Article de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche, président de Force démocrate et président délégué de l'UDF, dans "Le Monde" du 28 novembre 1996, sur l'engagement de la France à la monnaie unique, intitulé "Appel aux militants de l'Europe".

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  • François Bayrou - Ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Il y eut un temps où la véritable composition d’un métal précieux se jugeait au frottement sur un morceau de jaspe. C’était la pierre de touche qui permettait de savoir, au-delà des apparences, à quoi l’on avait affaire.

Voilà l’Europe, par euro interposé, devenue la pierre de touche de la politique française. L’entreprise européenne, la plus grande aventure historique de notre pays depuis la guerre, est désormais placée en situation de risque. L’Europe prend tous les coups. Des interventions successives tendent à inscrire dans les esprits l’idée que les difficultés françaises proviennent de la préparation de l’euro, et donc de la volonté européenne, exprimée dans le traité de Maastricht. Les uns expliquent qu’on lui doit la politique de rigueur et les restrictions budgétaires ; les autres qu’en accrochant le franc au mark elle nous fait prisonniers d’une politique monétaire décidée ailleurs, pour d’autres intérêts que les nôtres, et que nous voilà placés à la remorque de l’impérieuse et perfide Germanie. Ce message subliminal qui gouverne toutes les interventions prélude à la reconstitution d’un front du scepticisme européen et de la méfiance à l’égard de l’Allemagne, d’où viendraient tous nos maux.

Dans ce combat, ceux qui croient que l’intérêt de la France et l’idéal européen sont indissociablement liés ont du mal à trouver leur argumentaire et à rassembler leurs forces éparses.

Je voudrais reprendre quelques-uns de ces arguments et lancer un appel.

Premier argument : l’intérêt de la France et l’intérêt de l’Allemagne ne sont pas antagonistes. Il y a eu un temps où on pouvait l’affirmer : c’était l’époque où la France ne s’endettait pas et où elle exportait peu. Aujourd’hui, heureusement, elle est devenue, comme l’Allemagne, une grande puissance exportatrice et comme l’Allemagne, malheureusement, elle doit beaucoup emprunter pour vivre.

Nos intérêts sont convergents. La baisse des taux d’intérêt, en particulier, nous permettra d’économiser plusieurs dizaines de milliards dans la gestion de notre dette. Nous n’avons pas intérêt à un effondrement de la monnaie qui nous contraindrait à une hausse des taux. Qu’on en juge : les taux d’intérêt réels britanniques, malgré la remontée actuelle de la livre, sont près du double des taux d’intérêt français. Si, d’ailleurs, la valeur actuelle du couple franc-mark était si avantageuse pour l’Allemagne et si nuisible à la France, nous devrions être très déficitaires dans nos échanges avec notre puissant voisin. Or nous sommes largement excédentaires, de plus de 8 milliards de francs !

Deuxième argument : il n’y a pas de lien automatique entre la croissance et la dévaluation. L’Italie a procédé à une dévaluation « compétitive » en 1992. Si cette situation lui avait apporté la prospérité et l’emploi, croit-on qu’elle aurait consenti les efforts qui ont été les siens pour revenir dans le système monétaire européen ? En réalité, les croissances italienne et espagnole, depuis la dévaluation, ont été strictement parallèles à la croissance française, au dixième de point près. La destruction d’emploi a été chez eux très supérieure à la nôtre. Et la croissance britannique, il est vrai meilleure, relève davantage de son appartenance au monde anglo-américain, dont le cycle est différent du nôtre, que de la valeur de sa monnaie. La preuve : si l’avantage monétaire était aussi important qu’on le dit, le commerce extérieur entre la France et le Royaume-Uni aurait dû s’effondrer à notre détriment et consacrer le triomphe du pays à monnaie faible. C’est le contraire qui s’est produit : nous avons non seulement maintenu notre excédent par rapport à la Grande-Bretagne, mais nous l’avons largement accru ! Il est désormais, avec 25 milliards, notre premier excédent commercial !

Troisième argument : les contraintes ne viennent pas de l’extérieur. Ce n’est pas pour les beaux yeux de Maastricht que nous faisons les efforts de sérieux qui sont les nôtres, c’est dans notre intérêt. Si la perspective de la monnaie européenne n’existait pas ou se trouvait détruite, nous devrions consentir des efforts beaucoup plus importants pour diminuer notre dépense publique. Si nous n’étions plus adossés à la puissante alliance de banques centrales qu’a créée cette perspective, nous ne pourrions pas continuer à emprunter à des taux modérés un milliard de francs par jour. On verrait alors la rigueur imposée et subie se substituer à la maîtrise raisonnée de la dépense publique. Même chose pour les taux d’intérêt : ces taux qui mériteraient de baisser, ce sont aussi ceux de l’épargne des Français, en particulier du Livret A. Si, comme certains nous le disent, le bon taux, c’est le taux zéro, il faudra expliquer à l’épargne française modeste qu’elle ne doit plus être rémunérée.

Quatrième argument : la première raison de défendre nos engagements en matière de monnaie unique, c’est l’emploi. Nous venons d’en avoir une illustration grandeur nature. La réélection de Bill Clinton a consacré une réussite économique. C’est parce que le chômage a presque disparu des États-Unis que les Américains ont plébiscité leur président. La société américaine n’est ni plus solide, ni plus cohérente, ni plus avancée technologiquement, ni mieux éduquée que la nôtre. Elle est plus flexible, c’est vrai, même si cela a un coût social.

