Déclaration du M. François Fillon, ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace, sur la politique spatiale et sur les orientations du plan stratégique du CNES, Paris le 6 novembre 1996.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • François Fillon - Ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace

Circonstance : Colloque organisé par le CNES à Paris le 6 novembre 1996 à l'occasion de la présentation de son plan stratégique

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,

En trente-cinq ans d’existence, le CNES n’avait jamais eu besoin d’élaborer un plan stratégique. Jamais il n’avait mené une consultation aussi complète de son personnel et de l’ensemble de ses partenaires, tant français qu’étrangers, pour définir les modalités de mise en œuvre de la politique spatiale définie par le gouvernement.

C’est que pendant trente-cinq ans, sa mission a pu s’exercer dans un contexte clair et stable, un cadre stratégique presque immuable. Il s’agissait d’être le bras séculier d’une politique spatiale déterminée, pour jeter les bases d’une industrie française de l’espace et imposer une autonomie de l’Europe face à la rivalité soviéto-américaine.

Mais depuis la fin des années quatre-vingt, ce cadre stratégique subit une mutation sans précédent. Une mutation d’une ampleur telle que toutes les puissances spatiales sont contraintes de revoir leurs objectifs et de redéfinir leur stratégie.

Pour nous, cette révision est désormais un impératif.

C’est un impératif parce que l’époque pionnière où il s’agissait de faire la preuve de notre autonomie dans l’accès à l’espace est désormais révolue. Mais surtout parce que deux facteurs essentiels modifient radicalement le cadre dans lequel le CNES doit remplir sa mission, deux facteurs qui posent autant de questions de fond sur l’avenir de la politique spatiale française.

Il s’agit de l’internationalisation de la conquête spatiale d’une part et de l’évolution du paysage industriel national et européen d’autre part.

Depuis la fin de la guerre froide, l’espace n’est plus le théâtre d’un face-à-face entre les ÉtatsUnis et l’URSS où l’Europe devait se frayer une voie propre. Il est désormais l’enjeu d’une entente à l’échelle mondiale, intéressant une part toujours croissante du domaine spatial, qu’il s’agisse de technologies, de grands projets scientifiques ou d’hommes dans l’espace.

La Russie cherche pour sa part dans ce nouvel environnement les moyens de stabiliser son programme spatial. Aujourd’hui, l’héritage exceptionnel de l’espace soviétique ne se maintient que par le concours de la coopération internationale et ne saurait envisager son avenir en dehors d’elle. La France ne pouvait être absente de cette entreprise.

C’est pourquoi j’ai tout fait pour que l’année 1996 soit celle de la relance de l’entente spatiale franco-russe, tant sur le plan scientifique avec les vols de longue durée sur MIR que sur celui de la coopération industrielle avec l’accord sur la commercialisation exclusive du lanceur Soyouz.

Les Américains ont de leur côté compris qu’ils n’auraient plus les moyens d’assurer seuls la présence permanente de l’homme dans l’espace. Pour eux aussi, une coopération internationale sans précédent est devenue indispensable afin que voie le jour une station spatiale pourtant envisagée comme un projet national du temps de l’administration Reagan.

Il faut mesurer la révolution psychologique qu’un tel changement de cap représente pour la NASA.

À plus long terme, cela signifie que si l’homme est appelé à poursuivre l’exploration du système solaire par vols habités, il ne pourra y parvenir qu’au moyen de projets impliquant les puissances spatiales à l’échelle de la planète toute entière.

C’est ce changement radical de perspective qui donne tout son sens à la décision européenne de participer à la station spatiale internationale. Elle est aujourd’hui le seul projet de cette envergure à même de préparer les modes de coopération indispensables pour ouvrir cette voie à l’humanité. En ce sens, l’importance de la conférence ministérielle tenue à Toulouse l’année dernière dépasse celle des seuls programmes qui y furent engagés : elle aura contribué à modifier le sens même de la politique spatiale européenne.

L’objectif de l’Europe spatiale est désormais de jouer un rôle à la hauteur de ses ambitions dans cette entente à échelle mondiale.

Il ne s’agit plus pour l’Europe de construire son indépendance par rapport aux deux Grands d’alors en conduisant un programme tous azimuts. Il s’agit aujourd’hui de mettre à profit son autonomie en recherchant les complémentarités lui permettant de tenir son rang de partenaire majeur des ÉtatsUnis, de la Russie et du Japon, tout en préservant ses intérêts propres.

Cela signifie que l’approfondissement de la construction européenne dans le domaine spatial sera demain plus important encore qu’aujourd’hui pour atteindre et préserver la dimension critique indispensable.

