Articles de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS et ancien président de la Commission européenne, dans "Le Nouvel Observateur" le 28 novembre 1996, sur les "malentendus" franco-allemands à propos de la réalisation de l'Union économique et monétaire ("Lettre à un ami allemand") et sur l'appel de M. Giscard d'Estaing à la dévaluation du franc ("le mauvais coup").

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Intervenant(s) : 
  • Jacques Delors - Membre du bureau national du PS et ancien président de la Commission européenne

Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Lettre à un ami allemand

Ce que l’amitié m’oblige à vous dire…

Par Jacques Delors

Les Allemands auraient tort d’instruire un procès contre la France parce que s’y expriment, comme il est normal en démocratie, des inquiétudes sur la construction européenne. Et il serait contre-productif d’y répondre par une forme d’arrogance ou une surenchère dans la rigueur, au mépris de l’esprit même du traité de Maastricht.

Le spectacle est inquiétant. Je veux parler des débats qui se déroulent actuellement en Europe sur l’Union économique et monétaire. Et plus particulièrement des échanges d’arguments entre les Allemands et les Français. Puisque les malentendus qui s’accumulent constituent un réel danger pour l’amitié entre nos deux peuples et pour l’avenir de la construction européenne, je voudrais contribuer, ne fût-ce que modestement, à les dissiper. Et tout d’abord à éliminer les procès d’intention en ce qui concerne la valeur et la solidité de l’euro.

Les Français le savent : les Allemands voient dans le mark non seulement la monnaie forte et stable qui a servi de base à leur prospérité économique et à leur progrès social mais aussi le symbole de la République fédérale et des valeurs qui l’inspirent. Les Français ont donc fourni, par la voix de leurs responsables, toutes les garanties que souhaite l’Allemagne quant aux principes qui devraient fonder la future monnaie unique. Je n’ai cessé, en tant que président de la Commission européenne, de rappeler les conditions de réussite de l’UEM.

Et cela dès le début du processus marqué par le rapport du comité d’experts que le Conseil européen de Hanovre m’avait demandé de présider et auquel ont participé tous les gouverneurs de banque centrale. Tel est l’essentiel. On ne saurait donc, du côté allemand, instruire un procès contre la France parce que s’y déroule, comme il est normal en démocratie, une vive discussion animée par les adversaires de la construction européenne sans doute, mais aussi par certains de ses partisans qui, alarmés par la langueur de nos économies et la montée dramatique du chômage, expriment leurs inquiétudes. Il est contre-productif d’opposer à ces arguments une forme d’arrogance ou encore une surenchère dans la rigueur, au mépris de l’esprit même du traité de Maastricht.

Dois-je ajouter qu’en tant que Français, je ne suis pas disposé à échanger le franc français contre un euro faible ? Et la majorité de mes compatriotes partagent cette opinion, car ils savent le prix des efforts qu’ils ont consentis pour débarrasser notre pays de l’inflation et rééquilibrer les échanges extérieurs. Cela représente, depuis 1982, quatorze années où il a fallu mener une politique de rigueur et affronter l’impopularité des mesures prises. Mais, faut-il le répéter, les perspectives de l’UEM doivent être expliquées aux citoyens, des réponses doivent être apportées à ceux qui s’interrogent sur la validité des sacrifices consentis.

Que certains des propos échangés puissent inquiéter les responsables allemands, cela peut se comprendre. Mais les Français ont, de leur côté, de quoi se préoccuper lorsqu’ils lisent certains discours tenus en Allemagne.

En fait, ce qui devrait être notre consensus de base, c’est l’application du traité, rien que le traité, mais tout le traité. Cessons donc toute polémique sur l’interprétation des critères. Le traité est très clair, dans son esprit comme dans ses modalités. Prenons par exemple le point le plus discuté : le respect du critère concernant le déficit public. L’article 104 C expose clairement dans quel contexte se fera l’appréciation du Conseil européen pour tenir compte de la dynamique de l’économie et de la direction suivie.

