Article de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, dans "L'Humanité" du 24 février 1998, intitulé "Communisme d'aujourd'hui : le choix de la personne humaine".

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Circonstance : 150ème anniversaire de la publication du "Manifeste du parti communiste" par Karl Marx et Friedrich Engels, le 23 février 1998.

Média : L'Humanité

Texte intégral

Cent cinquante ans après la publication du « Manifeste » de Marx et Engels, Robert Hue souligne que « si nous sommes communistes » aujourd’hui, ce n’est pas par révérence envers des « pères fondateurs », mais « parce que nous sommes convaincus que notre époque n’est pas celle de la fin de l’histoire, avec un capitalisme pour toujours triomphant ».
« L’HUMANITE » a récemment permis à ses électeurs de découvrir ou de relire « le Manifeste du parti communiste », de Marx et Engels, qui fut publié le 23 février 1848. Voici quelques jours, un ami m’a montré le texte d’un discours de Tocqueville, prononcé moins d’un mois avant la publication du « Manifeste ». C’était le 29 janvier 1848. Il s’adressait aux députés en ces termes : « Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières… Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telle loi, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur laquelle elle repose aujourd’hui ? » Et dans ses « Souvenirs », Tocqueville raconte qu’il envisageait alors d’écrire avec ses amis un « manifeste » dans lequel il montrerait que la Révolution française ayant détruit tous les privilèges en avait laissé subsister un, « celui de la propriété », et que « ce privilège isolé au milieu d’une société nivelée » n’était plus « à couvert ». « Bientôt, annonçait-il, les principales questions de la politique rouleront sur des modifications plus ou moins profondes à apporter au droit des propriétaires. »
Evidemment, les « propriétaires » en question n’étaient autres que les propriétaires des « moyens de production » — les capitalistes — dont la domination de classe était mise en évidence par Marx et Engels. Tocqueville avait sur ce point raison : les « principales questions de la politique » ont bien en effet depuis lors « roulé » sur la contradiction entre le « droit » des « propriétaires » capitalistes à exploiter le travail salarié et à s’en accaparer les fruits, et l’aspiration des êtres humains à vivre enjeux, dans une société plus solidaire. Et les luttes sociales ont bien été marquées par des avancées — et parfois aussi des reculs — dans la mise en cause « plus ou moins profonde » de ce « droit ».
Cent cinquante ans ont passé. Les antagonistes soulignés par le « Manifeste » sont, sous des formes évidemment inédites, tout aussi fondamentaux dans la société d’aujourd’hui. Le capitalisme n’est certainement pas devenu « meilleur » ! Ce qu’il a dû céder au cours d’un siècle et demi d’affrontement avec les forces du travail et du progrès social et humain, il n’a de cesse de le remettre en cause, en s’appuyant sur la situation de crise qu’il a lui-même provoquée. Il s’est emparé des formidables innovations de notre temps, pour les retourner contre les êtres humains. Au point que désormais, pour beaucoup, « progrès » des connaissances et des technologies sont devenu synonyme de chômage massif et de régression sociale.

Une cruelle actualité.

