Texte intégral
Europe 1 – mercredi 21 janvier 1998
Europe 1 : « Tout n’est pas possible tout de suite », a donc dit Lionel Jospin. Il n’est pas impossible qu’il vous surprenne ; quoi que vous pensiez, la gauche peut donc être réaliste ?
Charles Millon : Lionel Jospin a fait un acte de réalisme, effectivement, en reconnaissent qu’il n’était pas possible de relever les minima sociaux. C’est un acte de courage pour la France et pour l’Europe. Mais soyons convaincus que c’est aussi un acte suicidaire pour la gauche. Les Français assisteront ce soir, en direct, à la fin programmée de la majorité plurielle, car il n’y a maintenant – on l’a constaté et on le constate – plus de majorité en France.
Europe 1 : Vous allez vite ! Mais quand il refuse de relever les minima sociaux, est-ce que vous lui donnez raison, vous ?
Charles Millon : Je lui donne raison dans son analyse immédiate, mais je lui donne tort dans son analyse de fond. Car c’est vrai que l’on ne peut pas vivre aujourd’hui avec des minima sociaux. Et si l’on ne peut pas vivre avec des minima sociaux, il faut trouver d’autres solutions : il faut mettre un terme à une économie administrée ; il faut faire sauter les rigidités ; il faut permettre des assouplissements ; il faut autoriser la pluriactivité ; il faut permettre les multirevenu ; il faut autoriser celles et ceux qui touchent des indemnités momentanées – soit en tant qu’indemnités sociales, soit en tant qu’indemnités de chômage – de pouvoir travailler à côté ; il faut, en fait, libérer le marché du travail et le marché social.
Europe 1 : Elle est formidable cette litanie des « il faut, il faut, il faut. » Et quand vous étiez au pouvoir, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Charles Millon : Je vous invite à venir visiter la région Rhône-Alpes et vous verrez que la majorité de la région Rhône-Alpes, que j’ai l’honneur de diriger depuis maintenant dix ans, est une majorité qui s’est engagée dans un certain nombre d’assouplissements, et qui aujourd’hui favorise la pluriactivité. Car on sait bien que, dans une société moderne, il n’est pas possible d’avoir des structures rigides. On est en train d’assister à une société qui, d’un côté va avoir des protégés – statutaires –, qui vont avoir des revenus sûrs et, de l’autre côté, d’autres qui vont avoir des revenus aléatoires – exposés et malheureusement parfois contraints à la pauvreté, à la précarité, à l’exclusion. Il est donc important d’aller bien au-delà d’une constatation des grands agrégats économiques et de faire des propositions concrètes pour que notre société puisse évoluer.
Europe 1 : Est-ce qu’on a lu cela dans les programmes de l’opposition ?
Charles Millon : On l’a lu dans les actes de l’opposition puisqu’on l’a lu dans les actes d’une majorité régionale comme celle de Rhône-Alpes.
Europe 1 : Et que Lionel Jospin n’ait pas craint de décevoir son parti, les alliés de sa majorité – le PC, les Verts – qui, d’une certaine façon, avaleront, même momentanément, mais respecteront la discipline gouvernementale ? Parce que lorsque vous enterrez la majorité, vous allez peut-être un peu vite ?
Charles Millon : Mais non. Lionel Jospin, actuellement, est totalement crucifié car, d’un côté, il a Madame Voynet qui soutient le mouvement des chômeurs, Monsieur Hue qui lutte contre l’euro et contre la construction européenne, et lui qui souhaiterait rester dans un réalisme politique et économique qui pourrait ressembler à celui qui est mis en œuvre dans d’autres pays étrangers. Monsieur Jospin n’a pas, aujourd’hui, de majorité. Il le sait et c’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, il commence à s’énerver, à s’agacer et à faire des réflexions sur l’histoire de France qui sont complètement déplacées.
Europe 1 : Au passage, justement, puisque vous parlez de son improvisation approximative sur l’Histoire, il a dit publiquement ses regrets, vous l’avez remarqué hier. Et même si son « mea culpa » est tactique, est-ce que vous ne trouvez pas un peu d’élégance et de style à son geste ?
