Texte intégral
En entrant au Panthéon le 23 novembre, André Malraux offre à chaque Français l'occasion d'être fier de la France. Celui qui va rejoindre les autres grands hommes que s'est donnés la République n'est pas seulement une immense figure de ce siècle. Il est aussi l'un des hommes dont l'engagement et l'oeuvre sont parmi les plus utiles pour la compréhension de l'époque moderne.
De retour d'un voyage récent à Sarajevo où j'ai rencontré, en compagnie de Pierre Messmer et de Maurice Schumann, M. Izetbegovic, j'en ai eu l'éclatante confirmation. Le président de Bosnie n'a pas simplement évoqué le nom de Malraux pour nous confier que sa lecture avait beaucoup compté pour lui. Il est revenu aussi sur la tragédie qui a ensanglanté son pays pour tirer ce constat : seule la culture peut empêcher le retour d'une telle barbarie. Et il m'a demandé le soutien de la France dans le domaine culturel, pour que son peuple puisse de nouveau avoir le courage de croire en l'avenir.
« Culture et courage » : ces deux mots choisis par M. Izetbegovic sont ceux-là mêmes qu'André Malraux avait, en tant que ministre des Affaires culturelles, prononcés le 28 mai 1959 à Athènes : « Aux délégués qui me demandaient ce que pourrait être la devise de la jeunesse française, j'ai répondu : culture et courage ». Tels sont en effet les deux mots qui auront le mieux éclairé le sens de sa vie.
D'abord le courage : celui dont sut faire preuve le journaliste révolté d'Indochine, le défenseur de la cause des républicains espagnols, le colonel Berger des maquis de Corrèze, le tribun du RPF, ou l'inlassable compagnon du général de Gaulle.
Courage physique. Ceux qui ont connu André Malraux à l'époque des combats en témoignent. Courage intellectuel aussi. Il en aura fait preuve tout au long, d'un siècle traversé par les tempêtes, où il aura toujours défendu l'idée de liberté.
Culture : si l'action politique ou militaire était pour Malraux le moyen de déposer son empreinte sur le monde et sur l'Histoire, il savait que l'art était la voie royale, la seule capable de triompher du temps et de la mort. « Les hommes meurent pour ce qui n'existe pas », constatait-il ainsi avec fatalisme. C'est au moins autant au nom de cette passion pour l'art qu'à travers son action politique que Malraux a traversé le monde.
Le 23 novembre, il n'y aura pas que les Français à être émus. Il y aura aussi les témoins de son discours sur l'Acropole ; les Américains ou les Japonais à qui il a offert le sourire de La Joconde ; les Espagnols qui lui doivent – au dire même de Jorge Semprun – l'un des plus beaux livres jamais écrits sur Goya ; les admirateurs de Braque, Masson, Le Corbusier, Chagall et de tous les artistes qu'il aura aidés ; les peuples des pays d'Afrique où le général de Gaulle l'a envoyé représenter la France, au jour de leur indépendance ; ces terres d'Amérique latine dont il a si souvent évoqué les libérateurs ; l'immense Asie enfin, pour laquelle il aura joué le rôle d'un éclaireur.
André Malraux déclarait en 1952 : « Que l'État en art ne dirige rien !… L'État n'est pas fait pour diriger l'art mais pour le servir ! » ; et c'est en tant que ministre des Affaires culturelles qu'il a le mieux réconcilié l'action et l'art, la politique et la création, la culture et le courage.
Il a mis toute son énergie à défendre les maisons de la culture qu'il aurait voulu créer dans chaque département. L'enjeu pour lui était essentiel : « Rassembler le plus grand nombre d'oeuvres pour le plus grand nombre d'hommes ». Il a aussi attaché son nom à l'inventaire des monuments et richesses artistiques de la France, à la restauration des monuments majeurs, à la création des secteurs sauvegardés, aux grandes commandes de l'État ou aux expositions internationales. Autant d'actes majeurs d'une action exceptionnelle, même si elle fut sans doute lacunaire.
Dans un monde où nos concitoyens doutent parfois de leur capacité d'adaptation, et dont le sens de l'évolution est brouillé par la complexité des problèmes, la culture devient un enjeu politique central. Parce qu'elle est source de réflexion et valeur de référence ; qu'elle est en partie l'héritage de notre identité, un ensemble d'oeuvres qui témoignent de la valeur de notre civilisation. Mais aussi et surtout parce qu'elle dicte largement notre capacité de projection vers l'avenir.
Deux conceptions de la culture s'affrontent alors. L'une est défensive et essaye de se rassurer en tentant de reproduire à l'identique les modèles anciens. L'autre conception, c'est celle d'une culture en mouvement, qui reçoit et qui donne, celle de la vie tout simplement. C'est celle d'André Malraux et c'est la mienne. L'idée du musée imaginaire y trouve son cadre naturel, de même que le message de tolérance dont elle est porteuse. Elle n'a pas honte de sa fierté à défendre notre patrimoine culturel national et à incarner le génie français sans jamais céder un pouce au nationalisme. L'action renouvelée en faveur des secteurs sauvegardés en témoigne, de même que l'effort exceptionnel d'équipement culturel et musical mené depuis un an, les projets culturels de quartier réalisés dans une trentaine de villes, le soutien résolu au spectacle vivant et l'action de grande ampleur que je mène avec la Fondation du patrimoine.
Voilà pourquoi parler culture aujourd'hui reste l'une des façons les plus concrètes de parler politique et pourquoi la modernité d'André Malraux, à Sarajevo comme à Paris, est autant celle du ministre de la Culture que celle du rebelle au service de la liberté, de la fraternité et de la justice. Parce que son message est celui de la volonté mise au service du combat éternel de l'ordre et du mouvement, de la norme et de la création ; celui de deux conceptions de la culture, deux pratiques de la démocratie.
N'oublions donc pas ce message et sachons nous montrer clignes de la devise qu'il nous a léguée. Culture et courage : beau programme pour le XXIe siècle.