Texte intégral
France Inter - mardi 5 novembre 1996
A. Ardisson : Vous publiez chez Michel Lafon un récit historique consacré à Raymond le Cathare, Raymond VI, comte de Toulouse, ville dont vous être maire. Après le succès d'Henri IV, du Palois François Bayrou, je me demande si c'est le fruit d'une saine émulation entre vous deux ou bien si, à travers un personnage historique, vous avez voulu retrouver l'âme d'une région, voire la justification d'un style, d'une action politique ?
D. Baudis : Je crois que, quand on est d'une terre, d'un pays, on a envie d'en connaître le passé. Et dans ce passé, on découvre toujours des personnages d'exception. Entre Henri IV et le comte Raymond de Toulouse, que j'appelle Raymond le Cathare, il y a une analogie. Ce sont des personnages tolérants, ce ne sont pas des fanatiques. Et puis, il y a une différence : Raymond VI est un homme que l'histoire a oublié et que j'ai voulu ressusciter.
A. Ardisson : Et réhabiliter, aussi.
D. Baudis : Réhabiliter et ressusciter, c'est-à-dire qu'il plaide son cas, en quelque sorte, à la fin de son existence, en racontant sa propre vie. C'est un livre qui est écrit à la première personne. C'est lui qui se raconte, qui raconte ses guerres, ses batailles, ses amours, ses hésitations, ses joies ou ses douleurs – parce que ces années ont été terribles pour nos régions du Midi.
A. Ardisson : Justement, comme c'est un personnage oublié, vous rappelez aussi que c'est quelqu'un d'ambigu, de discuté, ne voulant pas agir contre les Cathares, bien qu'il n'en fût pas, mais après son excommunication, acceptant de se rallier à la papauté lors de la croisade contre les Albigeois, qui était en fait une croisade contre lui, avant de changer de camp. Bref, quelqu'un d'incertain, vous dites même tiède, inoffensif. Comme vous le décrivez à la première personne, on se demande pourquoi cette sympathie à son égard ?
D. Baudis : C'est un personnage qui a, je crois, deux caractéristiques. D'abord, c'est un pacifique, ce qui aujourd'hui est plutôt une qualité, mais au Moyen Âge, surtout pour un grand seigneur, c'était un défaut. Mais par ailleurs, et c'est en cela que cette histoire trouve aujourd'hui un écho, c'est un homme tolérant, c'est-à-dire que le Midi à cette époque, en plein XIIIe siècle, est une terre où on accepte que cohabitent plusieurs religions. Et il dit lui-même : « dans notre Midi, la prière n'a de valeur que si elle célèbre librement ». Et donc, chacun peut prier le dieu de son choix, qu'il soit catholique, hérétique, juif ou musulman. Et finalement, c'est la survie de cette société qui est en cause dans cette guerre. Et cet homme qui n'est pas – encore une fois – un guerrier valeureux, qui est un pacifique, qui n'aime pas la guerre, qui fait tout pour l'éviter, qui cherche des compromis, qui cherche à trouver des solutions politiques, il est finalement le dos au mur, acculé à se battre pour défendre cette civilisation de tolérance et de liberté face à une armée envoyée par le pape, commandée par des hommes déterminés qui veulent conquérir des territoires, appuyée par une Église qui veut récupérer tout son pouvoir. Et c'est toute l'histoire de ce choc entre une société de liberté, de tolérance, dans le domaine religieux mais aussi dans d'autres domaines, dans celui des mœurs aussi – la femme compte beaucoup...
A. Ardisson : Il a eu cinq femmes du reste, sans parler des autres.
D. Baudis : Oui, plus des femmes illégitimes et des enfants illégitimes. Mais c'était cette société méridionale, très ouverte, très gaie, très cultivée. C'est l'époque des troubadours. Et puis on a la société du Nord, plus militaire, plus rude, plus carrée, et qui se met au service de Rome pour anéantir le Midi.
A. Ardisson : Pour en revenir à notre siècle, ces terres du Midi, ce sont des terres radicales, un radicalisme pur et dur, et une laïcité combattante. Croyez-vous qu'il y a un rapport et une continuité ?
