Texte intégral
La Une : Jean-Pierre Chevènement, tout d’abord un mot sur votre opposition à l’intervention de la France en Irak et dans le conflit de la guerre du Golfe.
Jean-Pierre Chevènement : François Mitterrand avait expliqué en substance qu’il fallait être présent dans la guerre pour être présent dans la paix. La suite des évènements a montré que la France était totalement absente de ce qu’il a été convenu d’appeler le « processus de paix ».
La Une : Et l’embargo sur l’Irak ? Où en est-on de cet embargo ? A-t-il été partiellement levé ? Quelles sont vos informations en la matière ?
Jean-Pierre Chevènement : L’Irak reste un pays étroitement surveillé et contrôlé par les États-Unis. Selon la thèse que les EU ont fait prévaloir au conseil de sécurité, l’Irak n’aurait pas accepté son désarmement en matière d’armes de destruction massive. Cette thèse n’est absolument pas réaliste. Par rapport à des pays comme l’Iran ou la Turquie, qui comptent 60 millions d’habitants et qui ont des forces armées surdimensionnées, l’Irak est aujourd’hui un poids-plume.
L’Irak est en réalité géré comme une réserve pétrolière par les EU. On tirera sur le pétrole irakien quand on en aura besoin. Il se peut, et c’est un argument pour une levée progressive de l’embargo, que compte-tenu de l’envolée des cours (le prix du baril est actuellement à 25 dollars), et des perspectives de croissance aux EU et en Asie, que l’étau de l’embargo se desserre quelque peu sur l’Irak. Mais je crois qu’il faut se garder de spéculations abusives. Aujourd’hui l’Irak n’est autorisé à commercialiser que 2 milliards de dollars par semestre. Quand on fait le calcul, cela représente 5 ou 6 dollars par Irakien et par moi. Cela permet à peine au peuple irakien de survivre.
Selon un rapport de la FAO, organisation dépendant de l’ONU, le nombre d’enfants morts de malnutrition ou faute de soins dépasse le demi-million ! Si on voulait faire le compte des conséquences de cet embargo qui a duré six ans, je crois que nous ne serions pas loin du million !
La Une : Comment expliquez-vous que François Mitterrand se soit soumis à la politique américaine ?
Jean-Pierre Chevènement : Je crois qu’il faut replacer l’éclatement de la guerre du Golfe dans le contexte de l’époque. La réunification allemande était en marche, d’où un moment de profond déséquilibre de la politique étrangère française. Il y avait la tentation de se jeter sous les jupes des EU. C’est un élément important. D’autre part, François Mitterrand était fondamentalement atlantiste, même si je crois qu’il a vu par la suite que la participation française à la guerre, non seulement n’a valu aucun avantage à la France, mais au contraire a entrainé pour elle tous les inconvénients que j’avais d’ailleurs annoncés. Ce fut un coup très dur porté à l’image de la France dans le monde arabo-musulman, au Maghreb et notamment en Algérie, un coup de fouet donné à l’intégrisme.
La Une : D’après vous, le président Chirac a-t-il réussi à redorer cette amitié ancestrale ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que c’est un des domaines de la politique étrangère où le président de la République a pris des initiatives positives. Qu’il s’agisse du Liban, du processus de paix, des discours qu’il a prononcés qui étaient courageux, aussi bien en Israël qu’en Palestine et s’agissant de l’embargo sur l’Irak. On aimerait que la diplomatie française suive.
La Une : Peut-on dire que le FIS en Algérie ou bien les EU via l’Arabie Saoudite, contribueraient à raviver l’intégrisme islamique en Algérie pour déstabiliser les intérêts français ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est plus profond. Les EU ont toujours soutenu des régimes intégristes de type conservateur, notamment les monarchies pétrolières. Partout ils jouent la carte de l’islamisme. Nous l’avons vu en Afghanistan, non seulement par antisoviétisme, mais aussi pour les raisons pétrolières et gazières. Au fond, la nature du régime leur importe peu, dès lors que le pétrole peut couler en sécurité.
Les EU ont d’ailleurs fait une erreur sur l’Iran, car ils ont contribué à la fin du Shah en donnant un « feu orange » à Khomeyni-ci, que celui n’attendait absolument pas, et qui s’est comporté comme nous savons à travers une nouvelle variété d’intégrisme. Les EU semblent prêts à favoriser un intégrisme modéré ou conservateur. En tout cas conservateur des intérêts américains ! En revanche, ils se méfient maintenant de tout ce qui peut contribuer au terrorisme, dans le monde arabo-musulman ou même chez eux.
