés aux deux extrémités de la planète se rencontrent en ayant l'idée qu'ils ont un rôle à jouer dans l'organisation du monde. Ensuite, nous avons parlé de l'avenir de la relation entre l'Union européenne et l'ASEAN qui portait à la fois accessoirement sur la Birmanie, mais aussi des éventuels doubles emplois entre l'ASEAN et l'ASEM dans le dialogue avec l'Union européenne. Il m'a semblé que se dégageait un accord pour dire que la création de l'ASEM, le dialogue euro-asiatique, ne rendait pas caduques les relations entre l'Union européenne et l'ASEAN. Pour deux raisons de principe, c'est que le dialogue entre l'ASEAN et l'Union européenne est en réalité un dialogue entre deux entités organisées. Alors que le dialogue euro-asiatique est un dialogue entre pays : les pays asiatiques y sont en tant que tels et les pays européens aussi. Dans le second cas, ce n'est que l'Union européenne qui dialogue avec l'ASEAN. C'est pour cela que la présidence de ces réunions est tenue par la présidence européenne qui a un rôle de dirigeant du point de vue européen et par la présidence de l'ASEAN qui représente ses pays-membres. Les conséquences pratiques de la deuxième différence, c'est qu'avec l'ASEAN, il y a toute une série d'actions concrètes de coopération : pas moins de 48 projets de coopération sont en cours de route. L'ASEM, c'est plutôt un forum de discussions. Cela n'empêche pas de prendre des initiatives. La preuve c'est la Fondation Europe-Asie, le forum des hommes d'affaires et toutes initiatives qui sont destinées à encourager les dialogues entre les deux continents.

Dans un cas, vous avez un dialogue entre deux organisations, deux entités constituées, dans l'autre, vous avez dialogue entre deux continents. Il me semble que tout le monde était d'accord sur cette thèse.

Question : Que va-t-il se passer à la réunion de l'ASEM à Londres l'année prochaine, la Birmanie va-t-elle être invitée ?

Hervé de Charrette : Attention, c'est une question tout à fait indépendante. L'ASEAN ne fait pas partie du cadre de l'ASEM, donc cette question n'a pas été évoquée.

Question : Peut-il y avoir de nouveaux pays en 98 à Londres ou bien est-ce à Londres qu'on va décider ? Qui va trancher ? Est-ce que vous pensez que l'ASEAN va s'élargir à dix ?

Hervé de Charrette : Ce sont les chefs d'État qui vont décider. On ne sait pas s'ils seront décidés à admettre les trois pays. Dans le calendrier des modalités, ce n'était pas fait. Cela m'étonnerait que les pays de l'ASEAN, après les discussions que nous avions eues, ne jugent pas utile de réfléchir. Je ne crois pas que cela change leur analyse de fond, à la fois pour des raisons que je vous ai dites, de ne pas regarder les régimes et pour d'autres raisons. Ils pensent qu'il serait plus utile d'avoir la Birmanie à l'intérieur qu'à l'extérieur, y compris pour faire évoluer les choses. C'est peut-être bien leur idée. À mon avis, ils ont, sans doute, été sensibles à ce qu'ils ont entendu venant des pays européens qui sont des pays moins raides du moins pour certains d'entre eux. Cela m'étonnerait que cela ne les amène pas à réfléchir en termes de méthodes, de calendrier. Par exemple, je leur ai dit qu'ils auraient intérêt à avoir des éléments qui montrent un certain progrès : une déclaration, quelque chose à faire. Ils ont répondu qu'ils ne l'avaient jamais fait.

Question : Vous croyez qu'ils ont été impressionnés par la force de conviction de l'ensemble des pays européens ?

Hervé de Charrette : C'est le ministre des affaires étrangères de Singapour lui-même qui a dit que nous allions consacrer le déjeuner à ça. Ceux qui en ont parlé longuement, c'est la Malaisie, puis l'Indonésie, soutenus par la Thaïlande et d'autres encore... Ce sont eux qui ont ouvert les valves de la discussion. Ils ont bien noté qu'il y avait un vrai problème.