Il flatte comme jamais le désir de consommer, mais il prive de cette possibilité ceux auxquels il s’adresse, déchire le tissu social en y jetant la violence du plus extrême dénuement et en y creusant de béantes inégalités. « En haut, le monde qui marche, en bas le monde sur qui l’on marche », disait Victor Hugo. C’est à nouveau d’une cruelle actualité. Et comment ne pas comprendre que tant d’hommes et de femmes cèdent à une terrible angoisse de l’avenir quand le présent s’appelle désormais chômage des jeunes, précarité grandissante des emplois, violences urbaines, trafic de drogue, pollution et mise en cause de l’environnement, développement des mafias, spectre de la guerre qui ressurgit ?
Les tenants de l’ultralibéralisme — véritables extrémistes de la « liberté » pour les capitaux de sacrifier les êtres humains — expliquent doctement que tel serait le destin du monde moderne, la clé de son dynamisme. Qu’il s’agirait d’une révolution inexorable. A l’aune de ces nouvelles tables de la loi, on ne devrait plus compter les pays selon le niveau de vie assuré à leurs citoyens, mais selon leurs capacités à faire baisser « le coût du travail », à mettre en pièces ces « rigidités » qui s’appellent « salaire minimum » ou « protection sociale », à balayer leurs acquis sociaux, à déréglementer, délocaliser, privatiser. Croissance financière et indices boursiers devraient désormais être considérés comme plus significatifs de l’activité économique que le rythme de la production industrielle, la courbe des services, l’allure de la réussite scolaire et universitaire, le taux d’emploi ou l’efficacité de la protection sociale. « Mondialisation », mise en concurrence sauvage des peuples appelés à rivaliser dans les sacrifices consentis aux grands groupes industriels et financiers, effacement des nations, guerre économique sans cesse attisée…

Dépasser le capitalisme

Il faudrait faire place nette au « libre jeu » des « marchés » appelés à gouverner le monde. Les entreprises transnationales et les institutions financières auraient tous les droits et les Etats seulement des devoirs, comme vient de le montrer la négociation entre pays riches du projet d’accord multilatéral sur l’investissement…
En réalité — cette « affaire » de l’AMI l'illustre une fois de plus — la toute-puissance des marchés, cette financiarisation à tout crin, les souffrances individuelles et sociales comme les reculs de civilisation qui en résultent ne doivent rien à une insaisissable fatalité. Ils découlent de décisions, de choix, donc d’une responsabilité humaine, d’une politique. Et ils trouvent leurs racines dans un système social que Marx et Engels ont appelé par son nom : le capitalisme. Avec ce qui le caractérise et qui sans aucun doute dépasse aujourd’hui en ampleur ce qu’ils avaient pu imaginer de leur temps : l’exploitation et l’appropriation du travail humain et de ses résultats, la confiscation aux individus de savoirs — aujourd’hui considérables — dont ils sont séparés, de pouvoirs — indispensables à la vie d’une société sans cesse plus complexe — qui leur échappent. Bref, des aliénations d’autant plus intolérables qu’elles contredisent, freinent, voire tirent en arrière les progrès de civilisation à l’aube du troisième millénaire.
Marx et Engels ont bien montré le capitalisme comme un système social non pas établi de tout temps et pour l’éternité, mais dans l’histoire des sociétés. Aujourd’hui plus encore qu’hier, le problème posé à l’humanité pour avancer est de le dépasser. Cent cinquante ans après, alors que tant de choses ont changé, et quand bien même le beau nom de « communisme » a été entaché et même trahi de façon que l’on sait, la raison d’être des communistes, d’un Parti communiste français est bien réelle ; ancrée dans le mouvement même de la société.

Pas de changement par « décret »