Et elle dispose de l’arme du dollar. Et ce n’est pas une arme théorique : toutes les monnaies du monde sont à la recherche du meilleur équilibre entre le niveau de la monnaie et celui des taux. Pour la plupart d’entre elles, les deux avantages sont inconciliables : si la monnaie baisse, les taux montent, parce qu’il faut rémunérer dans l’avenir la prise de risque que représente une monnaie discutée. Au contraire, si les taux sont bas, c’est que la monnaie est forte, considérée en soi comme une valeur refuge. Seule, dans la longue période, l’Amérique a réussi, grâce au dollar, à obtenir en même temps une monnaie basse qui lui permet de pratiquer le dumping monétaire, et des taux d’intérêt bas qui lui permettent de financer au moindre prix sa croissance. C’est le dollar qui draine vers les États-Unis l’épargne mondiale malgré les déficits budgétaires et commerciaux du géant américain. Lorsque dans une compétition aussi âpre qu’une guerre commerciale, dont dépend si fortement notre avenir, il est prouvé que le concurrent possède une arme absolue, il n’est qu’un devoir et qu’une urgence : apporter cette arme à son camp pour équilibrer les forces.

Cinquième argument : il n’y aura pas de monnaie européenne si la France et l’Allemagne, qui en sont les deux fondateurs principaux, ne sont pas liés par un pacte de confiance transparent, indissoluble et imperturbable. C’est pourquoi toute proposition qui vise à rompre le pacte de confiance entre Français et Allemands vise en réalité l’existence même de la monnaie européenne qu’ils cofonderont. Beaucoup ne s’y sont pas trompés au moment des récentes propositions de dévaluation du franc par rapport au mark. Il suffit de faire la liste des soutiens déclarés et enthousiastes à cette proposition pour voir qu’elle recouvre exactement le camp du « non » au traité d’Union européenne, de droite comme de gauche.

Si l’on veut qu’un jour prochain l’Europe dispose de l’arme d’une monnaie attirante pour défendre ses chances dans la bataille économique, il faut en vérité adopter la démarche exactement inverse et entrer dans l’esprit d’une vraie alliance. Cet esprit est forcément de compréhension mutuelle. Les Français doivent comprendre ce que représente le mark pour l’Allemagne, comme élément d’affirmation nationale, et quelle expérience dramatique pour leur pays et pour le monde les Allemands ont eu de l’inflation. Il n’est pas réaliste et pas respectueux de proposer à l’Allemagne l’inflation et la dévaluation comme condition de la réalisation de la monnaie. Les Allemands, réciproquement, doivent comprendre que, pour les Français, la monnaie ne peut pas être uniquement affaire de banquiers. La monnaie, pour nous, est aussi l’affaire des peuples. Il est légitime d’obtenir une vraie application de l’article 103 du traité, qui prévoit, parallèlement à l’autorité monétaire, une autorité politique qui défende aussi la croissance et l’emploi.

Enfin, sixième argument : l’enjeu de ce débat, ce n’est pas l’euro, c’est l’Europe. Après les débats des années 50, il a été décidé de faire l’Europe par l’économie, par le marché, par la monnaie. Ce fut l’œuvre solidaire et jamais interrompue des dirigeants français, de Robert Schuman, du général de Gaulle, de Georges Pompidou, de Valéry Giscard d’Estaing, de François Mitterrand et, aujourd’hui, de Jacques Chirac. Chacun à son tour décida de porter le flambeau, de résister à toutes les pressions et à toutes les tentations pour progresser obstinément vers ce but. En même temps, les menaces ont grandi. L’Union a élargi ses perspectives géographiques et historiques. Mais elle a du mal à gérer sa croissance. Elle est dans un moment de très grande fragilité. Elle n’existe avec force, de manière cohérente et profondément solidaire, que par le but qu’elle s’est assigné de se donner une monnaie qui réalisera définitivement l’entreprise économique. Si, pour une raison ou pour une autre, par égoïsme ou par méfiance, l’entreprise se brisait, c’est l’Europe qui se briserait et d’autres logiques historiques qui se retrouveraient d’actualité, conflits économiques, dévaluations compétitives, alliances de revers, luttes d’influence. Cet horizon, nous le connaissons : le XXe siècle nous dit assez ce qu’il fut pour nous et pour l’Europe.

Si ces arguments sont vrais, le moment est crucial. Le combat est difficile. Ceux qui ne veulent pas de l’Europe font flèche de tout bois pour nourrir la méfiance entre l’Allemagne et la France et compromettre l’entreprise. Leur influence est grande dans une opinion dont ils nourrissent l’inquiétude. Ce combat ne sera pas gagné sans un engagement fort. Pour tous ceux qui se reconnaissent dans l’idéal européen et dans la perspective du traité d’union, pour tous ceux, à quelque bord qu’ils appartiennent, qui croient que c’est l’intérêt de la France, l’intérêt national de livrer ce combat, il est temps de rompre avec la logique de division, de faiblesse et d’isolement. Qu’ils appartiennent au monde politique ou à la société civile, il est temps que se crée entre eux un peu de la solidarité et de la volonté d’agir ensemble qui est désormais celle des anti-européens. Sans cela, nous risquons de perdre à la fois la bataille et la guerre.