Leur attitude comporte quand même une certaine ambiguïté en Algérie, où ils soutiennent évidemment un processus « à la soudanaise », qui consisterait à pousser l’armée à trouver un compromis avec le FIS. Car en Algérie, il t a du pétrole et il y a aussi du gaz.
La Une : Quant à la situation française, vous nous dites être en accord avec la politique étrangère du président de la République…
Jean-Pierre Chevènement : Je n’ai pas dit ça. Je perçois et j’approuve les inflexions qui ont été données par Jacques Chirac dans le domaine de la politique arabe et méditerranéenne. J’aurais mauvaise grâce à ne pas le faire, parce que je serais en désaccord avec moi-même. Mais je vois la contradiction entre cette politique étrangère et, par ailleurs, la réintégration de l’Otan par la France.
La Une : Vous êtes pour l’Europe des nations comme Villiers ou Goldsmith. Pourquoi ne pas envisager une alliance ?
Jean-Pierre Chevènement : Je suis pour l’Europe des nations. Mais dans les nations, il y a place pour un large débat. Les nations ne sont pas des réalités figées. Il y a un débat politique dans chaque pays. Il est tout à fait légitime. Philippe de Villiers défend par exemple, sur le plan des problèmes de société, ou bien en matière d’organisation économique, des thèses qui ne sont pas les miennes. Pour autant, je ne conteste pas sa sincérité.
Je considère que la Nation est une réalité irréductible, à vue humaine. Elle est le cadre normal de la démocratie, elle est la brique de base d’une construction internationale sensée et en particulier européenne. Effectivement, je crois qu’il faut aller vers des nations européennes solidaires. Nous n’avons pas exploré toutes les possibilités de la coopération.
C’est toute la méthode Monnet qui est en jeu depuis le début des années soixante. La réglementation européenne prime sur la loi française. Nous avons déconstruit la République. Nous avons créé une sorte de monstre technocratique qui n’est pas raisonnable. Je crois qu’il faudra remettre un jour, le plus vite sera le mieux, les pendules à l’heure pour redonner aux citoyens un contrôle normal sur les affaires qui les regardent.
La Une : Les socialistes sont le fer de lande de l’Europe de Maastricht ?
Jean-Pierre Chevènement : Les responsables socialistes sont prisonniers de leurs choix en faveur de Maastricht. Les militants beaucoup moins et l’électorat moins encore. Je suis convaincu que la masse des gens est en train d’évoluer très vite parce que l’expérience porte leçon : la mise en œuvre simultanée de plans de récession dans toute l’Europe, la montée du chômage, la mise à l’encan de services publics, notamment en France où ils étaient quand même considérés comme un élément structurant, l’idée que c’est une banque centrale indépendante qui fait désormais la politique monétaire.
La Une : L’un des problèmes de l’Europe n’est-il pas son manque de protectionnisme ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est tout à fait vrai, mais ça tient aussi au fait que l’on a donné à la commission de Bruxelles le pouvoir exclusif de négocier les accords commerciaux. C’est-à-dire que nous sommes aux antipodes d’une Europe des nations. Il faudrait que les pays puissent à nouveau s’exprimer et défendre leurs intérêts.
La Une : Vous vous rappelez du projet de rachat de De Havilland par l’Aérospatiale ?
Jean-Pierre Chevènement : Dans ce cas, Bruxelles est intervenu non pas au nom de ses pouvoirs en matière de commerce international, mais dans le domaine de la réglementation de la concurrence. Pouvoirs qui lui avaient été accordés par un règlement de 1989 adopté à la légère par le conseil des ministres soi-disant compétent. On avait alors fait de la commission européenne l’instance de régulation en matière de concurrence. C’est paradoxalement la commission qui s’est opposée au rachat de De Havilland par Aérospatiale.
En fait, cela renvoie à quelque chose de plus profond : beaucoup de pays européens ne conçoivent pas leur avenir en dehors de l’hégémonie des EU d’Amérique.
La Une : C’est toujours d’actualité ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que les Américains considèrent que l’Allemagne en matière de commerce international et de libre échange est évidemment leur interlocuteur privilégié avec l’Europe.
La Une : C’est grave pour la France !