La France doit garder une place imminente dans ce domaine. Pour y parvenir, comment doit-on envisager l’évolution des relations qu’entretiennent le CNES et l’Agence spatiale européenne, dans un contexte où la part de notre budget spatial civil consacrée aux programmes européens est devenue majoritaire ?

Quels doivent être la place et le rôle spécifique de cet exceptionnel atout que représente le CNES dans une Europe spatiale appelée à se fédérer, tant sur le plan institutionnel qu’industriel ?

Enfin, quelle évolution de l’Agence spatiale européenne la France doit-elle promouvoir pour adapter tant ses mécanismes de prise de décision que de répartition industrielle à la mondialisation des activités spatiales ?

Dans le bouleversement constaté depuis quelques années dans tout ce qui touche à l’espace, le changement intervenu dans le paysage industriel occupe une place tout aussi importante.

Dans les années qui ont suivi sa création, le CNES a parfaitement rempli l’une de ses missions les plus importantes en développant les techniques et le savoirfaire indispensables à l’essor de l’industrie spatiale française. Il continue à le faire dans un certain nombre de domaines, notamment dans celui des lanceurs.

Mais notre industrie est désormais parvenue à maturité. Dans les télécommunications, l’observation de la Terre ou la localisation, nos entreprises témoignent d’un dynamisme et de performances au plus haut niveau mondial.

De plus, cette maturité accompagne le transfert d’une part toujours croissante des activités du secteur institutionnel à celui d’applications tournées vers le marché.

Dès à présent, le marché englobant les produits spatiaux, les services de lancement, les systèmes au sol et les services associés constitue la part principale de l’activité spatiale civile dans le monde. Dans la décennie à venir, on prévoit une activité commerciale cumulée dans les filières d’application se chiffrant à environ 360 milliards d’ECUs. Par comparaison, le budget civil des agences spatiales dans le monde devrait culminer aux alentours de 150 milliards d’ECUs pour la même période.

Ici, la mondialité est d’abord synonyme de compétition acharnée entre firmes. La France et l’Europe doivent encore et toujours renforcer leur capacité de faire face à la concurrence mondiale, notamment celle des ÉtatsUnis qui disposent d’un marché captif sans commune mesure avec le nôtre. Il s’agit là d’un enjeu de tout premier ordre qui conditionne notre potentiel technologique, le maintien de nos emplois et de notre autonomie.

C’est à chacun d’entre nous de défendre et d’amplifier nos atouts en adoptant le rythme des meilleurs. Les rapprochements en cours sur le plan national devraient placer l’industrie française en position de pivot dans la restructuration du paysage aérospatial européen. L’appui de la puissance publique n’en restera pas moins indispensable dans la course à l’innovation et à l’exportation contre des concurrents disposant d’aides considérables, le plus souvent indirectes.

Cela suppose d’abord un effort soutenu de l’État en faveur des programmes spatiaux contribuant, parfois de manière décisive, à notre compétitivité industrielle. Dans un contexte budgétaire contraignant à l’extrême, le choix de maintenir, sur une période de cinq ans, l’effort financier consenti pour la politique spatiale ainsi que la décision de mener à bien les programmes STENTOR et SPOT 5 répondent à cette exigence.

Mais aussi indispensable soit-elle, cette continuité ne saurait éluder une interrogation de fond sur les nouveaux liens que le CNES doit entretenir avec ses grands partenaires industriels.

Le CNES doitil maintenant se cantonner à son rôle traditionnel de donneur d’ordre pour les programmes gouvernementaux, alors que le champ des applications – commerciales ou non – s’étend sans cesse et regroupe les secteurs les plus porteurs d’avenir pour la technique spatiale ?

Pourquoi ne pas réfléchir aux nouveaux concours que le CNES pourrait apporter à nos entreprises qui ont besoin de développer leur technicité dans ces domaines, quand les seuls marchés institutionnels ne permettent plus de garantir la pérennité du tissu industriel européen ?

Mais si le CNES décidait de s’investir aux côtés des industriels, dans une relation de partenariat et non plus seulement de donneur d’ordre à client, cela ne risqueraitil pas de fausser le jeu de la concurrence nationale, voire intraeuropéenne ?

Autrement dit, comment définir les nouvelles modalités d’appui de la puissance publique à un secteur spatial industriel en pleine mutation ?

Telles sont, mesdames et messieurs, quelques-unes des considérations les plus significatives qui doivent nous conduire à envisager l’avenir du CNES selon les nouvelles modalités.

Ce changement global de perspective dans le secteur spatial ne remet en cause ni les missions fondamentales du CNES, telles que définies par la loi fondatrice de 1961 voulue par le général de Gaulle, ni bien évidemment ses tâches les plus urgentes à court terme.