Une autre précaution à prendre consiste à attendre le printemps de 1998 et les situations de fait telles qu’elles se présenteront alors, avec une appréciation a posteriori de l’année 1997 et une analyse des tendances pour les années suivantes. D’où l’inutilité de toute discussion prématurée. Ainsi est dangereuse cette sorte de danse du ventre que certains politiciens font auprès de pays membres pour les séduire et les assurer que de toute manière ils feront partie du premier convoi qui démarrera le 1er janvier 1999. Tout cela ne fait que perturber l’opinion allemande et qu’alimenter des spéculations sur les marchés des changes et des capitaux.

Cela étant dit, est-il sacrilège de vouloir tirer les leçons d’un passé récent pour mieux justifier la nécessité d’une union économique associée à l’union monétaire ? Est-il interdit de souligner que les partenaires de l’Allemagne ont profité, de 1989 à 1991, des aides financières accordées par les Allemands de l’Ouest pour soutenir le processus d’unification ? Mais, en revanche, il est frappant de constater qu’à partir de 1992 ces mêmes partenaires de l’Allemagne ont payé d’un déficit de croissance les conséquences d’une absence de coordination des politiques économiques et monétaires au niveau européen. Les experts ont évalué ce manque à gagner à environ 4 points du produit intérieur brut, avec toutes les conséquences négatives sur l’emploi.

Certes, il ne s’agit pas de refaire le passé, ni, dans le cadre de cet article, de désigner les erreurs commises. Je veux simplement souligner que cette situation montre bien qu’il existe une solidarité de fait entre les pays européens et que l’on aurait gagné à pratiquer dès 1991 une réelle concertation entre politiques économiques et monétaires.

C’est pourquoi je suis en désaccord avec les amis allemands qui récusent l’argument selon lequel nos économies ont payé le prix fort pour un dollar sous-évalué. Il ne suffit pas de répondre avec mépris, comme ils le font, que cette opinion reflète une méconnaissance des lois économiques et procède d’une volonté de lutter contre l’indépendance de la banque centrale. Certes, les taux de change sont déterminés par les marchés, mais il ne doit pas en résulter une sorte de fatalisme. Il doit être possible, par une politique monétaire appropriée, d’influencer les marchés. Sinon, à quoi bon réaliser l’Union économique et monétaire, qui vise entre autres à élargir les marges de manœuvre dont disposerait l’Europe pour faire d’une monnaie stable et crédible la condition d’une « croissance durable et non inflationniste » (1), fortement créatrice d’emplois ?

C’est alors que surgit un autre malentendu. C’est vrai, les Français parlent de la nécessité, à côté de la Banque centrale européenne, d’un gouvernement économique. Quelle horreur ! rétorquent quelques responsables allemands, facilement enclins à instruire le procès d’une France qu’ils caricaturent… J’ai connu ce genre de critique dans les années 60, lorsque mon pays appliquait avec succès une forme de planification souple. J’ai vu resurgir les mêmes fantômes, dans les années 80 et 90, à propos de la politique industrielle, alors que ce qui était proposé ne visait qu’à renforcer la coopération entre nos États membres, dans les domaines de la technologie et de la recherche-développement. Ce que l’État fédéral et les Länder pratiquent d’ailleurs avec succès !

Enfin, quel a été le plus farouche adversaire, sinon l’Allemagne, de certaines propositions du Livre blanc de 1993 sur la croissance, la compétitivité et l’emploi ? Rappelons qu’après l’approbation de ce Livre blanc par le Conseil européen de décembre 1993 il a été impossible d’obtenir l’accord de l’Allemagne pour financer, notamment par un emprunt communautaire, une partie du programme de grands réseaux d’infrastructures jugés pourtant nécessaires pour la pleine efficacité du marché unique et pour un aménagement plus harmonieux du territoire européen.