Jean-Pierre Chevènement : C’est surtout grave pour les dirigeants français qui ne s’en rendent pas compte et qui prétendent d’ailleurs au même rôle d’interlocuteur privilégié. Au fond, c’est bien le sens de la réforme de nos armées. Je crois que la question de l’indépendance nationale est aujourd’hui posée. Est-ce que la France veut compter en Europe ? Si oui, elle doit préserver sa mobilité, son indépendance, comme on disait autrefois. Eh bien la France pèse 60 % de l’Allemagne ! Son industrie, encore moins : de l’ordre de 50 %. Il faut avoir les rapports de force à l’esprit pour savoir qu’aujourd’hui, contrairement au pari qui a été fait par François Mitterrand au moment du traité de Maastricht, ce traité ne va pas permettre d’arrimer l’Allemagne à l’Europe.
Tout au contraire. C’est le traité de Maastricht qui arrime la France à l’Allemagne !
La Une : Pour quel dessein ?
Jean-Pierre Chevènement : Celui de se mettre sous ombrelle américaine, au moins pour les quinze prochaines années.
La Une : Vous êtes le dernier gaulliste ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense qu’il reste des républicains. De Gaulle a été le dernier des républicains en 1940. Aujourd’hui, il n’y en a plus beaucoup. Pour ma part, j’ai vécu de l’intérieur à quel point l’idée républicaine était devenue étrangère à la gauche.
La Une : Peut-on imaginer une nouvelle alliance trans-partisane qui regrouperait les thèmes forts ?
Jean-Pierre Chevènement : On peut toujours rêver… L’histoire a montré que des rapprochements inattendus pouvaient se faire. C’était le sens de l’appel lancé par Léon Blum en 1937, qui n’a d’ailleurs pas eu d’écho à l’époque. Mais c’est ce qui s’est fait avec le Conseil national de la résistance. Les gouvernements de la libération rassemblaient le MRP, le Parti socialiste et le Parti communiste ! Toutes les sensibilités de l’époque étaient représentées au gouvernement. Alors c’est toujours possible en théorie, mais aujourd’hui il faut bien prendre conscience que nous n’en sommes pas là. Nous sommes à la veille d’élections législatives qui vont se dérouler selon un mode de scrutin majoritaire.
Naturellement, on va faire en sorte que la droite et la gauche s’affrontent mais cet affrontement ne recouvrira pas les véritables enjeux. Sauf si nous arrivons à faire bouger le Parti socialiste sur la question de la monnaie unique. Nous y avons un peu contribué déjà puisqu’il a mis un certain nombre de conditions à l’acceptation de la monnaie unique. Mais de la coupe aux lèvres, il y a souvent très loin !
La Une : Le Parti socialiste vous laissera-t-il une place ?
Jean-Pierre Chevènement : Si ce n’était pas le cas, nous prendrions notre place par nos propres moyens ! Nous sommes partis dans cette affaire avec l’idée que nous devons d’abord compter sur nous-mêmes ! Maintenant, si le parti socialiste arrive à dominer ses tentations hégémoniques pour laisser place à un courant de pensée authentique, qui s’inscrit dans une histoire déjà longue, nous verrons bien… Mais ce n’est pas notre forme d’esprit que. D’attendre des autres de cadeaux qu’ils ne sont pas prêts à nous faire.
La Une : Votre sentiment concernant le programme économique du PS ?
Jean-Pierre Chevènement : Je l’ai déjà émis sous la forme d’une boutade. Elle n’a pas toujours été comprise. Je l’ai comparé à un « couteau sans manche auquel il manquerait la lame ! » Vous voyez bien que c’est un couteau virtuel ! La réalité c’est que le projet économique du Parti socialiste me paraît frappé par une contradiction interne. D’abord il se prononce, sous une forme à définir, pour une relance salariale. C’est très bien, mais en même temps, s’il est pour la monnaie unique et s’il ne prend pas les moyens d’ajuster la parité du franc par rapport à celle du dollar, nous risquons d’aller très vite dans le mur. Il faut mettre de la cohérence dans nos idées. Pour faire une politique économique nouvelle, il faut desserrer le carcan de Maastricht.
La Une : N’êtes-vous pas précisément celui qui doit jouer, à gauche, un rôle sur le thème d’une nécessité de réindustrialiser le pays ?