Parmi cellesci, mener à bien la fin du développement d’Ariane 5 est, aux yeux du gouvernement, la priorité absolue pour le CNES et pour son président. Si nous n’y parvenions pas, ou si nous y parvenions dans des conditions fortement dégradées, c’est l’ensemble de l’architecture spatiale européenne qui serait gravement mise à mal.

Ariane a déjà connu des revers par le passé. Les équipes du CNES, de l’Agence spatiale européenne et des industriels ont toujours su en tirer parti pour renforcer encore les performances de la filière Ariane. Elles ont toute la confiance du gouvernement, et je sais pouvoir ici m’exprimer au nom de l’ensemble des États participant au programme, pour préparer activement le prochain vol de qualification et réussir la fin du développement du lanceur sur lequel repose l’avenir de l’Europe spatiale.

Le propre de la conquête spatiale est que rien n’y est jamais acquis. L’impératif que constitue Ariane 5 ne saurait nous épargner la réflexion de fond sur les méthodes de notre politique spatiale, imposée par le bouleversement du paysage national et international.

C’est pourquoi j’ai pris l’initiative, il y a maintenant près d’un an, de demander à Alain Bensoussan de préparer un plan stratégique pour le CNES. Il s’agissait à la fois de mobiliser l’établissement autour de la politique définie par le gouvernement pour la période 1996-2006, à la suite de la conférence de Toulouse, et de définir des orientations fortes pour permettre au CNES de relever les défis de l’avenir.

Le premier objectif est en voie d’être atteint. Il reste à finaliser le second.

La première version du plan stratégique qui m’a été remise en juillet dernier est le fruit d’un débat interne au CNES et d’un dialogue intensif avec l’ensemble de ses partenaires.

Elle met en évidence le besoin exprimé par tous d’un établissement disposant d’une stratégie claire et doté de méthodes de travail renouvelées. Elle a permis de dégager un consensus sur l’importance de mettre en valeur les compétences exceptionnelles que représente le personnel du CNES et de revitaliser la capacité d’innovation de l’établissement.

Elle propose enfin des orientations concrètes qui feront l’objet des trois ateliers de ce colloque, consacrés à l’Europe, à la science et aux relations entre le CNES et l’industrie. L’ensemble de vos suggestions et commentaires sera pris en compte dans la version finale du plan qui me sera remise fin novembre.

Dans cette perspective et pour conclure ces quelques propos d’introduction à vos débats, je souhaite insister sur deux points à mes yeux essentiels : les relations avec l’Agence spatiale européenne et la notion de « partenariat » avec l’industrie.

Pour les programmes gouvernementaux lourds, comme le développement des lanceurs, la station spatiale internationale et demain l’accès de l’Europe à l’autonomie dans les vols habités, ou encore certains domaines de portée globale comme la science ou la météorologie, l’européanisation est une nécessité croissante. Elle doit accompagner, dans le domaine spatial, le processus d’intégration engagé sur le plan communautaire.

L’Agence européenne demeurera le cadre privilégié pour la construction de l’Europe spatiale, rôle qui n’a pas vocation à être partagé par la Commission européenne, même si elle doit s’y intéresser en tant qu’utilisateur ou dans la promotion de telle ou telle application industrielle comme les futures constellations à large bande.

La version préliminaire du plan stratégique donne un signal fort sur l’orientation résolument européenne du CNES.

Nos partenaires ne s’y sont pas trompés. La France ne peut pas considérer l’Agence comme un simple instrument de financement de programmes initiés par elle. Il importe de tirer les enseignements de vingt ans de coopération en son sein pour franchir une nouvelle étape. Au nom de la France, le CNES doit être un chef de file dans l’élaboration d’une véritable stratégie européenne à la hauteur des enjeux de l’internationalisation croissante des grands programmes gouvernementaux.

Cela passe d’abord par la recherche systématique de complémentarités entre Européens pour éviter la redondance des centres techniques que nous connaissons aujourd’hui. Aux ÉtatsUnis, les activités concernant la future station internationale sont regroupées en un seul site, contre pas moins de six en Europe. Si nous voulons être à la hauteur des enjeux de demain aux côtés des autres grandes puissances spatiales, une rationalisation s’impose, à l’image de ce que l’industrie européenne a su entreprendre depuis quelques années déjà.

Certes, l’intégration complète n’est pas une solution envisageable avant longtemps. Le CNES n’en doit pas moins engager dès à présent, en liaison avec les centres techniques de ses partenaires, une rationalisation des ressources et des charges afin d’optimiser l’outil technique public européen. La décision imminente d’utiliser les compétences du centre spatial de Toulouse pour le futur centre de contrôle de l’ATV, en liaison avec le DLR allemand, est un exemple à suivre. La vocation du CNES doit être celle d’un centre d’excellence technique au service de l’Europe spatiale.