Charles Millon : Bien sûr, je salue sa repentance, c’est évident. Mais je voudrais simplement lui dire que l’on ne s’amuse pas, quand on est Premier ministre, à essayer de ressouder une majorité plurielle sur le dos de l’Histoire de France. L’histoire de France, c’est le patrimoine commun de tous les Français : l’histoire de Dreyfus, l’histoire de la lutte contre l’esclavage, c’est dans toutes nos mémoires, c’est dans toute notre Histoire. Et il n’y a pas les bons et les mauvais Français. Il y a une histoire de France. Alors je dis à Monsieur Jospin qu’heureusement qu’il a eu ce geste de courage et d’intelligence que de présenter, hier, ses excuses et d’indiquer ses regrets.
Europe 1 : À propos des 35 heures, il va y avoir tout un débat – Martine Aubry, le Gouvernement, les partis de gauche, puis en face le patronat, l’opposition –. Monsieur Strauss-Kahn disait, hier – et c’était la première fois qu’il présentait des scenarii différents, il y en a trois – : s’il n’y a pas de blocage, les 35 heures pourraient créer, d’ici à l’an 2002, 200 000 à 250 000 emplois. Ce n’est pas mal, si c’est vrai ?
Charles Millon : Mais Monsieur Strauss-Kahn devrait développer son point de vue, car les 35 heures avec l’annualisation du temps de travail, avec des contrats entreprise par entreprise et non pas une loi qui s’impose à tous d’une manière identique et uniforme, un aménagement du temps de travail avec la mise en œuvre d’une pluriactivité à laquelle je faisais référence il y a quelques instants, un aménagement du temps de travail avec le jeu de la formation et le jeu du travail effectif dans toute l’existence d’une personne ; tout cela, c’est possible, et on le constate dans un certain nombre d’entreprises aujourd’hui, qui arrivent à aménager leur temps de travail. Mais cela se fait d’une manière contractuelle, cela se fait en fonction d’un accord entre salariés et patrons, et cela ne se décrète pas. Alors Monsieur Strauss-Kahn peut bien rêver : tant qu’il fera référence à des emplois créés par décret ou par loi, il se trompe.
Europe 1 : Mais vous allumez sur toutes les décisions. Est-ce que vous accordez quand même un acte positif à cette majorité ? Un ?
Charles Millon : Oui. De tout mettre en œuvre pour défendre l’Europe – je suis sûr qu’ils en ont l’intention, je ne suis pas sûr qu’ils en prennent les moyens.
Europe 1 : Très vite, qu’est-ce que vous attendez de Lionel Jospin, ce soir, à la télévision ?
Charles Millon : S’il est capable de revenir sur ses analyses économiques fausses et de dire : oui, j’ai compris que la création d’emploi exige l’exonération de l’investissement, exige que l’on puisse aider à la création d’entreprise, que l’on libère les énergies plutôt que de les décréter par loi et par décret. À ce moment-là, je pense que Lionel Jospin aura fait une conversion intéressante pour la France.
Europe 1 : J’ai peur que vous soyez déçu… Votre camp traverse une phase aiguë de turbulences et de désordres à propos des listes pour les régionales et des présidences de région.
Charles Millon : Il y a des discussions habituelles à la veille de ce genre de scrutin, mais on s’aperçoit à l’évidence qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre RPR et UDF. C’est pour moi une nouvelle illustration de la nécessité d’aller vers une grande formation unique de la droite.
Europe 1 : On n’est pas sur le chemin de la formation politique unique de la droite ?
Charles Millon : Je ne sais pas si on est sur le chemin, mais on l’illustre en tous les cas. Parce que lorsque vous avez les mêmes programmes, les mêmes candidats, et que vous décidez d’avoir un vote pour un président commun dans chaque région, vous avez tous les ingrédients d’une formation unique sans en avoir encore les statuts. Je pense qu’il faudra un jour que les dirigeants de la majorité se posent le problème.
Europe 1 : Après les régionales ?
Charles Millon : Je pense qu’il faudra qu’ils se le posent après les régionales comme ils devraient déjà se le poser maintenant.
Europe 1 : Est-ce que vous croyez qu’on doit en rester à la répartition géographique et politique actuelle : l’UDF qui ne cherche pas à conquérir ce qu’elle n’a pas et le RPR qui conserve ce qu’il a ? Je veux dire : le statu quo ou on bouge, ou on rééquilibre les forces ?
Charles Millon : Je crois que les élections régionales sont l’occasion d’une rénovation politique où il convient de dépasser les partis politiques en appelant aux candidatures. C’est ce qu’on a fait dans la région Rhône-Alpes en permettant à des femmes et des hommes nouveaux de rentrer dans la vie politique. C’est ce que nous essayons de faire dans les régions. Et aussi en ayant une exigence de rigueur, de transparence. C’est ce que nous faisons et c’est la raison pour laquelle nous nous opposons à l’inscription sur les listes de toute personne qui aurait des procédures judiciaires.