Jean-Pierre Chevènement : En effet, notre industrie a perdu beaucoup de terrain. Toute l’expérience du demi-siècle écoulé nous montre que les pays qui ont gagné ou gardé une place importante, n’ont pas abandonné leur industrie. Ils ont sur la conserver. C’est le cas de l’Allemagne, des EU qui se réindustrialisent. Le Japon, même s’il délocalise certaines fabrications est un grand pays industriel qui a su bâtir une stratégie très originale de croissance économique fondée sur le développement de l’exportation mais également sur l’exploitation systématique des progrès de la technologue et de la science. Naturellement, le Japon a également su utiliser le facteur humain.
Je pense qu’il faut parier sur la recherche, la technologie, le niveau de formation des gens et faire un certain nombre de choix cohérents entre la banque, la finance, l’industrie et le commerce extérieur. C’est cette vision d’ensemble qui a tragiquement manqué car elle répondait à un intérêt national bien compris.
Je crois aussi que le choix de 1983, qui m’a amené à quitter le Gouvernement mettait la France à la remorque du Mark : cela me paraissait un choix peu sensé pour un pays dont l’industrie n’a pas les caractéristiques de l’industrie allemande !
Notre industrie est confrontée à une concurrence sévère par le prix alors que l’Allemagne dans des domaines comme la pharmacie, la machine-outil ou la mécanique, a des créneaux relativement monopolistiques. Même si le prix des machines-outils allemandes augmente, on continue tout de même à les acheter parce que ce sont de bonnes machines-outils et qu’il n’y en a pas d’autres. Alors que nos avions, nos voitures, nos chaussures et nos costumes sont très sensibles aux effets de prix. En accrochant le Franc au Mark, nous sommes entrainés dans une spirale de réévaluation permanente de la monnaie qui ne peut que saper les bases de notre croissance industrielle. D’ailleurs depuis quinze ans, on peut dire que la production industrielle en France n’a pratiquement pas augmenté.
La Une : N’est-il pas nécessaire de défiscaliser ? N’y a-t-il pas trop d’impôts en France ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est vrai, mais pour arriver à défiscaliser il faut rétablir des cercles vertueux de croissance. Et je ne pense pas que l’on puisse y arriver rapidement sans une politique monétaire adaptée. Ce qu’il faut viser, c’est à muscler la base productive du pays car c’est elle qui soutient tout le reste y compris la protection sociale.
La Une : Le legs de Mitterrand ?
Jean-Pierre Chevènement : François Mitterrand, c’est l’homme qui a mis la gauche au pouvoir. Personne ne peut le lui contester. De plus, il fallait un homme comme François Mitterrand – très éloigné à bien des égards des comportements qui sont traditionnellement ceux de la gauche – pour arriver à rassembler toutes ses familles. Il fallait quand même un certain savoir-faire !
En ce qui concerne la mise en œuvre de la politique ratifiée par le pays en 1981, personnellement j’ai considéré très vite que le virage se faisait dans la mauvaise direction.
Il aurait fallu que l’idée républicaine irriguât la pensée socialiste.
Or les socialistes ont mis les pouces devant l’Allemagne, le système monétaire européen, les diktats américains dans le domaine du libre-échange et, pratiquement, on a sous le nom de modernisation accepté une adaptation relativement passive à l’environnement extérieur.
Il n’y a pas eu de choix suffisamment moteurs. Il y en a eu quelques-uns, ainsi dans la relance de la recherche par exemple.
Tout n’a pas été négatif. D’autre part le triomphe de l’ultra-libéralisme reaganien ne créait pas pour François Mitterrand, les meilleures conditions pour mener une politique nouvelle. Mais indépendamment de cela, François Mitterrand a selon moi manqué d’une claire vision de l’avenir.
Le bilan est devenu négatif à partir du second septennat. Le choix de Maastricht en particulier est une impasse. C’est un choix erroné. Du moins je le pense. On peut soutenir le contraire. On peut dire que Maastricht c’est une façon d’encadrer l’unité allemande. Parce que c’est comme ça que cela s’est passé.
Dans d’autres conditions, il n’y aurait certainement pas eu de banque centrale indépendante. Bérégovoy et moi-même étions pour une monnaie commune. C’était et cela reste à mon avis une idée beaucoup plus réaliste. La France a surtout besoin de garder sa mobilité.
Plus on est petit, plus il faut être mobile. C’est pourquoi je reste fondamentalement attaché à l’indépendance nationale.