Je ne vois là aucun antagonisme avec les missions de souveraineté qui doivent rester celles du CNES, qu’il s’agisse de renforcer nos capacités nationales ou des programmes de défense.

Cependant, rien de tout cela n’aurait de sens si nous ne menions pas à bien une tout aussi indispensable évolution de l’Agence spatiale européenne.

Tout le monde s’accorde en Europe pour estimer que ses mécanismes de prise de décision et ses règles de retour industriel doivent changer. Elles pèsent aussi bien sur la réalisation et le coût des programmes gouvernementaux que sur la compétitivité de nos entreprises.

Les grands programmes européens doivent être gérés avec le souci constant d’efficacité qui est la règle dans les programmes commerciaux. Il faut donc réformer, pas à pas, dans le sens d’une plus grande souplesse dans la gestion des programmes une fois un maître d’œuvre clairement choisi. Il faut faire plus encore appel à la concurrence, passer à un décompte global des retours industriels et non plus programme par programme.

Le CNES a fait beaucoup pour l’industrie française de l’espace. L’Agence doit faire de même au niveau européen.

C’est un travail difficile et de longue haleine, la plupart des mesures envisagées supposant l’unanimité des États membres. Une première étape doit être franchie ces joursci avec une redéfinition des organes dirigeants de l’Agence et nous préparons activement une réunion des ministres début 1997 sur la politique industrielle. Ici encore, c’est au CNES de faire preuve de dynamisme dans ses propositions, en liaison étroite avec les industriels.

La notion de partenariat avec l’industrie est au cœur de la nouvelle stratégie que le CNES se propose de mettre en œuvre.

À ce sujet, le CNES n’a pas vocation à se substituer aux acteurs industriels du spatial. La tâche de chacun est clairement définie, il ne doit pas y avoir amalgame. Le CNES est et doit rester une agence d’objectifs. La seule question qui vaille porte sur les moyens que doit mettre en œuvre la puissance publique pour mieux contribuer à la compétitivité industrielle dans un environnement évolutif.

Cette compétitivité dépendra, demain plus que jamais, de la disponibilité des technologies appropriées et donc d’un effort important de recherchedéveloppement afin de minimiser les risques des programmes. C’est à ce niveau que l’État doit jouer son rôle et que le CNES doit rénover ses instruments d’intervention.

Le CNES propose aux industriels un nouveau système de partenariat fondé sur le partage des risques, pouvant aller jusqu’au développement et à la qualification de sousensembles. L’identification des technologies clé et l’élaboration de concepts techniques avancés seraient ainsi effectuées conjointement par le CNES et l’industrie. À partir de là, il doit être clair que les développements appliqués en aval relèvent de l’initiative industrielle et commerciale, financée par les entreprises dont c’est la raison d’être.

Tout ceci rejoint la vision d’un CNES dont l’avenir est bien celui d’un pôle d’excellence technique doté de puissants moyens, tant humains que budgétaires, en matière de recherchedéveloppement. À juste titre souligné par le plan stratégique, cet objectif tout à fait essentiel pour le CNES devra être atteint au fur et à mesure que s’atténuera la charge représentée par les programmes en cours.

Il convient dès à présent de réfléchir aux programmes technologiques nationaux de demain, sur le modèle de ce que nous avons fait avec STENTOR pour les télécommunications.

Le domaine des lanceurs offre un exemple de la tâche à accomplir. Après tout, Arianespace est depuis quinze ans l’expression même d’un partenariat réussi entre le CNES et l’industrie spatiale européenne. Un partenariat qu’il faudra plus que jamais cultiver pour nous adapter au bouleversement profond des conditions qui ont permis à l’Europe d’accéder au premier rang mondial du lancement spatial commercial.

L’émergence de nouveaux concurrents russes, américains, chinois et japonais, le transfert des marges financières vers les opérateurs de télécommunications, le nombre croissant d’appels d’offres pour des satellites clés en main et la tendance générale vers une réduction du coût de la masse en orbite, tout cela rend urgent une mise à plat complète de la filière Ariane. Cela doit concerner la production et surtout la stratégie d’exploitation si nous voulons ne pas perdre nos parts de marché.

Le partenariat entre le CNES et l’industrie, en liaison avec nos partenaires européens, trouvera là sa première et sa plus importante mise en œuvre, dès la qualification d’Ariane 5 achevée.

Je voudrais pour finir remercier tous ceux qui ont contribué à l’intense travail de réflexion qu’a représenté la préparation de ce plan stratégique, et plus particulièrement l’équipe du CNES qui s’y est consacrée depuis près d’un an.

Je suis convaincu que la richesse des débats et la qualité des intervenants qui ont bien voulu nous rejoindre pour cette journée nous permettra ensemble de contribuer à une nouvelle étape de l’aventure spatiale française.