Est-ce trop demander que d’accepter, au nom du respect de nos diversités et de nos traditions, l’autre comme il est, l’autre qui accepte d’ailleurs de se conformer aux règles et aux disciplines communes prévues par le traité ? Car, pour revenir au gouvernement économique, c’est bien du traité qu’il s’agit. Rappelons à ce sujet les dispositions de l’article 103 : « Les États membres considèrent leurs politiques économiques comme une question d’intérêt commun et les coordonnent au sein du Conseil conformément à l’article 102 A. […] Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur recommandation de la Commission, élabore un projet pour les grandes orientations des politiques économiques des États membres de la Communauté. […] Sur la base des conclusions du Conseil européen, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, adopte une recommandation fixant ces grandes orientations... ».

Appelez cela comme vous le voulez, mais laissez les Français interpréter ces dispositions comme l’esprit et la pratique d’un gouvernement économique. Surtout, appliquons le traité, ce qui aurait dû commencer formellement au début de la deuxième phase de l’UEM, c’est-à-dire au 1er juillet 1994. Et ne vous étonnez pas si certains dénoncent à juste raison le fait que cet exercice de concertation et de coopération n’ait été jusqu’à présent suivi d’aucun effet pratique. Nous en sommes restés à une discussion de salon.

La meilleure preuve en est fournie par la conception même du pacte de stabilité proposé par M. Waigel. Il se limite à la surveillance des déficits publics et aux sanctions envers les pays qui ne respecteraient pas les critères. C’est nécessaire mais non suffisant pour convaincre des personnes qui, comme moi, ont constamment apporté leur contribution à la construction d’une Europe unie qu’ils veulent forte, prospère et solidaire.

Je le répète, le traité, tout le traité, rien que le traité. Dans cet esprit, nous devons élaborer un pacte de stabilité et de croissance rétablissant la confiance entre les États membres, redonnant de la crédibilité au projet européen et permettant de réaliser, avec succès et avec profit pour nos citoyens, une Union économique et monétaire. Nous disposerons ainsi, dans le respect de la subsidiarité, des instruments pour réaliser un développement durable et assurant la bonne harmonie entre l’économie et le monétaire, le politique et le social. N’est-ce pas cet idéal qui a conduit l’Allemagne fédérale à démontrer depuis longtemps qu’elle se voulait un pionnier de l’unification politique de l’Europe ?

Mon amitié avec les Allemands et mon engagement précoce en faveur de l’unification de votre pays m’autorisent à espérer que, comme par le passé, nous arriverons enfin à nous comprendre et à agir ensemble. C’est la raison qui m’a conduit, une fois de plus, à engager un débat rude et franc. Mais n’est-ce pas l’exigence d’une amitié authentique ?

(1) Selon les dispositions de l’article 2 du traité.

 

Réponse à Giscard

Le mauvais coup

Ce n’était vraiment pas le moment de donner, par un appel à la dévaluation du franc, des arguments à ceux des Allemands qui dénoncent déjà « le retour du laxisme français » !

Me voilà requis d’ajouter à ma lettre à un ami allemand une courte missive à un ami français. Le président Giscard d’Estaing vient en effet de jeter un sacré pavé dans la mare, au moment où le climat de morosité et d’inquiétude atteint son paroxysme. Ce n’est pas la proposition en soi qui constitue le choc, mais le fait qu’elle émane d’une personnalité dont les lettres de créance en matière européenne sont impressionnantes, et notamment dans le domaine monétaire. Au point que, par un art de contre-pied dont l’histoire est familière, il recueille le soutien de tous ceux qui, même s’ils s’en défendent, sont hostiles à l’Union économique et monétaire.

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de répliquer par un « Circulez, il n’y a rien à voir ». En démocratie, il n’y a pas de sujet tabou, même et surtout si les marchés des capitaux froncent le sourcil. Après tout, en Allemagne, la discussion sur les critères est vive entre les intégristes du 3 % – pas un centième de plus – du déficit budgétaire par rapport au PNB, et ceux qui pensent (mais se taisent) que le traité doit être interprété dans son esprit et dans le contexte de la dynamique économique des années 1997-1998.