D. Baudis : Ce sont des terres où la tradition, en politique, effectivement, est une tradition de laïcité. C'est-à-dire que, quelles que soient les opinions politiques que l'on puisse avoir – droite, gauche, centre –, on considère qu'il y a le domaine du temporel – l'affaire des politiques, aujourd'hui c'est l'affaire des élus, jadis celle des seigneurs – et puis il y a le spirituel qui est l'affaire des Églises et qui appartient à l'affaire privée. On considère que la relation entre l'homme et Dieu est une relation de caractère intime et qu'elle ne doit pas empiéter sur la sphère publique, qu'il faut savoir faire la part des choses entre le spirituel et le temporel.
A. Ardisson : Dans la préface qu'il vous a accordée, Amin Maalouf écrit : « Si Raymond VI n'avait aucun goût pour la guerre, profane ou sainte, c'est peut-être parce qu'il avait une ville à sa charge. La ville, comme un immense foyer, assagit les hommes, elle les civilise, en quelque sorte elle les féminise. Il avait cessé d'être de la race des carnassiers. » Partagez-vous cette analyse et ressemblez-vous à ce portrait ?
D. Baudis : Effectivement, je partage cette analyse. Une ville c'est une densité de civilisation. Et quand on a la charge d'une ville, évidemment, on veut la protéger de la guerre et de la destruction. Une ville entraîne chez ceux qui l'habitent des comportements d'échange, de convivialité, de voisinage. Ça crée une civilisation et des comportements qui sont tout à fait différents d'une société peu urbanisée, où l'on vit encore dans des espaces sylvestres et où on défend son territoire à la pointe de l'épée. La civilisation méridionale du XIIIe siècle, c'est une civilisation très urbanisée. Les villes du Sud à cette époque sont Toulouse, Béziers, Albi, Nîmes entre autres, c'est un pays de cités. Alors que le nord de la Loire est encore un pays profondément rural.
A. Ardisson : Raymond VI n'aimait pas la guerre et vous non plus ? Y a-t-il des guerres justes ou y a-t-il des interventions justes ? Je pense à ce qui se passe au Zaïre.
D. Baudis : Il y a des guerres légitimes quand on est attaqué. Le problème, en général, c'est que tous ceux qui font la guerre pensent qu'elle est légitime sinon ils ne la feraient pas. Il faut beaucoup de courage pour faire une guerre – tuer ou se faire tuer –, pour accepter ce risque. Ce qui se passe aujourd'hui au Zaïre fait partie de ces enchaînements terribles qui s'étalent sur plusieurs années. On les voyait au Moyen Âge, on les voit aujourd'hui encore. Qui a commencé et pourquoi ? On ne le sait même plus, puisque chaque massacre des uns justifie celui que les autres vont commettre.
A. Ardisson : Mais notre responsabilité ?
D. Baudis : Notre responsabilité est collective. Ce n'est pas simplement celle de la France. Je crois que le gouvernement a raison d'appeler à une action internationale. S'il n'y en avait pas, il faudrait envisager une action de l'Union européenne. Il ne faut pas commettre l'erreur qui a été faite en allant seuls au Rwanda car on s'est fait taper sur les doigts par tout le monde en se faisant accuser de néo-colonialisme, alors que l'opération était urgente au plan humanitaire. Il faut essayer de développer quelque chose de multilatéral, soit au plan de l'Union européenne, soit sous l'égide de l'ONU.
RMC - jeudi 21 novembre 1996
P. Lapousterle : Le président de la République a redit que la priorité de la France était de livrer la guerre aux déficits bien que les Français en souffrent. Est-ce que, comme on nous le dit, c'est la seule solution possible aujourd'hui ?
D. Baudis : Il y a une multitude de solutions mais ce à quoi on ne peut pas échapper, c'est à la nécessité de résorber les déficits. Alors déficit, le mot peut paraître un peu abstrait. Mais ça signifie pour une famille, un foyer, une dette. Et une famille qui voit sa dette s'alourdir chaque année, c'est une famille qui n'a pas d'avenir ou c'est une famille qui hypothèque son avenir. Donc, la France, l'État français ne peut pas vivre avec un déficit sans cesse plus lourd parce que la dette de l'État, c'est la dette des contribuables et on finit par la rembourser un jour. Une de mes fiertés dans l'action que j'ai pu conduire depuis quelques années, c'est d'avoir désendetté la ville de Toulouse. Et, aujourd'hui, les Toulousains sont, parmi les habitants des grandes villes de France, ceux qui sont le moins endettés. Cela signifie que nous ne serons pas dans l'obligation d'augmenter les impôts locaux dans les années qui viennent ou bien de diminuer les travaux et les investissements. Résorber ses déficits, rembourser sa dette, c'est préparer son avenir.