Europe 1 : Un mot, on sort de France : le Pape arrive à La Havane. Cela vous émeut, vous, catholique, proche du Pape, etc. ?
Charles Millon : Cela me bouleverse de voir qu’un Pape, que Jean-Paul II, aujourd’hui, par son seul témoignage et sa seule parole, a ébranlé, pour le faire tomber, le mur de Berlin et est revenu dans un pays catholique de tradition comme Cuba pour pouvoir ramener la paix civile et l’espérance. Que ce Pape, déjà, au-delà même de la lutte contre tous les totalitarismes, est en train de nous expliquer qu’il convient de réfléchir à une humanité qui soit plus douce avec la prise en compte de la lutte de la pauvreté et contre la précarité.
RTL – mardi 17 février 1998
RTL : Les listes pour les élections régionales du 15 mars ont donc été déposées hier. En ce qui concerne vos listes UDF-RPR en Rhône-Alpes, considérez-vous avoir atteint vos objectifs de renouvellement des candidats dans de bonnes conditions ?
Charles Millon : Oui, je crois. Depuis six mois, nous sommes engagés dans une grande opération de renouvellement des idées et des hommes. Et aujourd’hui on arrive à des listes tout à fait renouvelées – 45 ans d’âge moyen, un tiers de jeunes, un tiers de femmes –, et la moitié des listes sont totalement renouvelées.
RTL : Avec des candidats qui se retrouvent en position éligible ?
Charles Millon : Bien sûr. Il y a un tiers de jeunes et un tiers de femmes en position éligible. Ce renouvellement, d’ailleurs, est frappant au niveau des femmes et des hommes qui sont présents sur les listes, mais aussi au niveau de la méthode, au niveau de la réflexion qui ont été engagées préalablement.
RTL : Vous pensez, par exemple, au recrutement que vous avez fait par petites annonces et sur dossiers ?
Charles Millon : Non, je n’ai pas fait de recrutement par petites annonces, c’est de la dérision. J’ai fait un recrutement en lançant un appel à candidatures ; six cents personnes y ont répondu, trois cents ont accepté de suivre une session de formation et de réflexion. Et sur ces trois cents, il y en a 157 qui ont été retenues pour être sur les listes. Je crois que c’est une ouverture sur la société civile et sur le monde qui est intéressante, et qui a permis aux partis politiques, ainsi, de s’ouvrir sur de nouvelles générations.
RTL : Une expérience que vous renouvellerez ?
Charles Millon : Oui, car elle a été d’abord positive dans le sens où elle a dynamisé totalement la campagne, et que, d’autre part, elle a répondu à des aspirations de toute une jeunesse et de toute une catégorie de gens qui avaient envie d’aller en politique, mais qui attendent toujours qu’on vienne leur demander, et qui ont l’impression que la politique est une affaire de simples professionnels.
RTL : Pour les autres justement – n’appelons pas ça « des professionnels » –, pour les politiques purs disons, avez-vous fait attention à ce qu’il n’y ait pas de gens qui avaient déjà des mandats électifs ? Qu’il n’y ait pas trop de cumulards ?
Charles Millon : Plus de 50 % des candidats n’ont aucun mandat ; vous voyez donc qu’il y a eu, en fait, un respect d’une bonne répartition des responsabilités.
RTL : Ça veut dire que, à propos des propositions annoncées par Lionel Jospin en vue de limiter le cumul des mandats, vous êtes plutôt d’accord sur le principe ?
Charles Millon : Je crois que, dans toute hypothèse, notre démocratie doit aller vers une limitation du cumul des mandats. Je l’ai dit et répété, j’en suis partisan. Et je crois qu’il faut que cette limitation du cumul des mandats et des fonctions se fasse parallèlement à une définition nouvelle de la décentralisation et de la régionalisation. Actuellement, le monde moderne exige une diversité des solutions, une diversité des terrains d’innovation et d’expérimentation. Cela ne peut plus se faire dans un État unitaire. Cela exige donc un développement des expériences et des innovations dans les régions. C’est la raison pour laquelle je souhaite que les responsables puissent, à plein temps, se consacrer à ces tâches et à ces fonctions.
RTL : Donc, plutôt d’accord avec Lionel Jospin ?