Rappelons la base du raisonnement de VGE : le dollar est sous-évalué par rapport aux monnaies fortes de l’Europe, et celle-ci en paie le prix, depuis quelques années, par un déficit de croissance. Ce qui est vrai. Par conséquent, les autorités françaises annoncent qu’elles visent un rapport de 7 entre le futur euro et le franc français (alors que le cours actuel est d’environ 6,50 francs). Ce qui, si les marchés ratifiaient cette parité dès le lendemain, aboutirait à dévaluer le franc non seulement par rapport au dollar mais aussi par rapport aux monnaies européennes, dont en premier lieu le deutschemark. Présentation subtile, sous la forme d’un billard à trois boules, la boule dollar touchant immédiatement la boule deutschemark.

Première question qui se pose alors : le franc est-il surévalué par rapport au mark ? Rien ne permet d’accréditer cette thèse, ni les mouvements de taux effectifs de change intervenus depuis les tempêtes monétaires de 1992-1993, ni l’état satisfaisant de notre compétitivité face à la production allemande.

Deuxième question : que pourrait-on espérer d’une telle dévaluation de l’ordre de 8 % ? Une baisse des taux d’intérêt, alors que ceux-ci sont au plus bas depuis longtemps ? Cela ne se décrète pas, à moins de laisser filer le taux de change. On peut même craindre que la France ne perde une part de la crédibilité qu’elle a chèrement acquise en matière de lutte contre l’inflation et de rétablissement de ses comptes extérieurs, lesquels sont fortement excédentaires. On peut également redouter que, de ce fait, nos taux d’intérêt à long terme n’augmentent, par suite d’anticipations négatives et aux dépens des conditions financières de l’investissement.

Troisième question : à supposer que tout se passe selon le scénario idéal, pourrions-nous en attendre rapidement un surcroît de croissance et un allégement des contraintes – il est vrai très rudes – qui pèsent sur notre économie ? Je ne le crois pas. On ne résout pas par une mesure conjoncturelle des problèmes de nature structurelle comme le poids des déficits publics et le faible contenu en emplois de notre croissance. La France n’échappera pas à l’impérieuse nécessité de l’adaptation de son économie à la nouvelle donne en matière de compétition et de progrès scientifique accéléré.

Il y avait certes d’autres chemins pour réaliser ces ajustements et participer à l’UEM que celui choisi par le gouvernement. Le refus d’une dévaluation du franc, solution illusoire, ne veut pas dire approbation de la politique actuelle. Mais on ne peut récrire l’histoire récente des erreurs commises, ni les réparer par une manipulation monétaire.

Enfin – et tel est le sens de ma lettre à un ami allemand –, il y a mieux à faire que de souffler sur les braises, faute d’un dialogue franc et amical, dans les relations entre l’Allemagne et la France. Je le rappelle, il s’agit de réaliser l’Union économique et monétaire (je souligne le mot « économique ») dans le droit-fil même du traité de Maastricht. Or tel n’est pas l’esprit du pacte de stabilité actuellement discuté, qui, en ne mettant l’accent que sur la discipline budgétaire, tend à créer un déséquilibre inacceptable entre une forte capacité monétaire et une absence de contrepoids économique et politique. C’est pourquoi nous avons besoin d’un accord explicite de nos partenaires sur un pacte de stabilité et de croissance, confirmant qu’une monnaie stable est au service du développement et de l’emploi.

Ce n’était donc pas le moment de donner, avec cette proposition de VGE, des arguments à ceux qui, en Allemagne fédérale notamment, fuient ce débat ou le récusent. D’ailleurs, ils ne s’y sont pas trompés et ont immédiatement dénoncé « le retour du laxisme français » et brandi leur diktat du 3,00 %, sans prendre en compte ni le traité ni les réalités économiques.

Dommage, vraiment dommage ! D’autant que nous aurons encore besoin de VGE, par ailleurs président du Mouvement européen international, pour gagner la bataille en faveur d’une Union européenne politiquement forte et solidaire.