Si nous sommes communistes en 1998, ce n’est pas par révérence envers des « pères fondateurs » du XIXe siècle, par nostalgie ou seulement par le respect que nous devons à ce qu’ont fait avant nous des générations de communistes français. Nous sommes communistes parce que nous sommes convaincus que notre époque n’est pas celle de « la fin de l’histoire », avec un capitalisme pour toujours triomphant. Parce que nous voyons bien qu’il est au contraire l’obstacle à lever, le verrou à retirer afin de libérer les capacités créatrices des hommes et des femmes d’aujourd’hui pour construire leur bonheur et leur liberté. Parce qu’il faut le dépasser pour ouvrir un nouvel âge de la civilisation, du développement des êtres humains et des sociétés. Et parce qu’un Parti communiste moderne et dynamique est l’atout indispensable pour contribuer à ce que notre peuple rejette les contraintes et les reculs qu’on lui impose au nom de la « rentabilité » des capitaux, et dans le même mouvement qu’il construise et fasse avancer son projet de transformation de la société, d’avancée civilisatrice et humaine. A l’heure où l’on ne cesse d’invoquer la « fatalité » du règne des marchés et de proclamer périmée la dignité d’une action politique transformatrice, notre visée communiste est fondée sur la conviction que l’histoire ne se joue pas dans le dos des peuples, mais qu’ils peuvent, s’ils le veulent, s’y faire entendre. Elle est donc appel à la réflexion, à l’initiative créatrice, combat pour voir reconnue pleinement à notre peuple sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à construire et à maîtriser son avenir.
Nous parlons de notre visée communiste non pas comme d’un projet clé en main pour une société nouvelle qu’il serait un jour possible de « décréter ». Nous avons la conviction que dans tous les problèmes auxquels notre peuple et notre société sont aujourd’hui confrontés, c’est le capitalisme et ses logiques d’exploitation, d’exclusion, de division, de domination qui sont en cause. Pour résoudre ces problèmes, il faut faire reculer ces logiques, jusqu’à leur en substituer d’autres, fondées non plus sur la recherche de la rentabilité financière des capitaux mais sur un choix de société : le choix de l’individu humain et de son épanouissement.
Ce choix de la libération, de l’épanouissement de l’être humain comme but et moyen de la transformation sociale est précisément le cœur de notre visée communiste. On sait qu’avec le capitalisme — et plus encore avec sa fringale financière actuelle —, l’argent, de moyen qu’il était pour réaliser les fins des hommes, est devenu une fin en soi, absolue, tyrannique.

Réaccorder fins et moyens

Et c'est l'homme qui est devenu moyen : on l’embauche ou on le licencie, on l’exploite ou on le brime pour « faire de l’argent ». La visée communiste, c’est la lutte pour remettre à l’endroit moyens et fins, pour réaccorder modernité et progrès humain. Parce que c’est le chemin d’une efficacité économique nouvelle, d’une véritable justice sociale, d’une authentique démocratie politique, d’une éthique exigeante qui s’attache à restituer sa dignité à la personne.
Cela veut dire faire prévaloir une autre orientation de l’argent, non plus prioritairement et massivement vers la finance, mais vers l’emploi et le progrès social. C’est nécessaire pour s’attaquer vraiment au chômage. Et c’est, incontestablement, une mise en cause directe du « droit » des détenteurs de capitaux à les utiliser à leur guise : bref, une mise en cause d’un élément essentiel du capitalisme. C’est si vrai que la mesure qui s’avère immédiatement nécessaire dès lors que l’on veut ainsi réorienter l’utilisation de l’argent est la conquête par les salariés de droits nouveaux dans l’entreprise et dans la société pour être informés des mouvements de capitaux et pouvoir intervenir sur leur affectation. Là encore c’est, au cœur du capitalisme, la toute-puissance patronale qui est mise en cause.
Cela veut dire un dépassement du marché capitaliste du travail — où ne s’affrontent que des « forces de travail » considérées comme « marchandises » à prendre ou à jeter — par la garantie d’une sécurité d’emploi et de formation. Ou bien encore l’établissement de la coopération et du partage des coûts en lieu et place des rivalités destructrices de la concurrence ; un rôle moteur donné aux entreprises publiques avec pour finalité la promotion de l’intérêt général ; une productivité fondée sur la valorisation des ressources humaines, les impératifs du « développement durable », l’intervention des salariés ; une société où le surmenage des uns n’aille plus de pair avec le chômage des autres, mais où s’établissent de nouveaux rapports temps de travail - temps libre et un contenu nouveau pour chacun d’eux.