Charles Millon : Oui, mais je demande que, parallèlement, il y ait une nouvelle définition de la décentralisation et de la répartition des responsabilités.
RTL : Ça fait un moment que vous demandez ça, effectivement. Vous avez l’impression que, dans l’opposition, vous êtes suivi ?
Charles Millon : Je crois que les faits parlent pour moi. Car, aujourd’hui, on s’aperçoit que, dès qu’il y a un grand problème – et je vais en donner une illustration : transports et express régionaux, la construction des lycées, la formation des jeunes –, à ce moment-là, l’État se décharge sur les collectivités territoriales et en particulier sur les régions qui arrivent à relever les défis. Il faut savoir que la région Rhône-Alpes, grâce au programme d’accès à la première expérience professionnelle pour les jeunes, a permis de voir le chômage des jeunes baisser deux fois plus vite en Rhône-Alpes qu’en France. Il faut savoir que, grâce à une nouvelle organisation des transports, la région Rhône-Alpes a pu ouvrir 183 nouvelles liaisons ferroviaires, sans augmenter la pression fiscale. C’est la démonstration même que la régionalisation est la voie de l’avenir.
RTL : Cela étant, l’enjeu de ces élections régionales a l’air d’être plus global que ça. S’agit-il, à votre avis, pour l’opposition, d’une occasion de sanctionner la politique du Gouvernement ?
Charles Millon : Personnellement, je regrette l’allure que prennent ces élections régionales. Je suis très frappé, par exemple, que, dans ma région, je sois le seul à parler des problèmes quotidiens et des problèmes de mes concitoyens. La gauche nous rabat les oreilles avec ses 35 heures et le Front national nous rabat les oreilles avec l’immigration et la sécurité. Je crois que nos concitoyens méritent plus de considération. Plus que des slogans, ils méritent un débat. Et je souhaiterais, d’abord, que ça soit un débat sur les problèmes des Français. Les Français aujourd’hui sont inquiets de ces querelles politiciennes qui viennent complètement étouffer la prise en compte de leurs véritables préoccupations : familiales, éducatives, le chômage, la sécurité scolaire. C’est dans ces domaines-là que j’espère pouvoir mettre le débat.
RTL : Une question d’ordre régional et même local, à propos du périphérique TEO à Lyon : on voit que les recettes de péage ne semblent pas suffisantes et les contribuables vont devoir aussi financer ce périphérique. Ça va jouer dans la campagne ? Vous pensez que c’est bien que les contribuables soient mis à contribution ?
Charles Millon : Le problème ne se pose pas ainsi. Mais la question de TEO est la démonstration qu’il existe des infrastructures publiques qui exigent un financement public. Car le financement est un financement tellement lourd, et qui doit être amorti sur tellement d’années qu’il n’est pas possible pour un concessionnaire privé de le porter. Je crois que Raymond Barre a pris la solution de la sagesse, c’est-à-dire : une partie en péage, une partie en prélèvement fiscal.
RTL : Et si des malversations étaient découvertes dans la façon dont le contrat de concession avait été établi, vous pensez que là, il faudrait agir ?
Charles Millon : Il faudra que la justice passe.
RTL : Au niveau de la région, vous n’aurez rien à dire de ce côté-là ?
Charles Millon : Je ne suis pas un tribunal.
RTL : La manifestation des chasseurs, à votre avis, c’est la démonstration de l’affirmation d’intérêts catégoriels en politique ?
Charles Millon : C’est la démonstration que les politiques ne sont pas parvenus à porter le bien commun et l’intérêt général suffisamment. Et qu’un certain nombre de personnes expriment des intérêts particuliers ou catégoriels avec une force qui est tout à fait inhabituelle. Cela me préoccupe personnellement, car la démocratie, c’est la défense de l’intérêt général, et ce n’est pas la défense d’une somme d’intérêts particuliers. C’est la raison pour laquelle je souhaite que, lors de ce débat des régionales, l’on dépasse les petites querelles politiciennes pour retrouver le suc de la démocratie, c’est-à-dire la défense de l’intérêt général. Et que l’on explique à nos concitoyens que pour avoir, par exemple, une meilleure sécurité dans les lycées, pour avoir un meilleur aménagement du territoire, pour pouvoir lutter contre le chômage des jeunes, eh bien il faut être capable d’accepter un certain nombre de sacrifices personnels. Car l’intérêt général est différent de l’intérêt particulier.