P. Lapousterle : Le problème, c'est bien sûr que la croissance est en panne. Valéry Giscard d'Estaing, qui est votre ami, un grand Européen, a dit hier qu'il fallait absolument une monnaie unique mais qu'il fallait aussi absolument trouver un bon taux à cette monnaie et que le futur euro soit plus faible que prévu et que surtout que le franc décroche du mark. Est-ce qu'il a raison ?
D. Baudis : C'est moins le franc qui doit décrocher par rapport au mark que l'euro qui doit bien s'ajuster par rapport au dollar. Oui, il faut la monnaie unique, d'ailleurs elle va se faire. Et pourrait-elle se faire sans la France ? Nos principaux partenaires européens le souhaitent et, effectivement, nous avons besoin d'une monnaie forte pour exister sur les marchés mondiaux. Mais il ne faut pas que l'euro soit surévalué par rapport au dollar parce que ça donne aux Américains un grand avantage commercial à l'exportation. Ça rend plus difficile l'entrée de nos produits sur le marché américain qui est un marché important. Donc, il faut que l'euro s'ajuste sur un taux qui ne nous pénalise pas dans la compétition commerciale internationale vis-à-vis des Américains.
P. Lapousterle : Et est-ce qu'on va profiter de ce bouclage monétaire pour dévaluer un peu le franc par rapport au mark, pour assainir la position française ?
D. Baudis : Il peut y avoir un petit réajustement par rapport au mark mais l'essentiel pour l'avenir, c'est d'avoir une monnaie européenne qui ne soit pas surévaluée par rapport à un dollar sous-évalué et qui, de cette manière-là, dope ses exportations. Nous le voyons bien par exemple sur le plan de l'aéronautique. Airbus et Boeing sont concurrents sur la scène mondiale. Avec un dollar bas, les États-Unis se donnent un avantage commercial.
P. Lapousterle : On parle d'un prochain remaniement, vous refuseriez des postes qui vous seraient éventuellement offerts, comme par le passé ?
D. Baudis : J'ai envie de continuer à faire ce que je fais. Je suis maire de Toulouse et voilà.
P. Lapousterle : Vous êtes député européen : est-ce que vous partagez l'opinion qui dit que l'Europe semble en panne parce que ses défenseurs semblent se faire de moins en moins nombreux ? L'année 97 sera-t-elle une crise pour l'Europe ?
D. Baudis : L'Europe n'est pas du tout en panne. Au contraire, l'Europe a des difficultés, l'Europe fait débat mais elle n'est pas en panne. Dans les années qui viennent, en 99, on va avoir l'échéance de la monnaie européenne, on va avoir l'élargissement de l'Union à de nouveaux pays, nous allons avoir également la réforme des institutions pour pouvoir faire face à l'élargissement et à la monnaie unique. Et puis, il y a le problème de la construction de la défense européenne.
P. Lapousterle : On entend partout les gens dire : l'Europe, c'est source d'ennuis. On voit se lever un sentiment anti-européen.
D. Baudis : Oui, parce que l'Europe est de plus en plus présente dans la vie quotidienne des personnes, des entreprises, des collectivités locales, parce qu'effectivement l'Europe a pris de la place dans l'univers politique, social, culturel. Par conséquent, elle est de plus en plus en débat. Il fut un temps où tout le monde était pour l'Europe.
P. Lapousterle : Parce qu'on ne la voyait pas.
D. Baudis : Parce qu'on ne la voyait pas, elle était en train de se construire, c'était une idée plus qu'une réalité. Aujourd'hui, ça devient une réalité. Et forcément, comme la politique d'un gouvernement, il y a des mesures qui donnent satisfaction et d'autres auxquelles on s'oppose. Mais il faudra s'habituer à cette idée qu'on peut contester une décision prise par l'Europe sans pour autant rejeter l'Europe, c'est-à-dire ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. L'Europe prend de mauvaises décisions, il faut les contester, il faut tenter de revenir dessus. C'est comme un État, une mairie, une présidence de conseil général ou régional, c'est un pouvoir qui prend des décisions qui sont contestables, elles doivent être débattues. C'est pour ça qu'il faut perfectionner les mécanismes de la démocratie en Europe, qui sont encore un peu insuffisants.