Notre visée n’est pas un dogme

Cela veut dire encore des individus qui ne soient plus victimes broyées du délitement du tissu social, mais qui s’emploient à faire vivre une « société solidaire », qui se sentent membres égaux d’un « corps politique », d’une nation, d’une même République. Avec un droit à la ville repensé et une vie urbaine recomposée dans la sûreté. Avec le refus des ségrégations, des racismes, des replis communautaires. Avec la reconnaissance enfin accomplie du rôle des femmes. Avec des pouvoirs qui ne soient plus confisqués en quelques mains — des puissants, des élites, des experts, de l’Etat — mais qui soient rendus à des citoyens acteurs et décideurs. Avec une vie politique réaccordée à la société civile. Avec une construction européenne réorientée, pour une Europe qui soit une véritable communauté d’entraide, d’espoirs partagés et de réalisations.
Cela veut dire enfin la lutte pour de toutes autres règles du jeu mondial. Non plus celles du droit du plus fort, du mépris et de l’écrasement du plus faible. Non plus celles des inégalités, mais celles du codéveloppement. Non plus celles de la terreur militaire, mais celles de la confiance, de la négociation, de l’atténuation des tensions par des moyens politiques. On le voit, tous ces choix — et il en est bien d’autres à imaginer et à construire dans l’échange citoyen — concernent notre société. Ils engagent son avenir. En même temps, ils constituent de grandes orientations proposées face aux problèmes d’aujourd’hui. C’est pourquoi nous les versons sans attendre en contribution aux débats de notre peuple, à sa volonté si forte de dire son mot, d’être écouté et entendu, d’intervenir. Ils constituent l’apport des communistes aux initiatives et aux rassemblements nécessaires à la transformation de la société dans un sens plus humain. Un apport dont nous souhaitons faire par nos actes la preuve qu’il est utile, résolu, constructif.
Ce sont bien sûr nos idées. Elles constituent notre visée communiste. Mais, je l’ai dit, nous ne nous sentons nullement propriétaires du communisme. Il est notre engagement, il n’est pas notre « dogme ». D’autres utilisent d’autres mots pour dire leur espérance et leur volonté de transformation sociale. Et nous ne faisons nullement la fine bouche dès lors qu’il s’agit d’avancer concrètement, de faire bouger les choses dans le bon sens. D’autant que nous le savons et nous le disons clairement et avec force : aucun parti, fût-il le nôtre, ne peut à lui seul concevoir et entreprendre une entreprise historique aussi vaste que celle de la transformation de la société, encore moins la considérer comme sa tâche exclusive. D’ailleurs vouloir, comme nous le faisons, l’épanouissement des individus et le respect des personnes, c’est choisir résolument le pluralisme.
C’est bien dans cet esprit que nous avons décidé de tenir tout notre place au sein de la majorité plurielle et du gouvernement. Parce que les électeurs l’ont voulu ainsi, estimant qu’une gauche qui se priverait du concours des communistes serait handicapée face à la droite et au Front national. Parce que nous n’avons voulu perdre aucune occasion d’améliorer une situation douloureuse et dégradée pour beaucoup. Parce que la « culture du débat » est désormais un acquis à gauche, que l’opinion apprécie la franchise sans « langue de bois » qu’elle permet, et qu’elle est propice à l’intervention citoyenne nécessaire pour réussir.

Un apport original

Voilà bien ce qui continue de nous guider aujourd’hui. Nous ne mettons pas entre parenthèses notre visée communiste en la sacrifiant aux « contraintes » de la gestion et de l’union. Et nous ne privilégions pas davantage l’opposition aux autres composantes de la gauche sous prétexte qu’elles ne la partagent pas. Plus qu’en termes d’opposition, ou même de « différence », c’est en termes d’apport original et efficace, parce que nous sommes communistes, que nous voulons définir nos rapports avec elles. Nous sommes au sein de la gauche et pleinement nous-mêmes. Avec nos idées, notre choix d’être le relais des attentes des citoyens, un trait d’union entre leurs aspirations et la majorité, le gouvernement. C’est ainsi, pensons-nous, face aux immenses pressions de la droite et aux résistances du CNPF, que nous pouvons contribuer à faire avancer du même pas la réussite du gouvernement et l’action pour la transformation sociale. C’est en ce sens que nous déployons tous nos efforts.